News - 10.04.2021

Mohamed Ennaceur: Le devoir de servir (Vidéo et Album Photos)

Mohamed Ennaceur: Le devoir de servir

Par Mohamed Kerrou et Hamadi Redissi - Si Mohamed Ennaceur nous a fait l’honneur et l’amitié de solliciter nos commentaires de la deuxième partie de ce livre-Evénement à l’état de manuscrit et nous devons confesser que nos remarques se sont réduites à très peu de choses, tellement le texte nous a impressionnés.

A la lecture de l’ensemble, les plus de 600 pages nous ne pouvons que confirmer notre première intuition.  Structuré en deux parties dont la première portant le titre de l’ouvrage se trouve de loin plus fournie (pp. 31-451) que la seconde intitulée «la deuxième république à l’épreuve de la démocratie» (pp. 451-607) sans pour autant être de moindre importance, l’ouvrage est écrit dans une langue maîtrisée et limpide, sobre dans le ton, sans les trois travers qui guettent tout exercice de ce genre : le solipsisme c’est-à-dire le fait de tout ramener à soi-même, l’empressement à juger sans preuves et l’emportement contre les personnes, toute personne quel qu’en soit le rang. Le style dit-on, c’est l’homme ! Mais que dire de l’œuvre?  Deux républiques, une Tunisie est plus qu’un livre. Il appartient à la catégorie des Mémoires, c’est-à-dire un récit  de vie et quelle vie ! Elle se confond avec celle de la Tunisie, des années quarante du XXe siècle à nos jours. Mohamed Ennaceur égrène ses souvenirs depuis les années d’apprentissage que sont l’enfance et la jeunesse jusqu’au départ du Palais de Carthage où il assura l’intérim de la présidence de la république pendant 90 jours, en passant par ses fonctions successives de gouverneur, ministre, ambassadeur, vice-président de Nida Tounes et président de l’ARP. A chaque fois, il se sent en devoir de servir, comme il aime à le rappeler.

Dans ces Mémoires, se niche une autobiographie c’est-à-dire le récit de soi où si Mohamed Ennaceur Mémorialiste raconte sur un ton personnel comment son propre moi s’est constitué dans les épreuves endurées, indépendamment des circonstances. Nous renvoyons particulièrement à soixante premières pages consacrées à sa jeunesse. Mais plus que des Mémoires, l’ouvrage est un document d’archives, un livre d’histoire de la Tunisie contemporaine où l’auteur se fait historien racontant des évènements passés auxquels l’auteur n’a pris personnellement part mais qui servent de cadre au récit. C’est bien le cas de quelques sections de la première partie. Mémorialiste, autobiographe et historien de la Tunisie, il est enfin ce qu’on appelle historien du présent notamment dans la deuxième partie à propos d’évènements vécus immédiats.   Ceci pour la méthode.  Quant au fond, le livre-témoignage retrace l’itinéraire d’un acteur principal de la vie politique appartenant à une génération charnière entre deux époques historiques, avant et après l’indépendance nationale. Il lègue ainsi aux générations futures un document de première main sur son itinéraire personnel et sur les soubresauts de la vie politique avant et après la «révolution de la dignité».

Rarement, un homme politique aura réuni ces deux qualités souvent contradictoires que sont la responsabilité et la distanciation avec le pouvoir ; des qualités qui découlent de sa double vocation de destourien nationaliste et de syndicaliste UGET, proche de l’UGTT. Partisan du dialogue, de tempérament réservé tout en étant fermement engagé, il s’avère être une personnalité attachante et forte par l’adoption d’un projet de société consensuelle nourrie d’une éthique du vivre-ensemble. Certains épisodes de sa vie publique illustrent justement cette quête obstinée du dialogue, parfois au prix d’une confrontation avec les «faucons», comme ce fut le cas d’abord lors de la crise de la politique contractuelle ayant abouti aux évènements tragiques du «jeudi noir» (26 janvier 1978).

Parmi les relations politiques, celles nouées avec le fondateur du nouvel Etat, le Zaïm Habib Bourguiba, et avec le fondateur de Nida Tounes, Béji Caïd Essebsi, sont dignes d’intérêt, en raison de l’interférence entre l’alignement assumé et la dissidence tantôt ouverte, tantôt discrète. Avec le Président Bourguiba, Mohamed Ennaceur déroule ses souvenirs (pp. 263-289) qui laissent entrevoir une forte relation empreinte d’estime et d’affection. Il n’empêche que Mohamed Ennaceur n’hésita pas à démissionner en 1977, en réaction au blocage du dialogue social entre l’UGTT et le gouvernement de Nouira. Avec le Président Caïd Essebsi, Mohamed Ennaceur entretenait une longue amitié imprégnée de complicité et de franchise, rendue difficile par les dissensions internes au sein du parti Nida Tounes au lendemain de la victoire aux élections de 2014 (p. 467 suiv.). A deux reprises, il se trouve «en situation conflictuelle» avec Beji Caïd Essebsi. Il en fait état.  On sait aussi les relations compliquées du chef de l’Etat avec le chef du gouvernement. Et «à deux reprises», dit-il encore, «sans entrer dans les détails, je suis intervenu pour limiter les dégâts et sauver les apparences» (p. 538). Cet homme, on doit le croire. En tant que vice-président du parti puis président du Bureau politique au lendemain de l’élection d’Essebsi à la présidence de la république, il ne manqua pas d’œuvrer désespérément au non-éclatement de cette formation déchirée par les ambitions de ses membres dirigeants et l’alliance contre-nature avec Ennahdha. Malgré ses tentatives, il avoue son échec et son sentiment d’ «affliction»  à l’égard de la décrépitude de Nida Tounes ainsi que de «l’évolution des mœurs politiques en Tunisie». Cet épisode malheureux fut peut-être la plus grande déception de sa vie.

Tout est exposé et rien n’est censuré, les alliances et les mésalliances, les accords et les désaccords, en toute clarté et honnêteté, sans jamais céder aux règlements de compte et autres «coups bas» en usage dans le champ politique. Mohamed Ennaceur assume ainsi son long parcours politique en le clôturant par la rédaction et publication de cette belle somme autobiographique qu’est son livre «Deux Républiques, une Tunisie», en demeurant toujours fidèle au credo rousseauiste du «contrat social» qu’il voudrait de tous ses vœux refonder entre l’Etat et les citoyens. Cette refondation trouve sa légitimité dans le fait que, depuis la révolution, le lien social s’est distendu; et que, par conséquent, la sortie de crise passe, selon l’avis autorisé de Si Mohamed Ennaceur, par une évaluation objective et l’organisation d’une conférence nationale ouverte à tous les acteurs politiques et aux différentes composantes de la société civile, afin de « restaurer la confiance des Tunisiens en eux-mêmes, en leurs dirigeants et en leurs institutions nationales » (dernière phrase de la dernière page du livre). Si les lecteurs d’aujourd’hui sont enclins à donner plus d’importance voire à se limiter à la période récente couvrant la décennie de la transition post-révolution, les historiens de la Tunisie contemporaine ou du moins ceux qui s’y intéressent, trouveront une matière précieuse pour mieux connaître le passé, un passé qui éclaire le présent au prix d’une approche comparative des multiples sources écrites et orales. Mohamed Ennaceur y aura grandement contribué par un témoignage crédible et de valeur scientifique et politique.  A lire attentivement et entièrement et non de manière sélective.

Deux Républiques, une Tunisie
de Mohamed Ennaceur
Editions Leaders, mars 2021, 684 pages, 88 photos, 38 DT
En librairies et sur
www.leadersbooks.com.tn

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Mohamed Kerrou et Hamadi Redissi

 

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