News - 15.12.2015

Vient de paraître : « Habib Bourguiba 1903- 2000 Ombres et Lumières» de Maher Kamoun

Interview de Maher Kamoun

«Habib Bourguiba 1903- 2000 Ombres et Lumières» (1). C'est le titre du dernier livre consacré au fondateur de l'Etat tunisien. Maher Kamoun, l’auteur, ne fait partie ni des Politiques qui ont collaboré avec Bourguiba, ni des opposants à son régime. Il n’est pas non plus historien, ni journaliste.
Comme des centaines de milliers de citoyens, il a été formé à l’école de Bourguiba durant la plus belle période de son règne, de 1956 à 1973. Encore enfant ou jeune étudiant, il a ainsi vécu dans sa famille, les moments exaltants des grandes réformes sociétales  et a aussi assisté aux difficiles épreuves que le peuple a traversées à l’époque, notamment la guerre tragique de Bizerte et la malheureuse expérience de la collectivisation. Durant toute cette période, Bourguiba était encore lui-même, un homme d’une stature exceptionnelle.

Par la suite, à partir de 1974 et jusqu’à la fin du règne de Bourguiba, l’auteur a eu la chance, voire le privilège de travailler dans son administration, sous les ordres de quatre de ses Premiers Ministres. Les fonctions qu’il a occupées et les responsabilités qu’il a assumées, lui ont permis de côtoyer le pouvoir sans vraiment l’exercer. Ces circonstances lui ont permis d’avoir le recul nécessaire pour connaitre et plus tard pour analyser tout ce qui se passait tout près ou non loin de lui, sans y être vraiment impliqué. Il a vécu des moments passionnants sous le gouvernement Nouira, notamment le sauvetage in extrémis de l’économie du pays asphyxiée et mise à plat par l’expérience collectiviste et a aussi vécu de près les moments difficiles que traversa le pays, particulièrement lors des jours qui ont précédé le jeudi noir et ceux du coup de Gafsa. Il a enfin assisté avec peine, à la triste période durant laquelle le régime de Bourguiba a commencé à chavirer. Une période où les manœuvres et les intrigues se tramaient ici et là, au palais de Carthage et même à la Kasbah. Il a ainsi vécu la déconfiture d’un système politique qui a longtemps reposé sur la volonté d’un seul homme, celui qui, sous le poids de l’âge et l’effet impitoyable de la maladie, n’était plus que l’ombre de lui-même, un homme qui à force de vouloir s’éterniser au pouvoir, a vu le pouvoir s’échapper, sans qu’il le veuille et sans même qu’il ne s'en rende

L’auteur nous le raconte en toute objectivité, sans faire le procès de Bourguiba, ni négliger sa stature d’homme  d’Etat  exceptionnel dont les traces sont nettement perceptibles un quart de siècle après sa disparition de la scène politique. Interview:

Jusque-là tous ceux qui ont écrit des livres sur Bourguiba, sont soit des politiques qui ont collaboré ou qui se sont opposés à lui, soit des journalistes ou des chercheurs universitaires qui se sont penchés sur certains aspects de sa vie ou de son œuvre pour y apporter plus d’éclairages.Où peut-on vous situer Si Maher?

Réponse : En fait, si  je suis là aujourd’hui, c’est pour parler du Président Bourguiba et de son œuvre et non pas pour parler de mon humble personne, mais il serait peut être utile pour les lecteurs de savoir que je ne fais partie ni des uns ni des autres. Je suis comme je l’ai écrit dans ma préface, un citoyen ordinaire, qui a suivi ses études à l’école de Bourguiba et a vécu dans sa jeunesse les premières années de l’indépendance. Ces années  furent incontestablement les plus difficiles pour le pays et en même temps les plus excitantes, face aux défis qu’il devait affronter à l’époque. Des années où Bourguiba était encore lui-même, porteur de projet  civilisateur ambitieux, qui touche l’homme dans toute sa dimension,  un homme d’Etat d’une stature exceptionnelle, qui a pu en un temps record réaliser ce qu’aucun autre Chef d’Etat, n’aurait mêmeosé envisager.
Puis, dès le milieu des années 1970,  j’ai exercé dans l’administration de Bourguiba et eu le privilège de travailler sous les ordres de quatre de ses Premiers Ministres. J’ai ainsi côtoyé le pouvoir sans  vraiment y  avoir été impliqué, ce qui m’a donné suffisamment de recul pour connaître et plus tard, analyser, tout ce qui se passait non loin de moi.
A l’époque, Bourguiba commençait à s’essouffler et son état de santé se détériorait. Bien qu’il continuait théoriquement  à concentrer tous les pouvoirs entre ses mains, l’homme n’était plus le même et la politique qu’il imposait au pays, n’était plus tout à fait la sienne. Il la cautionnait certes, mais n’en assumait jamais les déboires.
Plus tard, le grand Bourguiba n’était  plus que l’ombre de lui-même. Le poids de l’âge et l’effet impitoyable de la maladie, l’avaient complètement métamorphosé et l’homme, le grand homme qu’il était,  devenait facilement influençable et  aisément manipulable par un entourage malveillant.
Du palais de la Kasbah où j’exerçais à l’époque, j’ai ainsi vécu la déconfiture d’un régime qui a longtemps reposé sur la volonté d’un seul homme. Bourguiba à force de vouloir s’éterniser au pouvoir, a vu le pouvoir s’échapper, sans qu’il le veuille et sans même qu’il ne s’en rende compte. Dommage pour lui et dommage surtout pour le pays.

La vie de Bourguiba, tel est le titre du premier chapitre de votre livre, comment pouvez-vous la résumer en quelques phrases?

Réponse :La vie de Bourguiba s’est étalée quasiment jour pour jour, sur tout le XXème siècle et a représenté l’une des pages le plus glorieuses de l’histoire de la Tunisie, plusieurs fois millénaire.
Nous pouvons schématiquement la diviser en trois périodes d’environ trois décennies chacune:

  • Les trois premières décennies correspondent à l’enfance de Bourguiba et sa première jeunesse. Il y a grandi, suivi ses études et apprisà se connaitre lui-même et à se faire connaitre. Il y a fait aussi ses premières armes pour le long combat qu’il mènera les trois décennies suivantes.
  • Celles-ci sont celles du long combat que l’homme a mené pour libérer son pays du joug du colonialisme. Cette période est certainement la plus longue et la plus éprouvante pour lui. Il y a connu l’exil, l’humiliation, l’incarcération et toutes sortes de privations. Bourguiba s’y est distingué particulièrement par sa ténacité, son courage et surtout par sa capacité de voir toujours loin, très loin, plus loin que beaucoup d’autres.
  • Les trente dernières années, sont celles de l’exercice du pouvoir. Cette période se subdivise elle-même en deux phases:

- Une première phase d’une dizaine années, où l’homme est encore lui-même, courageux et visionnaire. Il engage de profondes réformes multidimensionnelles dont les traces persistent jusqu’à nos jours ;
- Une seconde phase qui s’étale sur les deux décennies suivantes, où malheureusement Bourguiba parait souvent en « noir et blanc ». Tantôt, il est hyper lumineux, tantôt il plonge dans une pénombre déconcertante.  
C’est d’ailleurs ce qui m’a inspiré le titre du livre « Ombres et lumières ».

Remarquons en passant que lors des dix dernières années du siècle, Bourguiba qui n’a pas eu le courage de quitter de son propre gré le pouvoir, y est forcé et se résigneà attendre sa délivrance.

Parlons d’abord des années fastes, celles où Bourguiba est encore lui-même

Réponse :Au lendemain de l’indépendance, tout était à construire. Le pays était certes juridiquement indépendant, mais son indépendance n’était dans la réalité qu’une simple fiction juridique. Tout, absolument tout, était encore entre les mains de l’ancienne puissance dite protectrice. En plus la Tunisie de l’époque  était sans ressources, ni moyens et son peuple, débarrassé enfin du colonialisme, aspirait légitimement à une vie meilleure.
Que faire ? Heureusement le pays a eu la chance d’avoir un Bourguiba à sa tête.
Dès qu’il prît le pouvoir et avant même de se faire proclamer Président de la République, Bourguiba se fixe deux objectifs prioritaires:

  • Tunisifier les services de l’Etat et recouvrer intégralement les attributs de sa souveraineté;
  • Engager le pays dans la voie irréversible du progrès et du développement.

Pour le premier objectif, Bourguiba arrive,en un temps record à tunisifier les services de sécurité, la justice, la radio, il fait reconnaitre son pays sur la scène internationale, créé une monnaie nationale et constitueune armée nationale. Tout cela en l’espace de quelques mois, puis s’attèleà un problème épineux, celui de l’évacuation des troupes françaises du territoire national et de Bizerte en particulier. Il a fallu à Bourguiba, sept longues années, durant lesquelles plus d’une fois, l’échange diplomatique entre la Tunisie et la France se voit rompu, les programmes d’aide au développement suspendus, et les zones frontalières soumises à des tensions permanentes. En 1958, le village de Sakiet Sidi Youssef est sauvagement bombardé et trois années plus tard, la ville de Bizerte fait carrément l’objet d’une guerre, où des centaines d’innocents civils trouvent la mort dans des conditions atroces.
Pour le second objectif, Bourguiba engage très tôt un ambitieux programme de réformes profondes, visant l’homme dans toute sa dimension. Voulant s’attaquer aux causes profondes de l’immobilisme et de la régression et délivrer la société des pesanteurs qui l’écrasent,Bourguiba vise à changer en profondeur la mentalité des tunisiens et surtout la structure de leur société,jusqu’à atteindre le noyau familial. Il veut aller vite et loin et ne rien laisser au hasard. Il bouscule les traditions, choque l’opinion, frustre les nostalgiqueset fait face à de grandes résistances et à de fortes oppositions aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Bourguiba relève tous les défis et s’attaque de front à toutes les forces de résistance et d’opposition.

Parmi les réformes engagées, il remodèle le système éducatif pour l’unifier et le moderniser. L’éducation devient gratuite et  obligatoire autant pour les filles que pour les garçons. Il adopte le code du statut personnel qui interdit « El-Jabr », la polygamie et le divorce répudiation, il  développe  la couverture sanitaire et construit des dispensaires partout, il met en œuvre une politique de planification familiale, libère les terres habous,  nationalise les terres coloniales.

Vous parliez d’erreurs non assumées, qu’entendez-vous par là?

Bourguiba est comme tout être humain sujet à erreur, il peut se tromper sur les personnes auxquelles il fait confiance ou dans ses choix politiques, mais un homme politique de sa stature aurait dû assumer les conséquences de ses choix  et ne pas faire endosser aux autres les conséquences de ses propres erreurs.
Plusieurs exemples peuvent être cités à cet égard, j’en citerai deux: en 1969, Bourguiba déjuge Ahmed Ben Salah et le fait condamner à une lourde peine, après avoir cautionné sans aucune réserve sa politique, dont il disait ouvertement qu’elle était la sienne.

Puis, en 1984, après avoir lui-même décidé de doubler le prix de la baguette de pain, il fait assumer à son gouvernement la responsabilité de sa malencontreuse décision et de la révolte qui s’est ensuivie, pour faire après coup machine arrière et paraitre aux yeux de l’opinion, comme le sauveur de la nation.

Vous avez réservé un chapitre entier à la personne de Bourguiba pour parler de ses qualités humaines et de ses défauts de caractère, ainsi que de ses rapports avec les autres. N’avez-vous pas été un peu sévère dans votre jugement?

Bien que cette partie du livre ait été la plus éprouvante pour moi, pour avoir essayé d’être le plus objectif possible,  je suis persuadé de ne pas m’être trop éloigné de la vérité. Bourguiba est certes un personnage aux multiples qualités, notamment  le courage, l’intelligence, la perspicacité, le pouvoir d’anticipation, le réalisme, le sens de la communication et un immense charisme, mais il a aussi d’innombrables défauts et des disfonctionnements caractériels. Il est autoritaire, voire despote, narcissique, mégalomane et ses rapports avec les autres ne sont pas toujours faciles. Eu un mot, l’homme est capable du meilleur comme du pire. Lorsqu’il méprise, il est capable de haïr et lorsqu’il aime, il peut être aveuglé et incontrôlable.
Malgré tout, Bourguiba reste un homme d’Etat hors pair. Il laisse derrière lui, un Etat structuré et une société moderne, saine et enracinée dans sa culture, sans être fermée aux cultures étrangères. Son bilan reste incontestablement positif.

Khédija  Moalla

 

(1) «Bourguiba 1903- 2000 Ombres et Lumières» par Maher Kammoun 200 pages
 

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