News - 02.07.2022

Samy Ghorbal: Justice constitutionnelle, encore une occasion manquée ?

Samy Ghorbal: Justice constitutionnelle, encore une occasion manquée ?

L’absence de Cour constitutionnelle a lourdement pesé sur le destin politique de la IIème République et explique en partie son effondrement. Le projet de Kaïs Saïed offre une nouvelle chance à l’institution. Mais la composition trop homogène de l’instance et le mode de désignation de ses membres n’offrent aucune garantie.  

La démocratie, sans l’état de droit, est la dictature du fait majoritaire. L’état de droit, au mépris de la démocratie, est le gouvernement des juges. La raison d’être d’une Constitution est précisément de naviguer entre ces deux écueils. C’est d’articuler ces deux logiques, en les rendant compatibles et en rendant leur cohabitation harmonieuse. Force est de reconnaître que ce travail de conciliation a été l’angle mort de l’œuvre constitutionnelle entamée en Tunisie depuis le 14 janvier 2011. Nous nous sommes épuisés dans de vains débats sur la question identitaire, sur l’islamité de l’État, sur les rapports entre le gouvernement et le parlement, et à l’intérieur du pouvoir exécutif, entre le président et le chef du gouvernement. Nous avons choisi de maintenir le plus illisible et le plus pervers des modes de scrutin, la proportionnelle aux plus forts restes, qui a rendu la Tunisie ingouvernable, en empêchant l’expression de majorités claires et cohérentes au Parlement. Cette funeste erreur a entraîné des répercussions en cascade. L’Assemblée des Représentants du Peuple s’est transformée en une sorte de cirque, renvoyant le spectacle des combinaisons, des trahisons, des arrangements indignes et du tourisme politique. Au fil des années, la fracture entre les Tunisiens et leurs représentants est devenue béante, au point que tous ou presque ont applaudi le 25 juillet dernier lorsque Kaïs Saïed décida de « geler » l’activité de l’ARP…

Aucun des conflits de pouvoir et de compétences qui ont émaillé la vie politique tunisienne depuis 2014 n’était insurmontable. Tous auraient pu facilement être tranchés par la justice constitutionnelle. La méfiance qui paralysait les acteurs – ceux d’Ennahdha comme ceux de Nidaa Tounes – a empêché l’installation de la Cour constitutionnelle, chacun craignant que l’autre camp ne réussisse à installer « ses juges » pour prendre en otage le système. La peur de la dictature du fait majoritaire, qui était là aussi également partagée, explique que les partis n’aient pas voulu réviser le mode de scrutin proportionnel. Sans voir et sans comprendre qu’une justice constitutionnelle équilibrée et crédible, dévouée à la protection des libertés, aurait permis de conjurer aisément le risque de tyrannie majoritaire.

Une Cour constitutionnelle composée exclusivement de magistrats  

Le projet que le président le président Kaïs Saïed s’apprête à soumettre au référendum prévoit, dans les articles 125 à 131, la création d’une Cour constitutionnelle. Cet organe est appelé à jouer un rôle essentiel d’arbitrage et de régulation. Un rôle fondamentalement politique. Sa tâche s’annonce particulièrement ardue, compte tenu des ambiguïtés et des contradictions qui parcourent les articles touchant à l’islamité de l’État (le préambule et le fameux article 5) et ceux relatifs aux droits et libertés (les articles 23, 27, 28 et 37…). De nombreux points du texte restent à éclaircir. En définitive, c’est la pratique politique et la jurisprudence future de la Cour constitutionnelle qui détermineront la nature - conservatrice-religieuse ou libérale – des institutions tunisiennes, ainsi que l’équilibre réel entre les pouvoirs, qui, sur le papier, semblent outrageusement en faveur du chef de l’État.

Le projet de Constitution dispose, dans son article 125, que la Cour constitutionnelle sera formée de neuf membres et composée exclusivement de magistrats, choisis parmi les plus anciens présidents de chambre de la Cour de Cassation, et des chambres de cassation au Tribunal administratif ainsi que des trois magistrats les plus ancien de la Cour des comptes. Ils éliront parmi eux un président.

D’après Me Ibrahim Bouderbala, la composition initialement suggérée par la commission Belaïd était substantiellement différente : elle prévoyait trois magistrats, trois universitaires spécialisés en droit et trois avocats, soit un équilibre assez proche de celui imaginé pour la Cour constitutionnelle mort-née de la Constitution de 2014. Les prérogatives de la Cour seront sensiblement équivalentes à celles prévues par la Constitution de 2014. Soulignons en particulier la possibilité pour les tribunaux de transmettre à la Cour pour examen des exceptions d’inconstitutionnalité invoquées par des parties au cours d’un litige, ce qui constitue une avancée substantielle pour l’état de droit. Enfin, le président de la Cour constitutionnelle assurera l’intérim en cas de décès ou d’empêchement définitif du chef de l’État.

Les futurs juges sauront-ils s’émanciper de la tutelle de Kaïs Saïed ?

On ne peut qu’être frappé par la minceur des garanties d’indépendance des membres de la Cour constitutionnelle. Il y a tout lieu de craindre que ses membres soient, plus ou moins, inféodés au président, ou, ce qui reviendrait au même, inhibés devant celui qui les aura choisis. Et ce d’autant que Kaïs Saïed a démontré, depuis quelques mois, une fâcheuse tendance à s’ingérer dans les affaires de la magistrature. A cette première crainte, s’en ajoute une autre, liée à la composition organique de la future cour, qui sera, rappelons-le, formée uniquement de magistrats. Comme s’il s’agissant d’une simple instance juridictionnelle.  

Le pluralisme dans la composition est gage de diversité des opinions, gage de créativité et d’avancées jurisprudentielles. Une cour constitutionnelle est en réalité une instance hybride, juridique mais aussi politique. La tension féconde entre ces deux pôles est synonyme d’avancées pour l’état de droit, pour les libertés, pour une pratique démocratique des institutions. En France, pays de tradition juridique proche de la nôtre, le président de la République, le président du Sénat et le président de l’Assemblée nationale ont toute liberté pour nommer les membres du Conseil constitutionnel. Ils ont toujours pris le soin de « panacher » les profils, en nommant des professionnels du Droit, mais aussi, en proportions équivalentes, des anciens politiques, à l’instar de Gaston Palewski, René Cassin, Roger Frey, Robert Badinter, Roland Dumas, Jean-Louis Debré ou encore Laurent Fabius, pour ne citer que les plus illustres.
On peut craindre que la future Cour constitutionnelle tunisienne, du fait de l’homogénéité de sa composition, n’adopte une approche étroitement juridique, voire littéraliste. On peut aussi redouter que les juges, par docilité ou par allégeance, ne se fassent les interprètes de la volonté présidentielle. Qu’au lieu de tenter de garantir un équilibre entre les pouvoirs, et la protection des droits et libertés, ils ne cherchent à devancer les désirs de celui qui les aura fait rois. Que la Cour constitutionnelle tunisienne n’abandonne, dès le départ, toute velléité d’indépendance ou d’affirmation. A ce stade, il ne s’agit bien entendu que de procès d’intention. Mais c’est un risque et il n’est pas à prendre à la légère.

On objectera que ce risque était également présent en France en 1958. Nouveauté introduite en 1958 par Michel Debré dans la Constitution de la Vème République, le Conseil constitutionnel, avait d’abord pour mission d’être « le chien de garde du parlementarisme rationalisé ». En d’autres termes, de défendre les prérogatives du gouvernement gaullien contre les tentatives d’empiétement d’un Parlement que l’on craignait indocile. Cela a été vrai entre 1959 et 1971, date à laquelle le Conseil est sorti de son rôle initial, s’est émancipé, et s’est transformé en défenseur des droits et libertés des citoyens. On dit parfois que l’organe créé la fonction. Peut-être. Mais la présence en son sein de politiques éprouvés à certainement grandement facilité cette métamorphose.

La Tunisie regorge de personnalités politiques, disposant d’ailleurs souvent d’une solide culture juridique, formées au militantisme, ayant eu à se frotter aux responsabilités, et ayant pu toucher du doigt les limites des Constitutions successives. Elle regorge aussi de juristes brillants, de penseurs et théoriciens du Droit, auteurs d’œuvres fécondes et de réflexions profondes, qui auraient pu tant apporter à la justice constitutionnelle. On aurait pu aussi imaginer - qui sait ? -, ajouter à cet aéropage un profil syndical, eu égard au rôle politique éminent du mouvement ouvrier tunisien depuis un siècle maintenant. On aurait pu imaginer tant et mieux.

On ne peut qu’éprouver un sentiment de gâchis mêlé d’appréhension à la vue de la physionomie étriquée de la future Cour constitutionnelle tunisienne.

Samy Ghorbal
Analyste et essayiste. Auteur d’Orphelins de Bourguiba & Héritiers du Prophète (Cérès éditions, 2012).

« On peut craindre que la future Cour constitutionnelle tunisienne, du fait de l’homogénéité de sa composition, n’adopte une approche étroitement juridique, voire littéraliste. On peut aussi redouter que les juges, par docilité ou par allégeance, ne se fassent les interprètes de la volonté présidentielle »

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