Opinions - 15.12.2015

Armée : et si on s'intéressait au service national ?

L’Assemblée des Représentants du Peuple et le dossier «Défense et Sécurité Nationale» !

Un certain nombre de nos députés ont saisi dernièrement l'opportunité que leur offrait la discussion du budget du Ministère de la Défense Nationale pour soulever la question du  Service National  et proposé d’en suspendre la version "Affectations Individuelles". Ces réactions tardives et  limitées à ce seul aspect relativement secondaire du Service national sont bien révélatrices des défaillances, au niveau de l’ARP quant au dossier "Défense et Sécurité Nationale". Eu égard aux défis sécuritaires à relever, l’assemblée est aujourd’hui très mal organisée et très peu outillée pour mener à bien sa mission dans ce domaine.

En effet, nos honorables Représentants, ignorent non seulement les mesures déjà prises par le Ministère de la Défense en la matière, mais semblent tout ignorer de la réalité de l’ensemble du dossier « Service National » et ce en dépit de la gravité de la situation sécuritaire qui prévaut dans le pays et la guerre déclarée par l’Etat au terrorisme. Mais avant d’explorer davantage la question du Service National même, il importe de voir comment l’ARP s’est organisée pour mener sa mission dans le domaine de la "Défense et Sécurité Nationale".

Selon le règlement intérieur de l’ARP, c’est la commission législative permanente, très maladroitement dénommée, "la Commission de l’Organisation Administrative et des Affaires des Forces portant d’Armes", qui est chargée, entre autres dossiers et non pas exclusivement, de celui des "forces portant d’armes». En effet, l’article  85 (point 8) de ce même règlement, définit la mission de la dite Commission comme suit:
« 8. Commission de l’organisation de l’administration et des affaires des forces portant d’armes, chargée de l’examen des projets, propositions et questions relatifs à:

  • L’organisation générale de l’administration,                   
  • La décentralisation administrative et l’organisation des collectivités locales,
  • Les projets de loi relatifs aux forces portant d’armes. »

De la lecture de la mission de cette Commission, il ressort ce qui suit:

  • Sur le fond, seul le troisième volet de la mission de cette commission a trait au dossier " Défense et Sécurité Nationale" ; en plus, il  n’en couvre que les projets de lois relatifs aux forces mêmes et aucune allusion n’est faite au reste des volets du dossier, tels que la politique de défense, les projets de traités et accords d’alliance ou de coopération militaire, le budget du Ministère de la Défense, les projets de  Contrats d’importantes acquisitions d’armes ou d’autres équipements, le Service National, le contrôle démocratique des Forces Armées … bref, ce qui devrait constituer en principe l’essence même du dossier de la Défense;
  • Le volet "Défense et Sécurité", même en version très réduite et partielle, ne vient qu’en troisième et dernière priorité dans la mission de cette commission, ce qui traduit bien la place réservée à ce chapitre parmi les priorités de cette Commission et par là de l’ARP ;
  • Ce dossier "Défense et Sécurité Nationale" est attribué à cette même Commission avec ceux de "L’organisation de l’Administration, la Décentralisation, et l’organisation des collectivités locales", eux aussi d’une haute importance pour l’avenir du pays, seulement sans aucun lien avec le premier et exige de nos Honorables Députés, les membres de cette Commission, des connaissances et des expertises totalement différentes et pratiquement impossibles à retrouver réunies chez un même député.

Ce qui précède ne laisse pas beaucoup d'espoir à voir cette Commission permanente législative et par là l’ARP, prendre sérieusement et efficacement en charge l’ensemble du dossier "Défense et Sécurité Nationale". C’est ce qui explique, peut être, la  pauvreté de la proposition de suspendre les affectations individuelles, évoquées ci-dessus et le manque de vision globale et réaliste de l’ensemble de la question, ô combien cruciale et d’actualité, mais qui continue à être passé sous silence, qu’est le Service National, ce alors que l’Armée est appelée à poursuivre la guerre à la nébuleuse  terroriste, à priori encore pour de longues années.

La  "Défense et la Sécurité Nationale" est un dossier d'une brûlante actualité, sensible, complexe, exige d’importants sacrifices dont dépend le devenir du pays, nécessite d’urgence de nombreuses décisions et des réformes profondes. Il ne peut donc être relégué aux dernières priorités de l’ARP et de la Commission législative permanente qui en est chargée.

Au contraire, la question de " Défense et Sécurité Nationale" devrait être  confiée, et toute seule, à une Commission législative permanente spécifique, formée de députés ayant un minimum d’expertise en la matière et à défaut, les faire assister par des experts, dénommée tout simplement « Commission Défense et Sécurité Nationale ».

Pour le seul volet "Défense Nationale", la dite Commission aura pour attributions :

1. Etude et avis sur les projets de:

  • textes législatifs ayant trait à l’ensemble du  dossier "Défense", bien entendu  y compris ceux relatifs aux personnels militaires, mais pas uniquement ceux là;
  • budget du Ministère de la Défense Nationale en coordination avec la Commission des Finances;
  • traités et accords d’alliance et de coopération militaire avec d’autres pays, en coordination avec la Commission  des Droits, des Libertés  et Relations Internationales;
  • contrats d’acquisition et d’équipement dont le montant dépasse un seuil fixé d’avance;

2. Usant de son droit constitutionnel d’initiative législative, proposer des projets de textes législatifs pour engager les réformes nécessaires dans le secteur de la Défense.
Ainsi, cette Commission ne se limitera pas à traiter seulement ce que l’Exécutif voudrait bien lui soumettre, au contraire l’ARP devrait prendre les devants et proposer les projets de lois qu’elle juge opportuns et pousser celui là à engager les réformes qui s’imposent;

3. Aussi, se conformant aux exigences de la transition démocratique et pour concrétiser le principe du Contrôle Démocratique des Forces Armées par l’Autorité politique, cette Commission devra inviter les hauts responsables du Ministère de la Défense pour audition à l’occasion de leur désignation dans leur nouvelle fonction ou d’évènements sécuritaires importants dans le pays. Ceci concernera particulièrement : le Chef d’Etat-major des Armées, les trois Chefs d’Etat-major des Armées de Terre, de l’Aviation et de Mer ainsi que l’Inspecteur Général des Forces Armées et le Directeur Général de l’Agence de Renseignement et de Sécurité de Défense. Ces auditions seront,   l’occasion, pour les hautes  Autorités  militaires, de présenter leur vision de leur mission et leurs projets dans leur nouvelle fonction respective avant leur confirmation dans celle là et permettront aussi d’éviter les désignations basées sur des considérations autres que le MERITE et la COMPETENCE.

Evidemment, compte tenu de la sensibilité des données et informations auxquelles ils peuvent accéder à l’occasion de l’exercice de leur fonction, le règlement intérieur de l’ARP doit prévoir la soumission des Députés, membres de cette Commission, aux règles du devoir de réserve et de protection des secrets militaires.

Ceci est sur le plan organisation au sein de l’ARP et plus précisément de la Commission en charge du dossier "Défense et Sécurité Nationale" ; quant à la question du Service National, à elle seule mérite tout un débat, mais là je me contenterai de quelques brefs rappels et de poser quelques questions pour davantage de méditation.

D’abord, il est à rappeler que selon la Constitution, l’Armée tunisienne est une armée de conscription c.a.d. basée sur le service national obligatoire, et ce par opposition aux armées dite "professionnelles ou de métier" où tous ses membres sont des militaires professionnels, de carrière ou contractuels, et, contrairement au cas d’une Armée de Conscription, les citoyens n’ont pas à effectuer de service militaire obligatoire.

En effet, la nouvelle Constitution, d’ailleurs comme celle de 1959, a bien consacré l’obligation du  Service National et l’a même érigée au rang d’un devoir "constitutionnel sacré". En effet, l’article neuf stipule bien que  « La préservation de l’unité de la patrie et la défense de son intégrité est un devoir sacré pour tous les citoyens. Le service national est obligatoire selon les dispositions et conditions prévues par la loi ».

Ainsi, l’Armée tunisienne devrait être composée, dans une large proportion de jeunes citoyens en uniformes,incorporés dans le cadre du service national conformément aux dispositions de la loi du 14 janvier 2014 relative au Service National,  dont l’article deux précise que « Tout citoyen âgé de 20 ans doit se présenter volontairement pour accomplir le service national, il demeure dans l'obligation de l'accomplir jusqu'a l'âge de 35 ans ».

Nos honorables députés savent-ils que les jeunes tunisiens qui se présentent, comme le stipule la Loi, pour accomplir leur devoir national sont extrêmement rares ? Nul besoin de statistiques, que chacun vérifie dans son entourage familial, professionnel et autre, le nombre de jeunes ayant dépassé les vingt ans et régularisé leur situation militaire. Si l’Armée peine toujours à réaliser ses besoins en personnel appelé, ce n'est certainement pas par manque de jeunes au sein de la population tunisienne, puisque plus de 65 mille jeunes tunisiens mâles atteignent chaque année l’âge requis pour ce service. Les raisons, généralement invoquées, de l’évasion du service national, quoique multiples et variées, ne justifient en rien l’attitude négative des jeunes et de la société en général vis-à-vis de ce devoir. Ces mêmes jeunes, qui ne finissent pas de réclamer haut et fort, au nom de leur citoyenneté tout type de droits, encouragés par la complaisance de leur environnement social, n’hésitent pas  à recourir aux démarches et échappatoires pour se dérober à la première des deux obligations constitutionnelles, le Service National. Le paiement des impôts en étant la deuxième. Le dossier du Service National ne semble inquiéter, jusqu'ici personne, ni les dirigeants du pays, dont les députés de l’ARP, ni les citoyens,  ni les médias; alors que l’Armée, qui souffre depuis des années d’un manque important en effectif de conscrits, voit ses besoins en ressources humaines croître au vu de la multiplication des tâches dont elle se trouve chargée, particulièrement depuis 2011 et parmi lesquelles et en premier lieu, la guerre au terrorisme.

Messieurs les responsables en charge du destin du pays, nos Honorables Députés,  chers compatriotes, le moment est grave, la situation sécuritaire dans notre environnement, Moyen Orient et région sahélo-saharienne, n’a jamais été aussi préoccupante. mais tous les indicateurs laissent objectivement penser qu’elle risque fort de se poursuivre ainsi, durant de longues années à venir ; d’où la nécessité et l’urgence pour le pays de prendre à temps les bonnes options pour consolider son système de défense et mobiliser les ressources nécessaires, entre autres humaines. S’il est vrai qu’on ne doit pas verser dans la peur, il est aussi sage de regarder la réalité en face et ne pas verser dans l’optimisme injustifié et l’insouciance.
Et là, certaines questions que tout tunisien, quelque soit sa position dans la société, et en premier lieu ceux en charge du pays, dont nos Honorables Représentants à l’ARP, doit se poser et contribuer à leur apporter les réponses adéquates:

  • A qui revient la défense du pays si ce n’est à ses enfants, c.a.d. à chacun de nous citoyens tunisiens, moi, toi, mon frère et le tien, ton cousin et le mien, mon voisin et le tien  … ?
  • Y a-t-il alors un cadre, autre que le service national où le jeune tunisien peut être préparé à défendre son pays?
  • Comment peut-on concrètement contribuer à la Défense du pays si ce n’est en effectuant son service national?
  • Y a-t-il encore le moindre soupçon sur la nature et l’urgence des menaces et des risques encourus par le pays?
  • Y a-t-il le moindre doute que personne ne viendra nous défendre et risquer sa vie à notre place ? d’où la nécessité de ne  compter que sur nous-mêmes et sur nos propres moyens en y consentant les sacrifices nécessaires? ;
  • Sommes-nous sûrs d’avoir pris toutes les dispositions pour préparer nos jeunes à défendre le pays ? avons-nous constitué une Armée de Réserve  en mesure, au besoin, de mobiliser les effectifs nécessaires pour affronter tout type de menace ? une agression à grande envergure par exemple ?
  • Avez-vous la moindre idée sur les volumes des effectifs que pourrait nécessiter la défense du pays contre une large agression conventionnelle? sur le vrai volume mobilisable de l’Armée de Réserve actuelle? sur sa préparation, son organisation, son équipement… ?

Il est peut être nécessaire de rappeler, que la construction d’un  système de défense d’un pays est une entreprise assez complexe et coûteuse non seulement en termes de ressources financières et humaines, mais aussi en termes de délais de mise sur pied et de préparation, délais incompressibles en deçà d’un seuil.

Les réponses aux questions de défense ci-dessus signalées peuvent faire l’objet d’un large débat qui pourrait déboucher sur d’autres conceptions et options que celles déjà adoptées pour défendre le pays, seulement la menace est bien là et le Commandant Suprême des Forces Armées a bien déclaré la guerre au terrorisme, il s’agit donc  d’agir au plus vite et mobiliser toutes les ressources pour sauver le pays ; en termes de ressources humaines, cela passe inévitablement par l’application des textes en vigueur et relatifs au Service National. Evidemment, il incombe à l’Etat de créer les conditions favorables à la mise en œuvre des textes en vigueur, d’abord par un effort de persuasion et de  sensibilisation, mais aussi par une volonté clairement affichée pour garantir l’équité et l’universalité du Service National; ainsi les lauréats des universités, les fils des familles aisées et des zones favorisées seront parmi  les premiers convoqués et incorporés… L’accomplissent de ce devoir doit être valorisé et ceux qui s’en dérobent  inquiétés. Il est clair qu’il y a urgence à réviser la loi Nr 1/2004 relative au Service National, entre autres pour supprimer définitivement les affectations individuelles dans le secteur privé ; voilà un dossier urgent qui incombe pleinement à la "Commission Défense et Sécurité Nationale". 

Enfin, rappelons que le Service National est:

  • un devoir constitutionnel, 
  • une nécessité nationale incontournable, vitale, il ne s’agit plus de menaces éventuelles mais d’une guerre contre un ennemi réel, bien installé dans le pays et la région arabe et sahélo-saharienne,
  • pour les jeunes incorporés, une occasion unique de formation : évidemment militaire, mais aussi civique, d’initiation pratique aux valeurs de citoyenneté responsable et pour ceux qui le désirent, aussi une chance pour une qualification professionnelle qui peut leur ouvrir de nouveaux horizons, donner un sens à leur vie et les mettre ainsi à l’abri des dérives de tout genre.
    Par ailleurs, grâce aux volumes importants des effectifs des jeunes incorporés de différents niveaux et spécialités que permet la conscription, et après satisfaction des besoins des unités de l’Armée en combattants, le Service National permet aussi à l’Armée de :
  • Contribuer à l’effort national de développement par la réalisation de projets d’infrastructure, agricoles et d’autres natures, particulièrement dans les zones reculées où les entreprises civiles, pour des raisons sécuritaires ou de rentabilité, ne peuvent ou ne veulent pas intervenir ;
  • Mettre, dans le cadre des affectations individuelles dans le secteur public, des contingents à la disposition d’institutions publiques, tel que, le Ministère de la Santé pour couvrir, même en partie, le déficit dans les zones défavorisées en personnel médical, les Forces de Sécurité Intérieure, la Protection Civile, les Services de la Garde des Forêts, et d’autres services publics qui en exprimeraient le besoin.
    L’Armée tunisienne a, dans ce domaine, une expérience remarquable; l’oasis et le village de R’gim Mâatoug, la route du chott Djérid entre Kébili et Tozeur, celle entre Douz et Matmata, ne sont que quelques exemples parmi les nombreuses réalisations des Unités militaires de Développement National.

La défense du pays est d’abord une question de détermination et de volonté nationales, qui, concrétisées dans les faits de tous les jours, constituent un facteur de dissuasion déterminant à l’encontre de ceux qui songent menacer ou agresser le pays. L’histoire nous enseigne qu’on ne s’attaque pas à la légère à une nation prête et déterminée à se battre pour son indépendance, bien sûr en y consentant les sacrifices nécessaires. En effet, la détermination nationale est le facteur de puissance le plus décisif, elle force le respect de tous et l’appréhension de l’ennemi ; en revanche, l’indétermination nationale et la faiblesse ravive la convoitise des puissants et au mieux susciterait la pitié des prétendus amis et frères !
 

Mohamed Meddeb
Général de Brigade (à la retraite)
- Armée Nationale -




 

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1 Commentaire
Les Commentaires
ALI SELLAMI - 16-12-2015 10:46

excellent article mais je ne suis pas d accord pour la procédure proposée dans le paragraphe 3 pour confirmer les membres du CSA dans leurs fonctions .(Quelles visions et quels projets à presenter devant des civils qui n ont meme pas faist leur service militaire..... ??) je serais d accord si la commission est composée uniquement d anciens grands chefs MILITAIRES.

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