News - 12.03.2015

Le savant et le sophiste

Le savant et le sophiste
  Ecrit par
Slaheddine Dchicha
Tunisie -

« Celui qui parle ne sait pas, celui qui sait ne parle pas » Lao-Tseu

La liberté d’expression est l’un des rares, voire le seul apport de la révolution du 14 janvier à être unanimement reconnu et salué comme un acquis précieux et  incontestable.
Depuis, Les débats se sont multipliés, se sont banalisés et se sont  imposés, sous toutes les formes, à  tous les médias : télévisions, journaux et périodiques papier ; blogs,  forums et journaux en ligne, etc…
La levée de la chape de plomb qui était imposée par la dictature a ouvert les vannes à tout et à son contraire. Au  meilleur comme au  pire. Et les  Tunisiens de découvrir, dans leurs rangs,  des talents, des intelligences et des experts qu’ils n’avaient jamais soupçonnés.

Ils ont aussi découvert, parmi eux, le pire. L’ignorance crasse et l’obscurantisme ; l’intolérance et la fermeture d’esprit…et le penchant à la régression et au fascisme… Rien que de l’humain, trop humain, surtout en cette période de transition et d’apprentissage du B.A.BA de  la démocratie.

Après des décennies de silence, de frustration, de retenue, les digues ont cédé et elles charrient depuis l’eau claire et  le limon et la boue aussi,  mais le temps fera son travail, il filtrera, il triera.  Car tout s’éduque et se raffine à l’instar de l’œil, de l’oreille, du goût…Le tout est d’être patient et de ne pas perdre espoir. Mais en attendant, tout Tunisien peut  s’improviser analyste, stratège, savant, économiste, philosophe, homme politique, coach de football, fkih, théologien, expert, …Bref, nous sommes onze millions d’omniscients.

Il n’est  donc pas surprenant d’assister parfois à des  dérives ou d’être le témoin  de scènes étranges et étonnantes comme ce fut le cas ce samedi 7 mars sur la chaîne Al-HiwarEttounsi.
Le retour sur cette émission à laquelle de  nombreux articles ont déjà été consacrés ne se justifie que par le caractère symptomatique de ce moment de non-télévision, de non-spectacle et par la suite qu’elle a eu deux jours plus tard.

Sinon de prime abord, il n’y a rien d’exceptionnel. Un thème, « marronnier » comme disent les journalistes : « le vin est-il licite ou illicite en Islam ? », thème qui se veut polémique mais en vérité  banal dans la mesure où les positions des deux débatteurs sont connues de tous. Outre l’animateur de l’émission, M. Elyes Gharbi et un modérateur, M. Mohammed Boughalleb, les deux invités : 
M. Mohamed Talbi, Islamologue, ancien professeur,  ancien doyen et auteur de plusieurs livres. Un vénérable vieillard, fragile à la voix fluette et à peine audible. Sa distraction, sa mise simple  mais d’une élégance quelque peu surannéeet ses yeux perpétuellement écarquillés sur un monde qu’il semble être le seul à voir,  lui donnent l’innocence d’un enfant et la maladresse malicieuse d’un clown.
A côté de lui,  car les deux adversaires au lieu d’être en face à face sont épaule contre épaule, M. Hassen Ghodhbani, un avocat, probable ténor du barreau : mise traditionnelle et conformiste à l’image de son attitude par rapport au débat : une veste grise, un  pull en v gris et un conventionnel  foulard coloré devaient lui assurer l’élégance nécessaire et  la télégénie obligatoire. Le verbe haut et suffisant et l’arrogance  en bandoulière, il apparait à côté du fluet Professeur, comme un géant prêt à en découdre, comme un toréro décidé à faire couler le sang.

Le dispositif télévisuel est prêt, le pugilat, le cirque, le spectacle peut commencer…

Sommé de s’expliquer, le Pr Talbi se met à parler et chacun pouvait le voir réfléchir, chacun avait le sentiment d’avoir le privilège d’assister à la naissance d’une pensée et comme toute pensée naissance elle était hésitante, mal assurée, balbutiante, elle essayait  de frayer un chemin mais chaque fois elle futarrêtée par son tonitruant contradicteur.

Habitué aux plaidoiries  et  aux débats,  ce bateleur à la faconde digne d’un camelot ou d’un marchand de poissons s’empare chaque fois de la parole pour ne plus la  lâcher que de courts instants,  parfois encouragé en cela par les deux maitres de cérémonie dont l’un est  guindé dans son rôle populiste et démagogique d’animateur  et l’autre,  étranglé par le conformisme de  son nœud papillon conventionnel.
De guerre lasse,  après plusieurs vaines tentatives d’exposer sa pensée,   M. Talbi a décidé de se taire et de ne plus répondre à aucune question, malgré les appels et le harcèlement  des deux animateurs. Il a résisté comme d’autres résistent en cessant de s’alimenter. Il s’est tu et s’est mis malicieusement à fixer du regard tantôt les spectateurs, tantôt  son  contradicteur. Et son silence a mis en sourdine la fatuité de ce dernier et  a amplifié la vacuité de son verbiage et  l’inanité de ses  sophismes.

Tout en improvisant une géniale mise en abyme qui aurait fait taire n’importe quelle personne consciente du ridicule de la situation et de la transformation du dialogue en un insolite monologue, proche du délire d’un illuminé, le vénérable Professeur a subverti le spectacle, détraqué la machinerie et fait voler en éclats le dispositif du spectacle.

Malheureusement, deux jours plus tard, le vénérable et rebelle Professeur dans une autre émission de la même chaine « A qui ose seulement » de Samir Wafi a accepté de jouer le jeu et s’est plié aux codes télévisuels comme par culpabilité ou remords. En se soumettant  en fin de compte aux règles  du spectacle, il donne en quelque sorte raison à ses critiques et ce faisant il néglige les avertissements de Neil Postman et ceux de Pierre Bourdieu et surtout la prophétique formule de Marshall McLuhan :  « The Medium is the message »

Slaheddine Dchicha

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2 Commentaires
Les Commentaires
Fadhoula - 13-03-2015 08:48

la télé est devenue un interminable défilé de mascarades et de misérabilismes de politiciens , religieux & penseurs minables , futiles et sans poids ... Si Talbi aurait bien fait de voir le bulletin de santé de son propre peuple , pris dans le piège de la pauvreté , du chomage , du vice , de la drogue et de l'alcool avant de venir de les décreter ses "halel"

Mokhtar BEN HENDA - 13-03-2015 10:19

Monsieur Slaheddine, je vous remercie d'avoir si savamment et si finement déconstruit cette émission ridicule et ses protagonistes (animateurs et challenger contradicteur au Dr Talbi). D'aucune comparaison, le vieux sage était au dessus du pseudo débat, loin des affinités d'audimat des animateurs dont le seul intéret est d'obtenir des revelations scoop ou de la plaidoirie vociférante d'un avocat qui comme un élève premier de la classe profitant de l'occasion qui lui est donnée de se mesurer à son maître, s'acharne à étaler en long et en large comme dans une récitation, des témoignages et des citations qu'il a pris soin de préparer au préalable. Il est clair que le contradicteur s'est préparé sachant Ô combien l'occasion est extraordinaire pour s'attribuer une tribune médiatique. Or, le déroulement de l'émission a bien montré qu'on ne peut pas confronter le discours scientifique et de la réflexion critique à la plaidoirie normalement fondée sur le tangible et le concret sans courir le risque de la dérive comme dans cette émission. User de méthodes de plaidoirie de barreau dans un débat scientifique et intellectuel à mis en ridicule ce contradicteur qui, malgré ses déboires a fini l'émission avec le sourire d'un gagnant. C'est pour dire combien le ridicule est devenu monnaie courante chez nous.

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