Opinions - 21.04.2015

Point de vue d’expert - Ouverture du capital des banques tunisiennes: comment éviter les malentendus ?

Point de vue d’expert - Ouverture du capital des banques tunisiennes: comment éviter les malentendus ?

«Nous croyons que les risques que présente le système bancaire tunisien ont augmenté en raison de retards accumulés dans la mise en œuvre des réformes, dont la recapitalisation des banques publiques et la création d'une société de gestion d'actifs», a précisé l’agence S&P le 2 avril 2015.

Et d’ajouter: « À notre avis, ces retards dans la mise en œuvre des réformes nécessaires ont entraîné une hausse de la distorsion du marché bancaire, puisque la Banque centrale de Tunisie a autorisé les banques publiques à poursuivre les opérations en dépit d'un non-respect prolongé du ratio minimum de fonds propres».

Or qu’entend-on à Tunis quinze jours après ? On parle de « l'ouverture prochaine du capital des trois grandes banques publiques - STB (Société tunisienne de banque), BNA (Banque nationale agricole) et BH (Banque de l'habitat) à des partenaires techniques étrangers ». A cela se rajoute « La cession de parts comprises entre 10 et 15 % du capital vise à associer ces partenaires à la modernisation de ces banques et au renforcement de leur gouvernance ».

Cette nouvelle est cinglante. Elle serait cauchemardesque si elle devait se traduire dans les faits telle quelle car elle ouvrirait le processus de restructuration par la mauvaise porte et surtout sur un fâcheux malentendu conceptuel.

Dans un tel contexte quel est le bon samaritain étranger qui voudra bien investir un Kopeck dans une banque tunisienne sous capitalisée et étouffée?

Les banques publiques sont déjà fragilisées et sous-capitalisées. Il leur faudrait un bon demi-milliard d’euros pour les remettre à flot.

L’instabilité politique et le manque de visibilité économique renforcent cette fragilité.

Est-ce dans un tel contexte qu'on doit privatiser les banques tunisiennes ? Est-ce dans un tel contexte qu'on doit "vendre" le patrimoine financier de la Tunisie ?

On ne fait pas de restructurations bancaires à coup de slogan : le malentendu

C’est quoi un partenaire technique qui prendrait 10 à 15% des parts d’une cible, en l’occurrence la STB, sur la base d’un pacte d’actionnariat qui limite la durée de la participation de l’initiateur qui de plus apporterait de l’expertise en matière de système d’information avant l’arrivée du partenaire stratégique?

C’est quoi ce mouton à cinq pates?

Cette information relève plus du joli mélange de slogans fumeux que d’une réelle stratégie bancaire basée sur des concepts et des mécanismes clairs et académiquement validés. En fait cette information ne veut rien dire.

Avant de se lancer dans de tels slogans, il convient de définir ce que l’on entend par restructurations bancaire et en particulier consacrer un temps suffisant à la définition des pré-restructurations.

C’est que nous avons eu l’occasion d’exprimer à Monsieur le Gouverneur de la Banque Centrale de Tunisie il y a quelques mois de cela et c’est ce que je m’en vais rappeler dans ce qui suit.

On ne réussit pas de restructurations bancaires sans consensus et cohérence d’ensemble

La banque n’est pas une mécanique froide. Elle est faite de femmes et d’hommes et cette ressource humaine de 20 000 âmes en Tunisie a besoin d’adhérer au projet national de mutation du système financier tunisien. Les restructurations vont concerner environ 6 000 collaborateurs soit 30% des effectifs du système bancaire.

Les partenaires sociaux ont donc droit au chapitre sur ce plan afin d’éviter que l’emploi dans les banques tunisiennes devienne une variable d’ajustement des restructurations bancaires.

Ces restructurations doivent donc recueillir l’assentiment de tous les acteurs et rentrer dans le cadre d’une grande réforme du mode de financement de l’économie tunisienne  basée sur un partenariat public-privé (PPP) à définir clairement au préalable.

Ces mutations devraient aboutir à un système financier dont l’architecture recueille aujourd’hui un large consensus auprès des spécialistes(1) . Elle devrait reposer sur 4 piliers inséparables permettant d’offrir aussi le continuum d’échéance tant nécessaire au financement de l’économie.

L’architecture du future système financier tunisien
a) Pôles bancaires
- Banque Centrale
- Banques publiques : véhicules saints post-restructuration dont on a extrait les actifs accrochés.
Ces banques sont gérées selon les principes concurrentiels c’est-à-dire évitant toute concurrence déloyale avec les banques privées ;
- Banque privées qui pourront faire l’objet de regroupement dans un second temps,
- Le reste des institutions bancaires
b) CDC
Financement publics à caractère prioritaire (Société de développement régional, financement TPE – PME, Fonds d’investisssement (y compris islamiques), infrastructures, microfinance…
c) Marché des capitaux : monétaire, financier (actions+obligation), change
d) Investisseurs institutionnels : caisses de retraites, compagnies d’assurance, autres fonds d’investissement

La privatisation totale des trois banques publiques hors PPP est difficilement envisageable

Il faut impérativement des pré-fusions.

La privatisation totale des trois banques publiques hors partenariat public privé (PPP) est difficilement envisageable dans le contexte actuel. Elle reviendrait probablement à brader les actifs nationaux tout en mettant en cause la stabilité monétaire. Elle est aussi non souhaitable pour le développement économique notamment régional car leur taille « systémique » fait qu’un changement de politique trop radical pourrait avoir des conséquences macroéconomiques, sociales et régionales négatives.

Dans tous les cas, une telle privatisation serait prématurée dans cette phase initiale de reconstruction du système financier tunisien. Et si elle devait se faire, elle se ferait au mieux dans le cadre d’un PPP.

Quelle solution préliminaire : pré-fusion et vrai partenariat technique?

Les trois banques publiques actuelles sont bâties sur des modèles économiques différents. Une miscibilité de leurs cultures basée sur des alliances et des rapprochements de lignes d’activité avec à la clé la réalisation d’économies d’échelle peut être préconisé.

Quelle démarche séquentielle ? Sans rentrer dans les détails il convient d’envisager des Pré-fusions c’est-à-dire :
- le rapprochement des activités performantes. Cela serait certes complexe mais doit être envisagée.
- Isolement classique des activités non performantes dans des structures de défaisance.

Concernant la première séquence, ill s’agit de mettre en commun des activités performantes pour réduire les coûts moyens en évitant les doublons tout en apprenant à travailler ensemble.

Mettre en commun des réseaux, des équipements (ATM, guichets, multicanal, outils commerciaux, marketing…), des compétences en matière de banque de détail, en matière de gestion des risques…Bref apprendre à travailler ensemble progressivement en créant des véhicules et des entités communes.

Cela peut être envisagé dans divers domaines à identifier : dans la gestion des exports-imports, dans le financement des entreprises, dans l’accompagnement des jeunes entrepreneurs…

Bref, il s’agit d’apprendre à partager et à évoluer vers une miscibilité des cultures bancaires avant de fusionner car chaque véhicule à sa propre histoire et sa propre culture.

Cette méthode et cette étape sont indispensables. Elles ont fait leurs preuves ailleurs (Crédit agricole + Crédit Lyonnais, BPCE (Banque Populaire + Caisse d’épargne), Amundi entité créée par Crédit agricole + Société Générale …).

L’audit comme objectif intermédiaire et la réforme comme objectif final et non pas le contraire: la concentration

Les auditeurs ne pourraient-ils pas nous faire gagner du temps et nous aider à aller vers le fond du problème c’est-à-dire à identifier les deux séquences précédentes et les lignes de produits et de métiers à arrimer durant cette période de pré-fusion?

L’idée est d’évoluer progressivement et à terme vers une concentration optimale et un marché bancaire efficace et salutaire pour l’économie nationale.

La réorganisation du marché bancaire tunisien par une plus forte concentration des banques est une nécessité. Une augmentation du capital minimum au-delà de 100 millions de dinars est nécessaire à l’instar des banques africaines de la zone CFA qui ont déjà entrepris cela il y a presque 10 ans.

Rappelons que les fusions constituent l’occasion:

- de réduire les coûts de financement
- d’améliorer la qualité des services et la disponibilité des fonds, et de mieux répondre aux besoins de financements croissants,
- d’encourager l’innovation.
- d’offrir une plus grande stabilité du système bancaire (voir ci-dessous).

Quelles banques fusionner? : une vision sur 15 ans

Quelles sont les fusions qui permettraient d’accroître le potentiel des banques tunisiennes et le bien-être collectif ? Quelles seraient les résultats d’une fusion du trio BNA/STB/BH ? Quel serait le résultat des trois autres scénarios (Fusion BH/BNA, Fusion BNA/STB, Fusion STB/BH) ? Quelles seraient les effets de ces fusions en termes de bien-être sur les clients et sur celui des banques(2).

Un projet de fusions des banques publiques a déjà été proposé en 2010 mais il n’a pas abouti. Pour encourager le rapprochement entre les banques, l’Etat avait décidé de créer un pôle bancaire public « Tunisie Holding »(3) . Ce pôle avait pour mission d’élaborer des stratégies et d’assurer le suivi des activités des banques publiques affiliées (STB, BH). Amélioration du financement des PME et soutien accru à l’international des  entreprises tunisiennes constituent quelques avantages attendus de cette nouvelle entité.

Que l’Etat assume donc ses responsabilités face au système financier. N’est-il pas après tout le garant de la souveraineté et de la stabilité monétaire de la Nation ?

Les autorités monétaires - Ministère des finances et Banque Centrale - doivent absolument se mettre d’accord sur une feuille de route claire portant sur la réforme du système financier en Tunisie et ses perspectives sur les quinze prochaines années.

Ne pas nier gains générés par l’entrée de banques étrangères sur un marché domestique…

Peut-on oui ou non ouvrir les banques tunisiennes aux capitaux étrangers ? Vue la particularité du secteur d’activité et vue sa sensibilité systémique, le patriotisme économique serait de mise dans ce domaine pour le moment.

Les banques ne sont pas des entreprises comme les autres. Certains travaux académiques suggèrent plutôt que de brader les institutions financières nationales il conviendrait de leur donner les moyens au plan domestique (acquisitions nationales) afin de servir l'urgence du développement et de l'emploi en tant que moteur de la croissance.

En fait, c’est un juste équilibre qu’il faut trouver entre les risques d’une intrusion massive des banques étrangère dans l’économie nationale et les gains générés par l’entrée de ces mêmes banques. 

La question des effets positifs des banques étrangères a été résumée dans plusieurs études de la Banque mondiale(4) . Ils portent principalement sur les deux éléments suivants.

- Accroissement de l’efficience du secteur bancaire domestique. La rentabilité s’améliore du fait d’une concurrence accrue. L’entrée de ces banques favorise l’introduction de nouvelles technologies de gestion et d’innovations dans la conception des services.

- Constitution d’un meilleur cadre légal et d’une meilleure supervision du secteur bancaire domestique. L’entrée de banques étrangères améliore la transparence et réduit le degré de vulnérabilité du secteur bancaire aux crises domestiques.

Au total, et sous certaines conditions de stabilité macroéconomique, la présence de banques étrangères permet de consolider le secteur bancaire du pays d’accueil. Cette hypothèse justifie un degré d’ouverture élevé du secteur bancaire national à une présence étrangère.

…mais ne pas faire rentrer le loup dans la bergerie

Les banques étrangères peuvent constituer aussi une menace sérieuse pour les banques locales : le Syndrome roumain

Cependant, selon d’autres études empiriques(5) , l’entrée des nouvelles banques dans le cadre d’une opération transfrontalière peut, dans certains cas, être désavantageuse aux banques locales.  La rentabilité des banques locales diminue suite à l’entrée de banques étrangères. Les marges des banques étrangères sont en général supérieures à celles des banques domestiques dans les pays en développement. Par contre, l’inverse est valable dans les pays industrialisés. Ceci dit, les banques étrangères constituent une menace sérieuse pour les banques locales si elles n’arrivent pas à se mettre à niveau car leur entrée peut engendrer des coûts par les comportements suivants.

- Exclusion des financements ayant un caractère domestique prioritaire (agriculture, habitat, PME...) par les banques étrangères car leurs profils d’activités sont différents. Ce rationnement du crédit au secteur privé est basé sur des techniques très sophistiquées d’évaluation du risque de crédit. Elles sont basées sur du Scoring et du Benchmarking importé peu adaptés au contexte d’économies en développement. Or selon une étude publiée en 1997 par Ross Levine(6) , ces financements font accélérer la croissance. De la sorte les banques entrantes peuvent contribuer à un ralentissement de la croissance de l’économie domestique.

- Les canaux de transmission de la politique monétaire via le canal du crédit s’affaiblissent. La Banque Centrale voit sa politique monétaire s’affaiblir et devenir moins efficiente. Les banques étrangères sont en effet plus à l’écoute de leur actionnariat basé dans les capitales étrangères que de la Banque Centrale du pays d’accueil. Le risque est celui du rapatriement massif de fonds.

Les problèmes évoqués constituent ce qu’on appellera le Syndrome Roumain. Une ouverture excessive du capital des banques domestiques aux banques étrangères peut conduire à un affaiblissement de leur résilience en cas de crise financière et à une réaction de repli des banques des maisons mères et donc à un affaiblissement de la souveraineté monétaire du pays.

Le Syndrome Roumain: le point de vue de Moody’s
Le système bancaire roumain est largement tributaire de la dynamique du marché financier de la zone euro. Les ¾ du système bancaire roumain est détenu par des banques étrangères. La crise de la dette souveraine a eu un effet négatif sur le système bancaire roumain. Moody’s estime que la crise aura une incidence sur le système bancaire de la Roumanie à travers (i) un affaiblissement de la demande pour les exportations et un ralentissement de l'investissement direct étranger (IDE), (ii) le niveau élevé de prêts en devises dans le système, plus de 60% du total des prêts, et (iii) un affaiblissement potentiel de l'engagement des banques mères à leurs opérations dans le pays. Ces mécanismes de transmission réduiront probablement la disponibilité des fonds, d'affaiblir la qualité des actifs, augmentent les pertes en capital et de pression, ce qui, à son tour, peut exercer une pression de plus en plus sur la notation des banques en Roumanie. Source : Moody’s (2011) et d’après l’auteur.

Source : Moody’s (2011) et d’après l’auteur.

Conclusion

Il importe d’ouvrir le débat. Une réforme bancaire ne se fait ni en catimini ni sur un coin de table. Il convient de bien identifier le problème qu’on cherche à résoudre et de mobiliser les concepts, les instruments et les mécanismes adéquats et rigoureux. Le système bancaire et le cœur de l’économie. Louper sa réforme c’est la garantie d’une japonisation de l’économie tunisienne(7) .

Il s’agit aussi de bien méditer le pour et le contre de l’ouverture du capital des banques tunisiennes aux capitaux étrangers car la conséquence du Syndrome roumain serait l’affaiblissement de la souveraineté monétaire du pays. De plus vendre aujourd’hui le patrimoine monétaire du pays à l’étranger pour faire face à des dépenses d’urgence, il s’agit là d’une lourde responsabilité qui engage largement le bien être des générations futures.

Dhafer Saidane
Professeur
Université de Lille – Nord de France et SKEMA Business School

(1) Seul d’abord dans de nombreux rapports, puis avec Elyès JOUINI ensuite et enfin avec Jaloul AYED, j’ai eu l’occasion de publier des analyses précises sur ce sur ce point.

(2)M. ZIDI (2013), « Fusions bancaires : étude du secteur bancaire Tunisien », document de travail.

(3) Conseil ministériel du 11 Juin 2010.

(4) Ross Levine (2003), “Denying foreign bank entry: implications for bank interest margins”, Central Bank of Chile Working Papers, No. 222.

(5) Robert Lensink et Niels Hermes (2004), “The short-term effects of foreign bank entry on domestic bank behaviour: does economic development matter?”, Journal of Banking & Finance 28, pp. 553-568.
Voir aussi Stjin Claessens, Asli Demirgüç-Kunt et Harry Huizinga (2001), “How does foreign entry affect domestic banking markets?”, Journal of Banking & Finance, Volume 25, Issue 5, pp. 891-911.

(6) Ross Levine, 1997. "Financial Development and Economic Growth: Views and Agenda," Journal of Economic Literature, American Economic Association, vol. 35(2), pages 688-726, June.

(7) On parle de la décennie perdu par le Japon à cause d’une réforme bancaire ratée.







 

Tags : banque-tunisie  
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2 Commentaires
Les Commentaires
A. FredJ - 04-05-2015 20:11

Un sujet brulant. On s'étonne cependant de le voir manipuler par des politiques peu avertis, n'ayant aucune expérience dans le domaine, n'ayant à l'esprit aucune trace de l'histoire de notre tissu bancaire. Faut-il rappeler que notre indépendance monétaire, la construction de notre système financier et son développement, le financement de notre décollage économique des décennies durant furent l'oeuvre de tunisiens de pur sang. Aujourd'hui on lance à cor et à cri le recours aux partenaires étrangers dits techniques alors que notre marché prolifère de compétences. De surcroît, que représentent un ou deux milliards de dinars pour nos hommes d'affaires, pour peu que l'on sache où réside les torsions dans ces banques publiques; un chose est certaine, la gouvernance et la clé de toute solution; que l'on se penche en premier sur ce volet et on résoudra une grande partie du problème.

benotmane belkheir - 03-07-2015 12:00

Pour retrouver la croissance, il faut produire, et pour produire, il faut investir, donc trouver de l’argent et par conséquent, il réformer le secteur bancaire

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