Questions à ... - 01.02.2012

Abdelkérim Hizaoui : Les médias ne peuvent s'ériger en contre-pouvoir crédible que s'ils sont transparents

Que se passe-t-il dans les médias. On ne comprend pas tant de dérapages ?

L’explication est claire ! On est passé d’un système médiatique totalitaire et centralisé, attribué à une cellule dominante rattachée directement au président déchu, réputée contrôler le système dans ses moindres détails, pour se retrouver du jour au lendemain sans ministère de tutelle, sans ce système.

Ce passage brutal, ce basculement de l’ultra-centralisé à l’ultra-libre, sans que les professionnels n’y soient préparés, n’est pas sans susciter écarts et dérapages.

Après les problèmes de censure que nous avions endurés, il va falloir gérer ceux de la liberté de la presse.

Le maillon manquant depuis le 14 janvier, c’est l’absence d’un dispositif alternatif pouvant guider et éclairer la pratique professionnelle. Ce dispositif ne pouvait pas être inventé ex nihilo, personne n’a la légitimité de le faire.

Il faut cependant bien initier une réflexion profonde que l’INRIC pourrait enrichir, afin de concevoir cette alternative. Il nous appartient d’être imaginatifs et de mettre en place des dispositions de régulation et d’autorégulation permettant aux médias de fonctionner de manière libre, professionnelle et socialement responsable.

C’est un apprentissage qu’il faudra faire. Pour la première fois de son histoire, la Tunisie a la chance d’avoir un pouvoir légitime et des contre-pouvoirs. On se focalise sur le gouvernement, alors que l’inédit, ce sont, précisément, ces contrepouvoirs, réels, dont les médias.

Il faut l’accepter et vivre avec. Surtout, c’est aux gens du pouvoir de le comprendre. Les problèmes de la liberté sont beaucoup plus supportables que les catastrophes de la censure.

Mais, comment trouver le point d’équilibre entre la liberté d’expression et le respect des droits de l’Homme, des libertés individuelles et de la réputation ?

Toute la question est là ! Il faut rappeler que nous avons, depuis le 2 novembre dernier, un nouveau cadre juridique en la matière et qu’il va falloir activer et faire respecter. S’il y a diffamation, injure, offense, outrage ou autres, les dispositions appropriées doivent être mises en oeuvre par les victimes, le parquet et, c’est une nouveauté, la société civile, désormais habilitée à engager l’action en justice.

On peut rétorquer que le recours judicaire, en protection contre les dérapages, comme la commission de surveillance déontologique créée au sein du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), risque de ne pas s’avérer suffisamment dissuasif.

Il conviendrait d’imaginer un nouveau mécanisme, par exemple observatoire des médias, qui aura une responsabilité morale dans le suivi des médias et la dénonciation des écarts et dérapages.

Cette instance pourrait être composée des représentants des organisations professionnelles (SNJT, ATDJT, Syndicat des médias, etc.), mais aussi d’autres organisations d’expertise (LTDH, IADH, etc.) et des institutions spécialisées (IPSI,
CAPJC, etc.).

Il faut accepter que pendant toute cette période de transition, l’observation des médias se fasse de manière consensuelle et non pénale et répressive. Il appartiendra à l’observatoire proposé de mener des enquêtes sur le paysage médiatique en vue de le rendre transparent, de permettre à tous d’identifier ses sources de financement, ses structures et ses équipes rédactionnelles et de vérifier le degré de conformité de chaque média aux dispositions légales.

L’institution médiatique ne peut s’ériger en contre-pouvoir, en se réclamant d’une autorité morale que si elle-même est transparente et non corrompue. On peut comprendre la colère et l’indignation des responsables gouvernementaux face à une certaine presse qui n’est pas à leurs yeux au-dessus de tout soupçon et qu’ils n’acceptent qu’elle se pose en donneur de leçons.

Il faut qu’on oeuvre tous pour que le contre-pouvoir soit lui-même transparent et exemplaire.

Quels sont les défis à venir ?

Ils sont nombreux. D’abord, redéfinir clairement les relations entre le pouvoir et les médias, notamment les médias publics. Mais aussi, repenser les liens entre les directeurs responsables de la publication et les équipes rédactionnelles.

Les rédactions des médias publics sont livrées à elles-mêmes et font l’apprentissage de l’autogestion, sans orientation stratégique.

La crise qui a surgi lors des récentes nominations, consacrée par une manifestation historique, lundi 9 janvier à la Kasbah et qui fera date, doit être mise à profit pour engager une réflexion stratégique sur le management des médias publics.

Deux excès sont à éviter : les nominations de parachutage, ça ne passe plus et, à l’opposé, l’élection des rédactions en chef et directeurs de rédaction par les journalistes, sans règles précises.

Ces élections peuvent donner l’illusion d’un consensus sans pour autant garantir l’émergence des meilleures compétences. On risque en effet de voir les plus populaires (populistes ?) et ceux qui dérangent le moins possible les avantages acquis (parfois indûment) de rafler le plus de voix.

C’est pourquoi, et afin d’éviter ce double inconvénient, nous avons proposé au sein de l’INRIC une formule intermédiaire qui garantira la compétence et l’acceptabilité, en proposant des critères préalables aux candidats.

Certains médias sont allés un peu vite (La Presse), d’autres (la Télévision Tunisienne) et probablement la Radio étudient avec attention ces propositions.

En outre, et en plus de l’observatoire des médias, on peut renforcer les mécanismes de régulation et d’autorégulation par un dispositif d’écoute du public par l’institution généralisée d’un médiateur dans chaque média.

Cette pratique a déjà vu le jour au sein de nombre d’institutions (banques, etc.) et a fait ses preuves.

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