News - 04.08.2020

Taoufik Habaieb - Béji Caïd Essebsi, 1 An déjà: L’exigence de loyauté

Taoufik Habaieb - Béji Caïd Essebsi, 1An déjà : L’exigence de loyauté

Béji 1 An déjà. Mais il est encore trop tôt pour dresser ne serait-ce qu’un premier bilan de l’œuvre accomplie en quatre ans et demi par le président Béji Caïd Essebsi à Carthage, le premier président de la République tunisienne  élu démocratiquement. Même si son mandat n’a pas été mené à terme, soit fin décembre 2019, le mandat quinquennal du premier président de la République démocratiquement élu, en toute transparence, marquera l’histoire récente de la Tunisie. Par les convictions qu’il a incarnées et l’action qu’il a entreprise, Béji Caïd Essebsi aura été jusqu’au bout fidèle à ses engagements et au style qui a toujours été le sien. Un homme loyal, un patriote intransigeant, dans le droit fil de son mentor Habib Bourguiba.

Célébrer aujourd’hui le premier anniversaire de sa disparition s’impose plus qu’en devoir de mémoire, en leçon de politique au moment où la Tunisie aborde un contexte des plus délicats, sur la voie de sa transition démocratique. Les premiers enseignements à en tirer sont utiles pour rappeler les valeurs cardinales dont doit faire siennes tout homme d’État candidat à la charge publique, a fortiori à la magistrature suprême.

La solitude au sommet de l’État

Béji Caïd Essebsi a toujours été un homme indépendant, jaloux de sa liberté, se soustrayant à toute influence. Il était un solitaire, car au sommet de l’État, le pouvoir est une solitude. Contrairement aux apparences, cet homme jovial, à l’humour décapant n’avait pas beaucoup d’amis. ll lui arrivait de se murer dans le silence pendant des jours lorsqu’il s’agissait d’une décision capitale pour l’avenir du pays qu’il devait prendre. D’une grande urbanité, jovial, convivial, à l’humour décapant et à la séduction imparable, BCE avait certes des amis. Une famille, restreinte et élargie, des proches, des collaborateurs, chefs de gouvernement, ministres, conseillers, des compagnons politiques au sein de Nidaa et dans d’autres familles et partis. Mais pas de confidents.

De tous, il exigeait la loyauté, non pour sa personne mais pour ce qu’il représente, pour mériter sa confiance et gagner son estime et sa considération. C’est ainsi qu’il a érigé ce dévouement plein et entier envers les valeurs incarnées, les engagements pris, la patrie, le peuple et l’État en une règle suprême. Non négociable.

Un devoir…

Son ultime devoir était d’œuvrer pour une Tunisie apaisée, stabilisée, remise dans le concert des nations, replacée sur la voie de la prospérité. Béji Caïd Essebsi ne se choisissait aucun héritier, aucun successeur. En prenant les commandes, en mars 2011, d’un bateau ivre, livré en pleine tempête, il s’échinera à redresser la barre, organiser les premières élections libres d’une Assemblée nationale constituante. Respectueux du verdict des urnes, il remettra le 24 décembre 2011 les clés de la Kasbah au chef de la nouvelle majorité organisée en Troïka devant lui succéder, Hamadi Jebali.

Mais, seulement un mois après, sentant le pays aller à la dérive, il lancera le 26 janvier 2016 l’Appel de la Tunisie qui sera l’acte fondateur de son futur parti. La montée de la tension en 2013, après l’assassinat de Chokri Belaïd, puis de Mohamed Brahmi, le sit-in du Bardo et le bras de fer devenu menaçant avec Ennahdha conduiront Béji Caïd Essebsi, alors qu’il se trouvait à Paris pour des visites médicales régulières, à accepter d’y rencontrer le 14 août Rached Ghannouchi, à sa demande, venu spécialement de Tunis. Ensemble, ils ont inventé ce fameux Tawafouk, cette concorde qui évitera à la Tunisie de réels périls. Lorsque je lui demandais si tous deux étaient restés par la suite fidèles aux engagements pris à cette occasion, il me répondit de façon énigmatique mais catégorique : «Nous n’avons rien convenu. Nous avons évoqué… !».  Du pur Caïd Essebsi. Seul aujourd’hui Ghannouchi en détient le secret.

Et une mission

Béji Caïd Essebsi se donnait une mission propre. Son but suprême était de favoriser l’émergence d’une nouvelle génération de jeunes, à même de se hisser aux commandes du pays. A chaque voyage officiel à l’étranger, il tenait à y associer des parlementaires, des jeunes de préférence issus de divers partis. Lorsqu’il devait se rendre le 19 mai 2015 en visite officielle à Washington pour rencontrer Barack Obama et s’efforcer d’obtenir pour la Tunisie le statut d’allié majeur des États-Unis d’Amérique non membre de l’Otan, il était ravi d’emmener avec lui quatre jeunes élus de la Nation. Riadh Mouakhar (Afek), Wafa Makhlouf (Nidaa), Ouassama Seghaier (Ennahdha) et Ali Bellakhoua (UPL) étaient du voyage. Dans l’avion qui le menait vers la capitale fédérale américaine, il m’avait demandé de les inviter dans sa cabine présidentielle pour plus d’ample connaissance. Plus d’une heure, il savourera avec délectation ses échanges avec eux, francs, spontanés.

Le lendemain, lors de la signature, à Blair House, en face de la Maison-Blanche, la résidence officielle des chefs d’État mise à sa disposition, du Mémorandum of Under Standing (par le secrétaire d’Etat John Kerry et Mohsen Marzouk, ministre conseiller à la Présidence), il demandera que ces quatre jeunes députés soient à ses côtés, envoyant ainsi une belle image de la nouvelle Tunisie.

Pari sur la jeunesse

C’est aussi cette même confiance placée en la jeunesse qui le conduira à confier la direction de son cabinet en 2016 à un jeune de 38 ans, Slim Azzabi, et surtout à proposer aux partis politiques, le 3 août 2016, la désignation de Youssef Chahed, 40 ans, pour former le nouveau gouvernement. Il était très enthousiaste de voir y figurer côte à côte les Zied Ladhari et Anouar Maarouf (Ennahdha), Hichem Ben Ahmed et Faten Kallel (Afek Tounes), Anis Ghedira et Fayçal Hefiane (Nidaa), Iyed Dahmani (Al Jomhouri), Mehdi Ben Gharbia (Alliance démocratique), Samir Taieb (Al Massar), Omar Behi, Slim Khalbous et Héla Cheikhrouhou, et autres Mohamed Trabelsi (indépendants).

En sera-t-il un jour déçu, trahi ? Ne serait-ce que par certains d’entre eux. Peu importe à ses yeux. L’essentiel pour lui est d’avoir cru en cette jeunesse, misé sur elle.

Immunisé contre l’infidélité

La déception est de mise en politique. Comme la trahison. En vieux routier de près de 70 ans d’action politique, d’abord auprès de Bourguiba et aux plus hautes fonctions de l’État, il en avait fait maintes fois l’épreuve, à son corps défendant. Il en gardera certainement une profonde amertume, mais il ne le montrera pas. Sauf les tout derniers jours. Mais, il était déjà sur un goût d’inachevé.

Dès le mois de juillet 2017, à mi-mandat de son quinquennat, Béji Caïd Essebsi me déclarait pour Leaders qu’il comptait déjà les mois qui lui restaient à « tirer » à Carthage. Dans ce compte à rebours, sans la moindre intention déclarée de rempiler pour un second mandat, il avait hâte de parachever son œuvre. A l’exercice du pouvoir, il était édifié quant aux limites du régime politique hybride, institué par la Constitution, avec une présidence en trois têtes, dispersant les pouvoirs entre Carthage, la Kasbah et le Bardo et diluant les responsabilités. Le code électoral, lui aussi, était inapproprié. Mais, il ne voulait pas y toucher, déterminé à laisser ces deux grands chantiers à son successeur.

Le projet inachevé

Toute son énergie, Béji Caïd Essebsi la consacrait, en plus de son action internationale, à l’aboutissement de grands projets qui lui paraissaient essentiels pour l’avenir de la Tunisie. La réconciliation nationale, la réhabilitation des hauts cadres de la nation qui n’ont tiré aucun profit personnel des instructions qu’ils devaient appliquer, pour les réinsérer au service de la nation, l’ancrage des droits et libertés, et en grande avancée significative, pour la Tunisie mais aussi le monde arabe et islamique, la parité dans l’héritage entre les hommes et les femmes.

Alors qu’il se battait sur tant de fronts, en plus de la mobilisation du soutien international en faveur de la Tunisie, la lutte contre le terrorisme, la sortie de crise en Libye, et l’appui aux populations défavorisées, les machines politiques politiciennes s’emballaient déjà pour emporter les prochaines élections présidentielles et législatives de l’automne 2019. Défections, dépeçage de Nidaa, remise en cause du père, affirmation d’indépendance et d’exercice strict des attributions constitutionnelles, alliances contre nature et course effrénée au pouvoir quel qu’en soit le prix, sans vision, ni programme salutaires pour la Tunisie polluaient une atmosphère déjà pesante.

Dans sa solitude à Carthage, Béji Caïd Essebsi observait stoïquement ce manège et comptait les jours qui le séparaient de son affranchissement de sa lourde charge. Il se souciait énormément de ce qu’allait advenir de la Tunisie à l’issue des élections et n’y voyait guère un réel motif d’espoir. Gardant foi et raison, il ne perdra pas confiance en la providence.

La première rupture

En juillet 2018, la détermination de Youssef Chahed à se départir, sans attendre un remaniement ministériel prévu la fin du mois, du ministre de l’Intérieur qu’il avait lui-même nommé, passant outre alors les mises en garde à son endroit, provoquera une première rupture entre lui et le président de la République. Le passage en force au Parlement, pour faire investir son successeur, après une longue journée houleuse ponctuée d’apostrophes indignes et de marchandages à peine discrets donnera de la démocratie tunisienne une piètre image. Cloué devant la télé tout au long de ce samedi 28 juillet pour suivre les débats au Bardo, Béji Caïd Essebsi en sera meurtri. Quelque chose de précieux s’est brisé.

Les mois qui suivent ne feront qu’approfondir la rupture sur fond d’implosion organisée du Nidaa dont la direction ne fait qu’aggraver les fractures et dissensions. Sur les vestiges du parti de BCE, des dissidents s’employant à capter l’héritage et s’en prévaloir devant les électeurs iront fonder un parti jumeau, Tahya Tounes, rapidement monté en machine électorale pour Chahed et ses compagnons à l’assaut du pouvoir.

Toujours épatant…

Sans broncher, BCE continuera à observer de loin, endurant dans sa chair les blessures de plus en plus douloureuses. Début mai 2019, son état de santé empire. Sans pour autant accuser des signaux d’alerte particuliers. Lors de son voyage à La Mecque, le 30 mai 2019, pour présider le sommet arabe extraordinaire demandé par l’Arabie Saoudite, puis prendre part au sommet islamique, il affichait cependant une bonne santé. Dans l’avion où il aimait taquiner les journalistes, il n’avait pas manqué de faire montre devant nous de sa verve, multipliant allusions et insinuations qu’il n’était guère difficile à décoder. Puis, trois jours durant, il épatera ses pairs, malgré les longues séances nocturnes, par sa fraîcheur, son assiduité et ses interventions. A deux heures du matin, le Roi de Jordanie et l’Émir de Bahreïn se lèveront de leur siège pour aller lui donner l’accolade, sous les applaudissements des monarques et chefs d’État, le Roi Salman, le premier.

Avant de lâcher prise

Mais, début juin, l’état de santé de Béji Caïd Essebsi s’est dégradé. Il profitera d’un voyage privé à Paris pour se soumettre comme d’habitude, le 20 juin, à un check-up. Ce jour-là, il aura un long entretien «d’homme à homme » avec son frère, Me Slaheddine Caïd Essebsi, de passage dans la capitale française. Le sentant fatigué, celui-ci lui proposera de prolonger son séjour de quelques jours pour se reposer. BCE, qui aurait tant aimé rester encore plus à Paris qu’il affectionne depuis ses années à la Sorbonne, début 1950, décline la proposition, soulignant qu’il doit absolument regagner Tunis où il devait recevoir le lendemain Mme Madeleine Albright, l’ancienne secrétaire d’Etat américaine, une vieille connaissance et une grande amie de la Tunisie.

Nous connaissons la suite. Premiers malaises, dès le 24 juin, jour de la fête de l’Armée, reportée. Panique et folles rumeurs le jeudi 27 juin, suite à «un malaise aigu», une première admission à l’Hôpital militaire. Un autre président, celui de l’ARP, Mohamed Ennaceur, n’était pas ces mêmes jours au meilleur de sa forme. Au Bardo, les appétits se lâchent pour capter la présidence par intérim du Parlement, voire ainsi celle de la République en cas de vacance définitive. Ennaceur débarquera  et déjouera les stratagèmes. Sans dissuader pour autant d’autres prétendants recommandant «pieusement» l’évacuation sanitaire du président Caïd Essebsi en France. Niet, opposeront les siens et ses médecins. Retour à Carthage le 1er juillet au soir.

Béji Caïd Essebsi commence à se lâcher. Les nouvelles qui lui parviennent de l’univers politique sont loin de le réconforter. En toute urgence, une loi sur mesure portant amendement du code électoral sur fond d’exclusion de partis politiques de la course électorale, soutenue par Ennahdha, Tahya Tounes et El Machrou notamment, était adoptée le 18 juin par le Parlement, attendant d’être promulguée par le président de la République. BCE y réfléchit longuement en son âme et conscience. Sentant la conspiration, il s’y interdira. Alors qu’il gardait la chambre et ne s’autorisait, sur instructions de ses médecins, que de rares audiences officielles, les pressions pleuvront sur lui de toutes parts. C’était méconnaître Caïd Essebsi. Ce qui ne fera en effet qu’augmenter ses doutes et le renforcer dans sa conviction de ne pas la promulguer. Il ne le fera pas, et ce refus figurera dans les annales de la République.

Le torpillage

La riposte ne tardera pas à être orchestrée par des communiqués officiels de partis politiques dont Ennahdha et Tahya Tounes. Des médias s’y ajouteront : «Atteinte à la République, viol de la Constitution, trahison du serment prêté et de la volonté des élus de la nation…» : l’artillerie lourde est mise en branle.

Les locataires se succèdent à Carthage, à la Kasbah et au Bardo. S’ils changent, l’histoire ne fera que se répéter. La peur, les honneurs et les intérêts demeurent les seuls moteurs qui font fonctionner tant de candidats au pouvoir. BCE pouvait-il y inclure l’exigence de loyauté qu’il avait tant tenté de partager avec ses jeunes disciples et leurs aînés partenaires ?

Dépité, désenchanté, déçu, Béji Caïd Essebsi se lâche. Le corps répond de plus en plus difficilement, mais l’esprit reste vif et l’humour au coin des lèvres. Nouvelle admission à l’Hôpital militaire, mercredi 24 juillet. Il rendra l’âme le lendemain, jour de la fête de la République. Funérailles nationales grandioses. Le peuple, en deuil, le pleurera.

Béji Caïd Essebsi est parti, avec des hommages unanimes, mais sur un goût d’inachevé. De là où il se trouve - paix à son âme -, il ne doit pas être heureux de voir la Tunisie s’enliser comme elle l’est aujourd’hui. Il aurait sans doute lancé : «Je vous ai prévenus», et aurait ajouté, comme il le faisait souvent en temps d’épreuves : «Il ne faut pas désespérer. La Tunisie s’en sortira».

Taoufik Habaieb

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