News - 09.05.2020

Najet Brahmi Zouaoui - Décret gouvernemental N° 2020/208 : Confinement ciblé ou cible confinée ? Vers une mise en quarantaine de la loi ?

Le décret gouvernemental N 2020/208 du 2 Mai 2020 portant  fixation des modalités, procédures et rythme du confinement ciblé: Le confinement ciblé ou la cible confinée ?bVers une mise en quarantaine de la loi ?

Par Najet Brahmi Zouaoui, Professeure à la faculté ce Droit et des Sciences politiques de Tunis et avocate près la Cour de Cassation

1 - «Trop de lois tue la loi»(1) . Et pastichant ces propos, on dira trop d’autorité tue l’autorité. Cette affirmation serait  à présent d’autant plus justifiée qu’à force de vouloir impliquer les autorités de tutelle dans la décision des modalités d’exécution du confinement ciblé tel que régi par le décret gouvernemental N°2020/208 du 2 mai 2020(2) modifié par le décret gouvernemental N° 2020/257 du 3 Mai 2020(3) le législateur aurait contribué un tant soit peu à l’effritement de la notion même d’autorité. La réflexion sur cet aspect critique du décret-loi susvisé constitue à elle seule un des principaux intérêts qui s’attachent à cette étude. Une meilleure vulgarisation de cet intérêt suppose introduits aussi bien le texte que le contexte du décret gouvernemental susvisé.

1- Le contexte

2- Afin de contourner aussi bien la propagation que les retombées néfastes du Corona virus «Covid-19», le chef du gouvernement a procédé en date du 12 mars 2020 à la promulgation d’un décret gouvernemental obligeant le peuple tunisien à un confinent général(4) qui doit du reste s’étendre sur deux mois(5) . Le chef du gouvernement, appelé à vulgariser la portée et les suites à devoir donner à cette décision lourde d’inconséquences économiques et sociales, a déclaré que cette décision pourrait être  révisée en  fonction de l’évolution de la de la courbe de propagation du Corona virus «Covid 19»(6). Aussi et après une première période de confinement allant du 16 Mars au 4 avril 2020, le chef du gouvernement a décidé et à deux reprises la prolongation de la période du confinement général pour deux périodes successives de deux semaines chacune et a fini par décider du passage du confinement général au confinement ciblé. C’est le décret gouvernemental N° 2020/208 du 02 Mai 2020 tel que modifié par le décret gouvernemental 2020/ du 03 Mai 2020 qui réglemente cette nouvelle forme de confinement dit ciblé.

2- Le texte

3- Décidé en conseil de ministres du 28 avril 2020 et publié au JORT du 02/05/2020, le décret gouvernemental N° 2020/208 du 02 Mai 2020 a pour objet de fixer les modalités, procédures et rythme du confinement sanitaire orienté ou ciblé-Composé de cinq articles, le décret gouvernemental interpelle le juriste à plus d’un égard. Son texte polémique à plus d’un égard a d’emblée choqué les constitutionnalistes tenants fervents de la constitutionnalité de la loi.
Sa modification par le décret gouvernemental N° 2020/257 du 03 Mai 2020, si elle a résolu un problème, ne serait pas de nature à estomper toute polémique autour du texte.
- Un texte polémique de par la première formulation de son article 10 relatif aux personnes soustraites au confinement orienté
:

4- Sitôt publié au JORT, ce décret-gouvernemental a fait l’objet de remous et de Contestations amenant le chef du gouvernement à réagir à travers le communiqué officiel du 03 mai soulignant une erreur dans la version du décret gouvernemental publié au JORT du 02/05/2020 et s’engageant à la promulgation d’un autre décret gouvernemental qui portera modification du premier. Celui-ci-ci n’a pas tardé à voir le jour puisque quelques heures après le communiqué officiel du chef du gouvernement, un deuxième décret gouvernemental a été publié au JORT. Il s’agit du décret gouvernemental N° 2020/257 du 3 mai 2020 portant modification du décret gouvernemental N° 2020/208 relatif au confinement orienté. Dans sa première version, -celle du 02 Mai 2020-, le décret gouvernemental devait pêcher par la disposition de son article 10 qui régissant les exceptions au confinement ciblé, dresse la liste des personnes qui sont exclues du champ d’application du décret gouvernemental et devant continuer à se conformer aux exigences du confinement général au sens du décret gouvernemental N° 2020/158 du 12 Mai 2020.

5- C’est surtout la formule de l’article 10 tiret 3 qui a nourri les remous et contestations. En effet disposant que «les femmes enceintes et les mères qui ont à leur charge leurs enfants de moins de 15 ans doivent échapper au régime du confinement orienté et continuent à subir-ou peut être bénéficié-du régime du confinement général», ce décret gouvernemental serait en flagrante violation de la constitution du 27 janvier 2014.Cette violation serait d’autant plus justifiée que l’article 21 de la constitution érige l’égalité entre les citoyens au rang d’un principe général(7). Si donc le décret gouvernemental vient soustraire les mères ayant à leur charge un enfant de moins de quinze ans, il sera de nature à rompre la règle de l’égalité entre les citoyens. Pire encore, la discrimination se base sur le genre et renoue avec des débats classiques que l’on a crus déjà révolus.

6- Sensible à cette vague de contestations, le chef du gouvernement a très vite rendu public un communiqué officiel en date du 03 mai 2020(8) soulignant d’une part une erreur dans la version du décret-loi susvisé et son engagement à promulguer un autre décret-loi qui aura pour objet de modifier le premier dans le sens d’une correction de l’erreur qui l’aura marqué promulgation d’un décret portant modification dudit décret-loi.

7- La modification a été très rapidement entreprise et c’est le décret gouvernemental N 2020/257 du 3 mai 2020 qui a consacré ladite modification(9).
Devant toucher la disposition de l’article 10 exclusivement, le décret gouvernemental N 2020/257 a étendu la liste des personnes soustraites au confinement orienté en ajoutant la catégorie des enfants de moins de 15 ans(10) et en modifiant la catégorie des personnes au sens du paragraphe 2 tiret 1 de l’article 10 de façon à abroger la formule contestée et lui substituer une autre synonyme des «femmes enceintes» exclusivement(11).

8- Mise à part sa portée, cette modification du décret gouvernemental serait en soi un mauvais indice pour le citoyen soucieux d’une sécurité juridique garante de la prévisibilité juridique de la règle du droit aussi bien dans le temps que dans l’espace. Gommer et refaire en un seul jour serait en fait la marque regrettable d’une insécurité sinon fondamentale du moins symbolique pour le citoyen tunisien. L’insécurité juridique serait si redoutable que même modifié, le décret gouvernemental N 2020/208 du 2 Mai 2020 continue à nourrir la polémique.

-Un texte toujours polémique malgré la modification de son article 10:

9- C’est dans la contestation aujourd’hui du conseil supérieur de la magistrature des dispositions du décret gouvernemental N2020/208 que l’on croit trouver la principale illustration de la polémique que nourrit ledit texte. Celui-ci serait, à bien vouloir croire aux communiqués du Conseil supérieur de la Magistrature du 03 Mai 2020 contraire à la constitution d’une part et à la loi organique N 2016/du 30 avril 2016 relative au Conseil supérieur de la magistrature de l’autre. L’article 4 du décret gouvernemental qui investit le ministre de la justice du pouvoir de fixer les modalités, procédures et rythme de la reprise progressive du service judicaire et l’arrêté du ministre de la justice devant le mettre en œuvre, continuent en effet à susciter la polémique à telle enseigne que le travail judiciaire continue aujourd’hui à fonctionner sous le régime du confinement général. Seules les disciplines qui échappent à la suspension de la procédure au sens du décret gouvernemental N 2020/158 du 12 Mars 2020 doivent faire l’objet d’un fonctionnement judicaire normal. Le système judicaire reste dysfonctionnel en dehors de ces domaines restrictifs.

10- Quelle que soit sa portée, la polémique susvisée n’a pas été sans affecter le droit à l’accès à la justice garanti lui aussi par la constitution tunisienne du 27 janvier 2014.Le travail judicaire étant en principe toujours suspendu, le justiciable reste désemparé.

11- Au bilan préliminaire d’une lecture empirique -basée sur une observation du quotidien-du décret-loi N2020/208, une contestation en amont favorisée par le dispositif de l’article 10 déjà modifié ; et une double contestation en aval émanant du Conseil supérieur de la Magistrature déplorant une violation du principe de son autonomie telle que préservée par la constitution d’une part et du justiciable arguant de son droit d’accès à la justice de l’autre.

12- Au bilan définitif d’une lecture critique du décret-loi N 2020/208 tel que modifié par le décret gouvernemental N2020/257, plusieurs aspects critiques tenant à la fois à la technique(I) qu’au fond dudit décret gouvernemental (II)

I- Un texte critiquable de par sa technique juridique: La technique du renvoi ou le renvoi à l’effritement de la loi?

13-Cherchant à « fixer les modalités, procédures du confinement ciblé conformément aux exigences de la prévention contre la propagation du Corona virus « Covid 19 » et la limitation de ses retombées sur les plans sanitaire, économique, social et sécuritaire »(12) , le décret gouvernemental N 2020/208 ne se suffit pas à lui-même pour réaliser son objectif susvisé. Il renvoie à des textes d’application pour fixer les modalités et procédures du confinement ciblé pour chacun des trois secteurs de la vie économique à savoir le secteur privé, le secteur public et les professions libérales. Il emprunte ainsi une technique de légiféra ion classique certes(A) mais très redoutable (B) car de nature à menacer les principes de la sécurité et de l’efficacité juridique oh combien savants en période de pandémie assimilée à la période de guerre(13).

A- Le renvoi : une technique classique de la rédaction des lois

14-La technique du renvoi, comme son nom l’indique, couvre deux réalités juridiques différentes. Dans l’une comme dans l’autre de ses deux formes, elle consiste pour le législateur d’avoir une attitude passive sur un des aspects de la question règlementée traduite par le choix qu’il fait de renvoyer à un autre texte juridique qui devra en assurer la règlementation. Le législateur peut renvoyer à un texte préexistant mais il peut aussi renvoyer à un texte subséquent. La première hypothèse est le plus souvent illustrée par le renvoi à des lois déjà en vigueur. Quant à la seconde, elle est le plus souvent illustrée par le renvoi par   du législateur à un texte d’application. Dans l’une comme dans l’autre de ses deux formes, la technique du renvoi serait un facteur d’insécurité juridique. Cette affirmation serait d’autant plus justifiée que le renvoi s’oppose   à l’unification de la loi qui tient aujourd’hui d’un indicateur fondamental de l’attractivité de la loi. Il faudrait cependant souligner que le renvoi à un texte antérieur est moins redoutable que le renvoi à un texte postérieur. Dans la première hypothèse, seule l’unité des textes est bafouée alors que dans la seconde hypothèse, il y aurait aussi atteinte à l’efficacité du nouveau texte qui bien qu’officiellement en vigueur, ne peut être appliqué car dépendant d’un texte ultérieur d’application.(14) La situation serait très critique lorsque l’inefficacité du nouveau texte est source d’une inégalité entre les citoyens. Et l’on croit trouver dans le texte du décret gouvernemental N° 2020/208 une illustration de cette situation critique.

B- Le renvoi dans le décret gouvernemental N 2020/208 : Une technique critiquable

15- Le renvoi est doublement critiquable aussi bien dans son principe(a) que dans ses différentes illustrations telles que régies par les articles 3 et 4 du décret gouvernemental N 2020/208(b)

a) Un renvoi critiquable dans son principe

16- Devant obligatoirement revêtir le caractère d’une mesure d’urgence consacrant des dispositions exceptionnelles, les dispositions régissant le confinement ciblé doivent se suffire à elles même et éviter tout risque de contradiction ou d’incohérence. Cette affirmation serait d’autant plus justifiée que comme son nom l’indique la législation d’urgence est appelée à régir une situation d’urgence qui ne doit courir aucun risque quant à l’application immédiate de la loi. La technique du renvoi à des textes d’application tiendrait, à notre sens d’un véritable frein de nature à reporter l’application immédiate de la loi. Elle est paradoxalement retenue par le dispositif légal du décret gouvernemental N°2020/208 en général et par les dispositions susvisées en particulier.

b) Un renvoi critiquable dans ses illustrations

17- Le renvoi à des textes d’application tient de la règle marquant l’ensemble des dispositions du décret gouvernemental sans exception aucune. Les modalités, procédures et rythme du confinement ciblé seront fixés par d’autres textes émanant du ministre concerné pour les deux secteurs privé et public d’une part et des organismes professionnels de tutelle pour les professions libérales de l’autre. Il en va autrement pour le service de la justice qui répond d’un régime de confinement ciblé divers et relevant d’une triple compétence du Ministre de la justice, du premier président du tribunal administratif et du premier président de la Cour des comptes.

18- Aujourd’hui et alors que le confinement ciblé est supposé exécuté, le travail continue en principe à être suspendu dans le domaine de la justice-3-et semble être freiné par une formulation très critiquable des articles 3 et 4 du décret gouvernemental susvisé régissant respectivement le confinement ciblé dans le secteur public -1- et dans le secteur des professions libérales -2-

1- Le confinement ciblé du secteur public: L’arrêté du ministre de tutelle ou le tapis glissant ?

19- Ce sont les dispositions de l’article 3 alinéas 2 du décret gouvernemental N 2020/208 qui régissent cette question. Aux termes de cet article : «Les conditions, procédures et rythme de reprise du travail pour les sévices de l’Etat, les collectivités locales, les entreprises publiques à caractère administratif ainsi que les instances et établissements et entreprises publiques sont fixés par arrêté du Ministre concerné qui sera publié sur le site électronique de la présidence du gouvernement». Il en découle donc un renvoi à un acte règlementaire en l’occurrence un arrêté du Ministre susvisé. Celui-ci a donc la charge de règlementer le confinement ciblé au sens de l’article 3 du décret gouvernemental N 2020/208.

20- Paradoxalement, le Ministre en question n’assume qu’en partie cette obligation de définir dans le détail les conditions et procédures du confinement ciblé pour les agents publics. Il s’en tient en effet à la seule définition des conditions du confinement et délègue celle des modalités aux directeurs des administrations. C’est la lecture du communiqué du Ministère de la fonction publique, Gouvernance et lutte contre la corruption qui traduit cette alternance entre les pouvoirs du Ministre et des directeurs des administrations publiques. Mais parler de communiqué, c’est déjà évoquer une première réserve à l’égard la politique d’exécution du confinement ciblé dans le cadre du secteur public qui se trouve au fond altérée par une affirmation redoutable d’un renvoi d’une autorité à une autre pour régir le confinement ciblé.

21- S’agissant tout d’abord du communiqué, il ya lieu de souligner une publication sur le site officiel de la présidence du gouvernement d’ un communiqué émanant des « Services du Ministre  de la fonction publique ,Gouvernance et lutte contre la corruption« » portant «  Horaires et procédures de la poursuite du travail dans les établissements, instances et établissements publics   dans la période du 04 au 24 Mai 2020 ». Le communiqué prend la forme d’un avis reproduisant les termes de l’arrêté du Ministre et disposant que «Il est porté à la connaissance des agents publics… Et».

22- Ainsi présenté, le communiqué publié sur le site officiel du Ministère de la fonction publique, serait en décalage par rapport au décret gouvernemental N 2020/208 qui prévoit une publication de l’arrêté signé par le ministre concerné et non d’un communiqué émanant des services du Ministère. Il va sans dire que l’arrête est un acte règlementaire alors que le communiqué est un simple acte d’administration. Le communiqué ne saurait en aucun s’identifier à l’arrêté qui passe dans le dispositif de l’article 3 alinéa 2 susvisé pour une condition fondamentale de l’efficacité du texte. Cette distinction, procédant d’une lecture exégétique du texte, pourrait susciter des réserves quant à l’entrée en vigueur de la décision du confinement ciblé. Cet esprit de réserve serait d’autant plus justifié que le décret gouvernemental N 2020/208 tient d’un texte exceptionnel qui ne peut être appliqué que dans la limite de sa disposition. L’application de celui-ci étant tributaire de la publication sur le site officiel de la présidence du gouvernement de l’arrêté du Ministre de la fonction publique, Gouvernance et lutte contre la corruption, il serait contraire à la lettre même de l’article 3 alinéa 2 du décret gouvernemental N2020/208 de voir dans la publication d’un simple communiqué émanant des « services du Ministère de la fonction publique, Gouvernance et lutte contre la corruption » une pleine réalisation de la condition de l’article 3 alinéa 2 du décret gouvernemental susvisé.

23- Une application irréprochable du texte oblige alors à dépasser la lettre même du texte pour croire en l’intention du législateur soucieux d’une exécution progressive du confinement ciblé. L’interprétation du texte serait-elle   de mise alors qu’il s’agit d’une disposition exceptionnelle régissant une conjoncture exceptionnelle et portante du reste sur un texte explicite s’accommodant d’une interprétation restrictive du texte ?

24- Quelle que soit la réponse à cette dernière question, il ne semble pas que le problème de l’efficacité du texte de l’article 3 alinéas 2 susvisé soit résolus à ce stade de la lecture formaliste du texte. Au fond, ce texte prêterait aussi à la critique. Et l’on croit trouver dans le renvoi aux directions des administrations publiques pour règlementer les modalités du travail une illustration fondamentale de cet aspect critique de la question. Notre affirmation serait d’autant plus justifiée que les directeurs des établissements et entreprises publics sont appelés à organiser le travail ; qui doit désormais respecter le principe de l’alternance, sur «la base, prévoit l’article 3 alinéa 2, de listes nominatives qui seront établies pour la raison » et à condition que le personnel actif ne dépasse pas, pour chaque jour, les 50% du personnel global de l’administration».

25- La bonne exécution du confinement ciblé dépendrait en définitive d’une administration interne de la direction de l’établissement publique qui devrait témoigner de beaucoup de diligence dans la mise en œuvre du décret gouvernemental N 2020/208. La préservation de l’intérêt du citoyen, fidèle usager du service public en dépend. La lenteur et le disfonctionnement voire l’anarchie que l’on a pu constater ces derniers jours notamment dans le domaine du transport public, ne semble pas témoigner d’une bonne concertation entre les différents acteurs de la mise en œuvre du confinement ciblé. Le bilan de la rentabilité administrative laisserait beaucoup à désirer.

2- Les professions libérales : Quelle concertation entre les organes de décision ?

26- S’agissant des professions libérales, l’article 5 du décret gouvernemental N 2020/208 prévoit, l’a-t-on déjà souligné, que les modalités et procédures de reprise de l’active sont fixés par les organes professionnels en concertation avec le ministre concerné. Ainsi formulé, ce texte est loin de faciliter l’exécution de la décision du confinement. La formule du texte traduit en effet un dédoublement de l’autorité chargée de fixer le régime du confinement ciblé d’une part et une obligation de concertation qui suppose des échanges entre les organes professionnels d’une part et le ministère de tutelle de l’autre. Le dédoublement des autorités même s’il n’est pas en mesure de créer des conflits, est critiquable dans la mesure où il vient alourdir la note déjà négative de la technique du renvoi. Celle-ci, très critiquable lorsque le renvoi se fait à une seule autorité, le sera encore plus lorsque le législateur renvoie à un texte qui fait appel, pour sa conception, à deux autorités différentes qui doivent du reste se concerter.

27- La concertation au sens de l’article susvisé suppose une fixation des procédures, modalités et rythme du confinement ciblé par les organismes professionnels de la profession concernée qui sera soumise pour avis au ministre de tutelle qui selon les cas approuve, désapprouve ou appelle à des modifications. Dans tous les cas, des échanges sont indispensables sauf à croire à une validation automatique du ministre concerné. La concertation, non limitée dans le temps, risque de perdurer et d’affecter en conséquence le passage du confinement général au confinement ciblé.

28-Il va sans dire que la prolongation de fait du confinement général, faute pour l’une ou l’autre des professions libérales de pouvoir fixer les modalités et procédures du confinement ciblé, entraine un état de cohabitation de deux régimes de confinement différents et ne serait pas moins sans entrainer la rupture de la règle de l’égalité entre les citoyens. Notre réserve serait d’autant plus justifiée que la reprise du travail, entreprise déjà pour certaines activités ne l’est pas encore pour d’autres. Ce serait le cas pour le travail judiciaire.

c) le travail judicaire et le conflit des compétences ?

29- Variable selon le secteur public ou privé, l’autorité chargée de fixer les modalités, procédures et rythme de travail, serait dans certains cas incompétent pour le faire. On fait ici allusion à la polémique qu’aurait suscité le dispositif de l’article 4 du décret gouvernemental du N2020/208 qui a investi le ministre de la justice du pouvoir de fixer les procédures, modalités et rythme du travail judiciaire. Cette investiture serait selon le conseil supérieur de la magistrature contraire à la loi N 2016 portantes créations du CSM. Seules les notes de travail émanant de ce dernier conseil obligent les magistrats selon le communiqué officiel du président du CSM. Le communiqué officiel du 02 Mai 2020 du ministre de la justice devrait du coup rester lettre morte.

30- Quelle que soit sa portée juridique, la polémique nourrie par le décret gouvernemental n’est pas sans engendrer une véritable impasse puisqu’il a entrainé jusqu’à ce jour une suspension du travail judicaires exceptées les domaines qui ont échappé à la suspension depuis le 12 Mars 2020 date de la promulgation du décret gouvernemental portant modalités et procédures du confinement général. Celui-ci continue, paradoxalement à s’appliquer à un moment où le décret gouvernemental N2020/208 du 20 Mai 2020 devait en principe s’y substituer. L’insécurité juridique, conséquente à la technique du renvoi, aurait favorisé une regrettable inefficacité juridique de la disposition de l’article 4 du décret gouvernemental N2020/208. Celui-ci aurait ainsi pêché en malmenant les deux principes, de plus en plus affirmés de la sécurité juridique d’une part et de l’efficacité de la règle de droit de l’autre.

II- Un texte critiquable de par sa substance

31- Modifié en date du 3 Mai 2020, l’article 10 du décret gouvernemental dresse à titre limitatif la liste des personnes qui échappent au régime du confinement ciblé et continuent à être régies par le décret N 2020/158 du 12 Mars 2020 portant régime du confinement généra. Il consacre du coup un régime, certes exceptionnel(A) très critiquable(B), d’une cohabitation entre les deux régimes de confinement général et ciblé

A) Une cohabitation exceptionnelle entre les deux régimes de confinement général et ciblé

32- Ce sont les deux articles 11 et 12 du décret gouvernemental qui consacrent l’idée de la cohabitation exceptionnelle entre les deux régimes de confinement. Le second-en l’occurrence le confinement ciblé tiendrait d’une exception(b) au principe du confinement général(a) qui continue à s’appliquer à une liste bien déterminée de personnes qui sont de par leur âge ou santé contraints à rester dans le confinement total.

a) Le principe de la cohabitation entre les deux régimes du confinement

33- C’est l’article 11 du décret- loi qui consacre le principe de la cohabitation entre les deux régimes de confinement et retient le caractère exceptionnel du confinement ciblé qui ; devant s’appliquer dans des cas et conditions bien déterminés, ne peut en cas s’opposer aux procédures du confinement général. Aux termes de cet article : « Les dispositions du présent décret gouvernemental s’appliquent sous réserve des procédures du confinement général régis par le décret gouvernement N 2020/156 du 22 Mars 2020 susvisé ».

34- Une lecture exégétique de cet article permet de souligner d’une part le caractère exceptionnel du confinement ciblé tel que régi par le décret gouvernemental N2020/208 et la prolongation du régime du confinement général qui tiendra d’une règle de l’autre. Le terme «sous réserve» consacré par la disposition de l’article 11 de ce décret gouvernemental en est très révélateur. Une meilleure lecture de cette règle invite à s’interroger sur son fondement d’une part et son domaine de l’autre. S’agissant du fondement, il est clair que la confirmation du principe du confinement général tient, pour l’Etat d’un sens très poussé de la responsabilité. Autant prévenir la propagation du Corona virus « Covid 19 », autant préserver les vies et échapper à la responsabilité. Et s’agissant du domaine, il est à souligner une fixation par le texte de la durée de la cohabitation entre les deux régimes du confinement qui se veut progressive et susceptible de révision en fonction de l’évolution de la situation pandémique.

35- S’agissant de la durée, elle est définie sur la base des deux décrets gouvernementaux N 2020/156 et N 2020/208.Aussi et à partir du premier, on est en mesure de définir la date ultime du confinement. Et sur la base du second, on conclut à une mise en œuvre du régime du confinement ciblé à partir du lundi 4 Mars. L’article 3 du décret gouvernemental N 2020/257 du 03 mai 2020 portant modification du décret gouvernemental N 2020/208 prévoit dans ce sens que  « ce décret gouvernemental est publié au JORT et entre en vigueur à  la date de sa publication ». Celle-ci devant correspondre au 3 mai 2020, il s’en suit une entrée en vigueur concomitante. En fait, et dans la mesure où cette dernière date correspond à un dimanche, l’exécution des procédures du confinement cible devait commencer le lundi 04 Mai 2020.

36- Ainsi délimitée, la durée du confinement ciblé peut être révisée soit dans le sens de la révocation du régime de ce confinement soit dans le sens de son abrogation définitive. Les deux articles 9 et 14 du décret gouvernemental N° 2020/208 sont très clairs sur cet aspect de la question.

b) Le caractère exceptionnel du confinement ciblé

37- Principalement tourné vers une reprise progressive du travail, le confinement ciblé ne peut être appliqué que dans les cas et conditions prévus par la loi. Un contrôle de la stricte application de ce caractère exceptionnel du décret gouvernemental est du reste prévu par le décret-loi. Aussi serait indiqué de souligner l’exigence du législateur et selon le secteur concerné, soit d’une autorisation soit d’une simple déclaration pour reprendre le travail
Certaines personnes ne peuvent cependant pas être autorisées à reprendre le travail. Une liste en est expressément dressée mais de loin critiquable.

B) Une cohabitation critiquable entre les deux régimes de confinement

38- C’est l’article 10 du décret gouvernent N 2020/208 tel que modifié par le décret gouvernemental N 2020/257 qui dresse à titre limitatif cette liste. Il y est prévu que :

« Les personnes ci-après définies restent soumises au confinement général :

- Les personnes retraitées âgées de plus de 65 ans.

- Les femmes enceintes.

- Les personnes handicapées.

- Les personnes atteintes par les maladies suivantes:

Le diabète non équilibre.

Les maladies respiratoires chroniques telles que l’asthme.

Les maladies cardiaques.

L’insuffisance rénale.

Le cancer.

39- Ainsi délimitée, cette liste de personnes prête le flanc à la critique dans la mesure où les cas d’interdiction sont parfois injustifiés et parfois redoutables car d’une généralité telle quelle s’oppose au caractère exceptionnel de la disposition.

1) Les personnes retraitées âgées de 65 ans ou le paradoxe lié au statut du retraité ?

40- Ainsi formulée, l’interdiction de prétendre au confinement ciblé concerne les personnes retraitées âgées de plus de 65 ans ce qui permet de conclure que les personnes du même âge qui ne sont pas retraitées peuvent toujours demander l’autorisation pour exercer leur travail. On comprend ainsi la logique du confinement ciblé, tourné l’a-t-on déjà souligné, sur la nécessité de reprendre le travail. Mais telle que formulée, la disposition de l’article10 alinéa 1er permet aussi d’affirmer que les personnes âgées de 65 ans mais qui n’ont jamais été dans la vie active échappent au confinement général. La condition de la retraite étant une condition fondamentale de la soumission de la personne au confinement générale, son absence justifie le confinement ciblé. La conclusion qui en découle est que pour une même tranche d’âge, un régime de confinement différent. Un confinement ciblé pour les non retraités et personnes qui n’ont jamais été dans la vie active et un confinement général pour les personnes retraitées. La retraite semble du coup constituer un critère de différenciation regrettable car le retraité est dans la formulation du texte moins favorisé que la personne de même âge mais qui n’a jamais été dans la vie active. La carrière active ferait ainsi figure d’une sanction de la personne âgée qui doit subir l’effet du confinement général.

41- Le choix du critère de la retraite nous semble être un mauvais choix et il aurait été plus indiqué de s’en tenir au critère du travail. Il aurait été plus indiqué de prévoir que les personnes âgées de 65 ans peuvent, si elles justifient d’un travail, être autorisées à prétendre au confinement ciblé. Cette formule viendrait de la logique du confinement tourné vers la reprise du travail sans bafouer le principe de l’égalité entre les citoyens d’une part et la cohérence qui doit marquer le dispositif légal de l’autre. Celle- ci serait bafouée dans la version actuelle du texte qui fait de la personne qui n’a jamais été dans la vie active, une personne plus favorisée que celle qui est déjà à la retraite.

2) Les personnes handicapées et malades ?

42- Les personnes handicapées et atteintes de l’une des maladies au sens de l’article 10 du décret gouvernemental N 2020/208 continent à être soumises au régime du confinement général prévoient l’article 10 susvisé. La lecture du texte permet de relever une formulation générale et incomplète qui heurterait de front l’efficacité du texte de portée très exceptionnelle.

43- La généralité du texte est si critiquable que pour certaines maladies, le législateur emploie pour définir leur domaine le terme notamment qui s’oppose catégoriquement au caractère exceptionnel aussi bien du texte que de la disposition de l’article lui-même. Le terme notamment est retenu pour la définition des maladies respiratoires chroniques dont notamment l’asthme. La formule serait de surcroit en violation notoire avec le dispositif du principe général du droit selon lequel «les exceptions doivent être appliquées dans la limite qui leurs sont assignées par la loi»(15) .

44- Quant à l’imprécision du texte de l’article 10, elle découle du fait que celui-ci, tout en énumérant une liste de maladies, n’en prévoit pas un système de preuve et encore moins une autorité chargée d’en attester. D’où le risque d’abus. Celui-ci est si redoutable que la tentation pour certains de trouver dans le régime du confinement général, une façon d’échapper au travail et de trouver d’arguer d’une maladie au sens de l’article 10 susvisé dont aucun système de preuve n’est établi. Demeure alors posée la question de savoir comment prouver la maladie au sens de l’article 10 du décret -loi N 2020/208 et quelle est l’autorité dont l’attestation d’une telle maladie va devoir faire foi ?

45- Une question sur l’autorité qui ne fait qu’alourdir la note du décret gouvernemental N 2020/208 qui ayant favorisé des dédoublements regrettables de l’autorité chargée de définir les modalités et procédures du confinement ciblé, observe le silence quant à la définition d’une telle autorité lorsque le cas échait et notamment en matière d’attestation des maladies justifiant le confinement toujours général pour certaines personnes. Serait –il alors légitime de croire à l’ère des confinements à un confinement de l’autorité conséquent à une mise en quarantaine du texte de la loi ?

Najet Brahmi Zouaoui
Professeure à la faculté ce Droit et des Sciences politiques de Tunis et avocate près la Cour de Cassation

(1) Fameuse déclaration de Jacques Chirac du 19 mai 1995.Cité par Eric Rohde dans son article intitulé »Trop de loi tue la loi »….La jungle législative, in Le monde du 23 janvier 2007.téléchargeable sur le lien https://www.lemonde.fr/societe/article2007/01/23/trop-de-loi-tue-la loi-la-jungle législative.

(2) JORT du 2 Mai 2020, P

(3) JORT du 3 Mai 2020, P

(4) Décret gouvernemental N 2020/158 du 12 Mars 2020 portant

(5) L’article 4 du décret gouvernemental N 2020/158 dispose en effet que »

(6) On se réfère ici à la conférence de presse invitant le chef du gouvernement à des précisions et réponses et clarification quant au domaine d’application du décret gouvernemental N2020/158.

(7) Aux termes de l’article de la constitution : « Les citoyens et les citoyennes sont égaux en droit et en devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination »

(8) Communiqué publié sur le site officiel de la présidence du gouvernement mais aussi largement diffusé sur les différentes radios nationales et autres et sur les journaux télévisés.

(9) JORT n du 3 Mai 2020, p1059.

(10) Article 2 du décret gouvernemental N 2020/257 du 03/Mai 2020.

(11) Article 1er du décret gouvernemental N 2020/257 du 03/Mai /2020

(12 ) Article 1er du décret gouvernemental N 2020/208 du 03 Mai 2020 tel que modifié par le décret gouvernemental N 2020/257 du 03 Mai 2020.

(13) L’assimilation de la pandémie Virus corona «Covid 19» a été affirmée à maintes reprises par le Président de la République dans des discours officiels.

(14) Sur une approche critique de la technique du renvoi, Voir Brahmi Zouaoui(N), La suspension des procédures et des délais dans les décrets loi du 17 avril 2020 faisant face au Corona Virus Covid 19, Leaders du 30 avril 2020, www.leaders.com.tn