Opinions - 16.09.2014

Le français à la 2è année et l'anglais à la 3è année du primaire: Est-ce une bonne décision?

À l’ère de la mondialisation, le bilinguisme, voire même le plurilinguisme, est une condition indispensable pour réussir aux études, au travail ainsi que dans les échanges économiques, politiques et sociaux. L’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) explique que s’exprimer dans trois langues “devrait constituer l’éventail normal des connaissances linguistiques au XXIe siècle”. Voir les pays investir massivement afin de favoriser le plurilinguisme de leur population n’est qu’une conséquence normale d’un tel constat. On n’a qu’à consulter de nombreux documents de la Commission Européenne pour constater l’importance accordée à cette question.

L’empressement du ministère de l’éducation tunisien à traiter de ce dossier, autant urgent qu’épineux, est parfaitement compréhensible car il vient répondre à une pression sociale croissante. Ce ministère a récemment fait connaitre le fruit de ses travaux en annonçant que, désormais, le français sera enseigné dès la 2e année du primaire et l’anglais dès la 3e année. La question principale qui se pose est la suivante: cette décision qui vient changer la scolarisation, et par conséquent l’avenir d’un grand nombre d’enfants tunisiens, est-elle bien fondée?

La situation pédagogique peut être définie comme un triangle composé de trois pôles, à savoir l’apprenant, l’enseignant et le savoir. Ces trois éléments qui déterminent, chacun à sa façon, l’apprentissage doivent être sérieusement considérés avant l’introduction de n’importe quel changement scolaire. Pour pouvoir évaluer la pertinence de la décision ministérielle, on doit analyser chacun de ces pôles. Commençons par l’apprenant. Quelles sont les conditions idéales qui permettent à l’apprenant d’apprendre une langue seconde? L’âge de l’apprentissage est certainement un facteur qui détermine un tel apprentissage. Il est connu qu’à partir d’un certain stade de maturation (autour de la puberté), le potentiel d’apprendre une langue seconde (L2) connaît un déclin brusque empêchant l’apprenant d’atteindre le niveau de compétence d’un locuteur natif.

Peu de chercheurs contestent le fait que les apprenants précoces tendent à atteindre des niveaux de compétences supérieurs à ceux des apprenants tardifs. Ceci est le cas car la période précédant la puberté est marquée par une forte plasticité du cerveau. Cependant, l’âge de l’apprenant n’est pas le seul facteur qui entre en jeu lors de l’apprentissage des L2. En fait, cet apprentissage est conditionnel à une panoplie d’autres facteurs, même si les L2 sont introduites le plus tôt possible. Une première condition concerne l’enseignement et l’apprentissage de la langue maternelle (L1). En apprenant sa L1, l’élève apprend les processus liés à la lecture, à l’écriture et à l’oral (compréhension et production). Une fois acquis, ces processus sont transférables à l’apprentissage de n’importe quelle autre langue.

Pour que ce transfert ait lieu, un niveau seuil de compétence en L1 est requis. En d’autres mots, le bon apprentissage de la L1 est une condition sine qua non qui permet à l’apprenant d’effectuer ces transferts cognitifs et d’apprendre d’autres langues avec facilité. Une simple analyse du contexte tunisien montre à quel point la situation à laquelle l’élève du primaire fait face est compliquée. En arrivant à l’école, ce jeune enfant se trouve dans l’obligation d’apprendre l’arabe classique (la langue d’enseignement) qui est sensiblement différent du dialecte qu’il parlait jusqu’au début de sa scolarité (sa vraie L1). Il n’a pas l’avantage qu’a un enfant français, par exemple, qui fait son entrée à l’école.

Ayant développé un vocabulaire et une connaissance assez importante de sa L1, ce dernier n’a qu’à faire le lien entre l’oral et l’écrit pour apprendre à lire et ultérieurement à écrire. L’enfant tunisien, de son côté, se trouve dans un contexte comparable à celui d’une L2 dès sa première année primaire. Il doit apprendre à lire, à écrire et à communiquer dans cette nouvelle langue. Avec cette complication de taille, il faut s’attendre à ce que ce jeune élève prenne plus qu’une année ou deux pour s’approprier les processus complexes de l’oral, de la lecture et de l’écriture de sa première L2 déjà et non pas de sa langue maternelle. Cette réalité largement ignorée démontre qu’il est inconcevable de demander à ce jeune enfant d’apprendre le français et l’anglais si tôt à l’école primaire.

En le privant de la chance de développer le niveau seuil requis en arabe classique, on réduit ses chances d’effectuer des transferts cognitifs susceptibles de faciliter l’apprentissage des autres L2. Dans une situation où la langue d’enseignement correspond à la langue maternelle, des experts conseillent d’introduire les L2 au deuxième cycle du primaire. Des activités d’éveil aux langues peuvent toutefois précéder une telle introduction. La deuxième condition concerne la distribution du temps de l’enseignement de la L2. Pour permettre aux élèves d’acquérir une connaissance fonctionnelle de la L2, les experts estiment qu’il faut un minimum de 1200 heures. La politique qu’il faut éviter à tout prix est d’éparpiller un nombre insuffisant d’heures sur plusieurs années de scolarité.

La concentration et l’intensité de l’enseignement font toute la différence. Les chercheurs s’entendent pour dire qu’il n’est pas utile d’avancer l’âge d’apprentissage d’une langue si le temps d’exposition n’est pas significatif. C’est seulement à travers une exposition significative que l’école peut avoir des effets positifs comparables à ceux de l’acquisition précoce de deux langues dans un contexte naturel (par exemple au sein de la famille). Comment peut-on permettre une telle exposition soutenue? Deux options s’offrent à nous, à savoir l’immersion partielle ou l’enseignement intensif. L’immersion partielle consiste à enseigner une ou plusieurs matières par l’entremise d’une langue seconde. Dans ce cas de figure, la langue et la matière non linguistique (ex. mathématique ou sciences) sont toutes les deux objets d’enseignement. La plupart des pays d’Europe offrent l’enseignement de certaines matières à travers une L2.

L’enseignement intensif, de son côté, consiste à enseigner les matières obligatoires dans la langue d’enseignement (arabe dans le cas de la Tunisie) pendant la moitié de l’année et de consacrer l’autre moitié de l’année académique à l’enseignement de la langue seconde. Les pays qui optent pour cette alternative (notammentle Canada) offrent les programmes intensifs à la 5e ou à la 6e année primaire. Comme en immersion partielle, le temps consacré à la L2 est augmenté de façon significative dans les programmes intensifs. Toutefois, il ne suffit pas d’augmenter le nombre d’heures consacrées à l’enseignement de la L2 pour atteindre le niveau de compétence cible. Le recrutement d’un personnel qualifié est une condition importante à laquelle il faut penser, ce qui nous ramène au pôle de l’enseignant.

Pour pouvoir dispenser un programme d’immersion partielle, il faut former des enseignants compétents dans la matière enseignée et dans la langue cible. De même, le recrutement d’enseignants et d’enseignantes qualifiés est requis pour l’implantation d’un programme d’enseignement intensif des L2. Il est important de savoir que cette condition s’impose également pour assurer le bon fonctionnement des dernières intentions de changements de programmes annoncées par le ministère. Les enseignants du primaire devraient être plus qualifiés que les enseignants du secondaire en raison des caractéristiques bien spécifiques de cette population d’apprenants et parce qu’il n’y a pas pire qu’un apprentissage et une vie scolaire mal engagés.

Les enseignants du primaire ont besoin d’uneformation (initiale et/ou continue) qui met l’accent sur l’étude du fondement psychologique, notamment neurologique, de l’apprentissage d’une langue seconde ou étrangère. Or, ce genre de formation est quasi inexistant en Tunisie. Les soit-disant programmes de formation initiale des enseignants sont grandement axés sur l’enseignement des disciplines (ex. littérature) et consacrent peu de temps à la didactique de ces disciplines et à la psychopédagogie. Avec une telle formation et malgré les efforts louables des inspecteurs, les enseignants se retrouvent dans l’obligation d’improviser et d’apprendre sur le tas.

Le dernier pôle à considérer est celui du savoir, i.e., le contenu de la formation. Aucune formation ne peut être dispensée si son contenu n’est pas déterminé d’avance. Or, pour que la définition de ce contenu soit possible, il faut commencer par déterminer un profil de sortie. Ce dernier est un ensemble de connaissances, d’habiletés, de compétences, d’attitudes attendu au terme de la formation. Entre autres, le profil de sortie permet de clarifier les attentes du ministère auprès des enseignants et, par conséquent, celles de ces derniers par rapport aux élèves. L’identification des attentes est indispensable à l’élaboration du matériel pédagogique et à l’évaluation des apprentissages. Ceci veut dire que l’implantation cohérente de n’importe quel programme est impossible si on ne commence pas par identifier le profil de sortie et la progression des apprentissages idéale qui nous permet de l’atteindre.

Pour résumer donc, une sérieuse considération de ces trois pôles doit être à la base de tout changement de programme de formation, primaire, secondaire et universitaire. Si un de ces pôles fait le mort, et on sait que c’est le cas en Tunisie, l’introduction du français à la deuxième année du primaire et de l’anglais à la troisième année est non fondée. Tout simplement, elle risque d’être une perte de temps, d’argent et d’efforts tant requis pour le bon développement des premières bases cognitives. En plus d’être non-fondée, cette décision ne répond pas à une question prioritaire. Si on me demande que devrait être la première priorité de toute tentative de réforme du système éducatif tunisien, je dis avec certitude que c’est la formation des enseignants. Voilà la question primordiale à laquelle il faut penser avant d’envisager n’importe quel changement. Elle est la mère de toutes les conditions car on peut introduire les L2 à l’âge idéal, on peut l’enseigner avec l’intensité souhaitée sans pour autant  atteindre nos objectifs car on a manqué de former le personnel qualifié qui peut assurer l’enseignement requis. Voilà le grand bobo de l’éducation en Tunisie: nos programmes de formation initiale et continue des enseignants. C’est le vrai chantier auquel il faut s’attaquer sans trop tarder. Ce n’est certainement pas l’âge de l’enseignement des L2 et moins encore la réintroduction du 6ième. Quoiqu’importants, ces chantiers ne représentent que la face apparente d’un système éducatif en pleine dérive. Si la vie nous a appris une leçon, c’est bien celle de s’attaquer au fond et de laisser la surface et les détails prendre soin d’eux-mêmes.

Ahlem Ammar
(*) Professeure et responsable du programme de formation initiale
des enseignants de français langue seconde
Département de didactique,
Faculté de l’éducation, Université de Montréa
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4 Commentaires
Les Commentaires
Bechir Toukabri - 16-09-2014 19:54

L'enseignement d'une langue ne s'improvise pas et ne se réalise pas à cout de décret. Déjà M Mzali a essayé d'imposer l'Arabe dans les années 70, mais il a lamentablement échoué. Il l'a imposé dans l'administration publique,mais pas auprès des Tunisiens. Beaucoup de Tunisiens aujourd'hui, soit après 40 ans ne maitrisent ni l'Arabe, ni le Français. Pour une raison simple. On n'a jamais crée les supports pédagogiques qui doivent accompagner l'apprentissage d'une lange. Comme la pratique permanente de cette langue dans le milieu familial, dans les médias, et dans les activités culturelles + la production d'ouvrage de lecture (illustrés, revues, journaux, films. D'ailleurs si le Français domine aujourd'hui c'est parce que la Francophone a réussi à devenir un véritable colonialisme culturel.

Jawadi - 16-09-2014 20:39

A quoi sert de continuer à enseigner le français alors que même en France les activités de haut niveau et manifestations internationales se font en anglais!!!

Sourour Ben Khéder - 17-09-2014 17:09

Bonjour Madame La professeure, Merci beaucoup pour avoir pris le temps de bien examiner la situation déroutante de notre système scolaire en Tunisie et ce dans les trois niveaux académiques: primaire, secondaire et, malheureusement, universitaire. Bien que votre emploi de temps soit tellement chargé comme tous les chercheurs à l'U de M ,ce qui, hélas, n'est pas le cas pour nos docteurs dans nos universités en Tunisie, vous aviez réussi à cibler les différentes failles de notre système éducatif. Rares sont les personnes comme vous qui, bien qu'ils soient en dehors de leur pays d'origine, se penchent de plus en plus sur la réalité vécue tant par nos élèves/ étudiants que par leurs parents. Ces derniers sont complètement désarmés et épuisés d'avoir payé pour des années consécutives les frais pour les cours de renforcement et de rattrapage (étude)sans comprendre la véritable source des difficultés de leurs enfants. Consciente, tout comme vous, de la situation problématique de nos jeunes à l'école, je suis parvenue, après mon cheminement universitaire à l'u de M à ceci: la faute n'est ni à l'élève qui ne travaille pas assez en classe et à la maison pour réussir et être capable de transférer ses apprentissages et ses habiletés scolaires dans sa vie après la diplomation; disons intégrer sa formation en milieu de travail. Les parents n'ont nullement manqué à leur devoir en tant que parent et personne, de nos jours, ne pourrait attester que les parents, en Tunisie, et en cette décennie particulièrement, ne s'impliquent pas assez ou suffisamment dans le cheminement scolaire de leur enfant. D'ailleurs, ils en font quasiment beaucoup plus que leurs semblables ici au Québec. l'enfant, voire le jeune de 20 et 24 ans, n'est jamais tenu comme autonome et adulte à 100% jusqu'à ce que celui-ci soit capable d'intégrer le marché de travail. Finalement, et selon le regard d'une ancienne enseignante de la langue française au secondaire en Tunisie, bien entendu, j'avoue avoir eu pas mal de difficulté à mettre en pratique mes connaissances théoriques bien que je sois diplômée à la Faculté des Lettre de La Manouba. Tout au long de mes quatre années d'exercice en Tunisie, j'ai toujours eu une seule et unique question en tête: Pourquoi cette rupture entre l'université et nos écoles? Ainsi, je blâme fortement les personnes responsables de cette génération diplômée qui semble errer et tourner constamment en rond et revenir au point de départ. Alors la faute et belle et bien celle de ceux qui ont conçu ces programmes: primaire, secondaire et universitaire, sans jamais avoir pris le temps de réévaluer ces programmes. Ces programmes qui sont incontestablement conservateurs et je dirai trop vieux. Nos élèves et nos étudiants sont écœurés comme le disent les français, de répéter des notions tellement usées et inutiles. Force est de constater le temps inutile passé à apprendre des dates, des détails et de la littérature trop ancienne comme celle de Ronsard et de Rutebeuf qui ne serviront absolument à rien à moins que l'on cite des vers dans une lettre de courtoisie. Par ailleurs, j'"accuse à mon tour" les dirigeants dans le ministère de l'enseignement supérieur d'avoir tant fermé les yeux sur ces programmes, sur ce manque de cours et de formation pour nos futurs enseignants qui paniquent, pleurent et s'épuisent au bout de deux semaines d'école puisqu'ils sont en présence élèves pour la première fois de leur vie. Réussir un seul et unique cours durant quatre ans passés à l'université pour dire que l'on a fait de la didactique semble miraculeusement bien avoir servi jusqu' à date. Au bout de dix heures, les assistants pensent que nos étudiants ont tout compris quant à la pédagogie et à la didactique de la matière à enseigner dans nos écoles. De tout évidence, le système scolaire, selon moi, reste et sera toujours et en tout temps et à n'importe quel pays, la question cruciale à la quelle il importe de travailler sans relâche. À la veille d'une étape de taille dans l'histoire de notre pays, après celle du 14 janvier, les candidats nous promettent bien des réformes et passent souvent sur la question de l'éducation en Tunisie avec beaucoup de réserve, ce qui me touchent encore une fois de la bassesse de certains esprits. En guise de conclusion, Madame la chercheure, je vous félicite pour votre engagement et je crois tout comme vous, qu'on doit absolument agir en revenant sans tarder à la source. Nous sommes tenus responsables en tant qu'intellectuels conscients de redonner à nos diplômes sa vraie valeur qui fut désormais dissimulée voire violée durant plus de deux décennies. Nos étudiants qui débarquant au Canada ou ailleurs dans n'importe quel pays en vue de peaufiner et s'approfondir dans leurs études, devront se sentir fiers et non pas humiliés devant leurs camarades. Je souhaite bien que chaque personne, selon sa formation, et de sa place puisse contribuer et œuvrer sérieusement afin de préserver notre richesse humaine que la Tunisie détient toujours. Nos jeunes et toute la société attendent de vrais changements en matière d'éducation , d'enseignement et de formation. Reste à savoir si nos ministères ne nous rejetteront pas encore comme jadis et ne fermeront pas leurs portes pour prendre de longues siestes pour des réflexions inutiles!!!

SMM - 20-09-2014 17:39

C'est claire net et precis bravo .Néanmoins la Tunisie est devenue un desert depuis longtemps un "desert" et pécher dans un desert...............................

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