News - 09.02.2020

Après le limogeage de Bâati : Les trois grandes questions que tous se posent à New York

Après le limogeage de Bâati : Les trois grandes questions que tous se posent à New York

Interrogations et confusion se bousculent tout au long du weekend au siège de l’ONU et dans les missions permanentes à New York. Maintenant que le « limogeage sacrificiel » de l’ambassadeur représentant permanent de Tunisie, Moncef Bâati, est acté, et que l’effet de surprise et l’émotion sont passés, qu’en sera-t-il désormais ? Trois grandes questions taraudent diplomates, observateurs et journalistes :

1- Comment expliquer le courroux de Washington contre la position tunisienne allant jusqu’à mettre en balance une « longue amitié et tout l’appui jusque-là consenti ? Est-ce également le cas pour l’Indonésie, co-sponsor du projet de la résolution incriminée ?

2- La Tunisie continuera-t-elle à porter le projet et avec quelles reformulations ?

3- Qui succèdera à Bâati et comment la Tunisie recadrera t-elle sa marge de manœuvre au conseil de Sécurité.

Essayons d’esquisser des éléments de réponse à chacune de ces trois questions.

Trump et son « initiative de paix » au moyen orient

Donald Trump ne s’en cache pas. Il fait de son plan de paix, annoncé le 28 janvier dernier, un axe majeur de son mandat. C’est pour lui « big achievement » dont il doit se prévaloir pour briguer un second mandat à la Maison Blanche. « Dénoncer et condamner » son initiative qu’il a présentée en « plateforme ouverte au dialogue et à la concertation », c’est s’attaquer aux Etats-Unis et à son président, considère-t-il. Il y met tout son poids. Encore plus maintenant qu’il ait déminé l’impeachement du Congress qui lui été intenté et qu’il aborde sa propre succession en toute confiance.

Les ministres des Affaires étrangères des pays arabes, réunis au Caire, sous la houlette de la Ligue arabe (Sabri Bachtobji y avait représenté la Tunisie) ont pris une position de principe, plutôt diplomatique et calfeutrée (de quoi absorber la colère de la rue arabe, sans heurter Washington). Ils ont instruit leurs représentants à New York d’introduire une résolution au conseil de sécurité. Leurs pairs, des pays islamiques, convoqués au siège de l’Organisation de la Coopération islamique à Djedda (la Tunisie y était représentée par Mohamed Ben Youssef) leur ont emboité le pas, à quelques formules près. Au siège de l’ONU, la délégation palestinienne, conduite par l’ambassadeur Riyadh Mansoor, n’y est pas allée d’une main morte. Prenant le leadership de l’élaboration de la toute première mouture, sur un ton jugé excessif. La Tunisie (pays arabes) et l’Indonésie (pays islamiques) devaient en être les co-sponsors.  L’ambassadeur Bâati, exalté par les récents propos du président Saïed, n’y avait pas décelé les risques encourus.

Comme en pareilles circonstances, la première mouture se fixe un plafond qui cèdera sous les navettes et les rabotages, pour rallier l’appui d’au moins 9 membres du conseil de Sécurité (afin que le projet soit tablé à l’ordre du jour du conseil) et surtout éviter un véto. La Tunisie a-t-elle su réaliser les changements politiques rapides intervenus sous l’impulsion de la Maison Blanche (Soudan, Emirats, Oman, etc.) ? S’est-elle entouré des meilleures précautions nécessaires (groupe arabe, mouvement des non-alignés ? En a-t-elle discuté amplement avec la délégation américaine en premier et celles des autres pays permanents ? Aussi, notre mission à New York a-t-elle bénéficié au plus haut niveau à Tunis, de tout le support / suivi / instructions, requis ?  La question attend réponse.

L’ire de Washington n’a pas tardé à se déclencher. L’ambassadeur des Etats-Unis à Tunis a été instruit pour entreprendre des démarches urgentes auprès des autorités tunisiennes alors que son homologue tunisien était « invité » à plancher sur ce même sujet à la Maison Blanche (et non au département d’Etat), auprès de proches collaborateur de Jared Kushner, haut conseiller du président des Etats-Unis (dont il est le gendre) et fervent artisan du plan de paix. Foreign Policy, très proche du Département d’Etat, nous livre des détails significatifs sur tout son engagement  sur cette la question. Kushner a-t-il contacté personnellement un haut dirigeant à Tunis ? L’information n’a pu être confirmée.

Ce que Washington craint le plus, c’est d’abord la levée d’un « grand vent de condamnation de son plan de paix », pouvant déborder le conseil de Sécurité pour parvenir à l’Assemblée générale de l’ONU. Des précédents les y avaient échaudées. Mais aussi la propagation d’un populisme anti-américain dans les pays arabes. « Son message très ferme adressé à la Tunisie dépasse la personne de l’ambassadeur Bâati pour être destiné directement au président Kais Saïed suite à ses récentes déclarations contre Ia normalisation avec l’Etat d’Israël, sous quelque forme que ce soit, décrypte pour Leaders un spécialiste. Profitant de l’absence d’un ministre en titre à la tête des Affaires étrangères, et de conseillers diplomatiques à la Kasbah et à Carthage, ajoute-t-il, le message a été voulu en mise en garde, très ferme. »

« Est-ce un abus de position dominante sur un petit pays à peine entré au conseil de Sécurité, d'exercer sur lui une aussi forte pression quant aux relations bilatérales au point de fausser l’équilibre et la mission même du Conseil ? » s’interroge un diplomate occidental à New York ? Rachida Ennaifar, cheffe de la Communication à Carthage récuse toute pression américaine subie. Ce n’est pas l’avis de Foreign Policy qui n’hésiterait pas à parler dans ce cas d’une « plaisanterie ». Quant à l’Indonésie, son ambassadeur à New York, sans aller aux détails a laissé entendre qu’effectivement « des démarches ont été effectuées » auprès des autorités de son pays.

Que va faire la Tunisie ?

Bâati parti, la délégation tunisienne à New York s’efforce de remonter la pente. Conduite par l’ambassadeur représentant adjoint Tarak Ladab, elle a agi à deux niveaux. D’abord, renouer les fils avec la délégation américaine, ce qui s’est passé dans une « bonne atmosphère », croit savoir Leaders. Il fallait ensuite s’entourer d’une double ceinture de protection à savoir celle du groupe arabe et du mouvement des Non-Alignés. Pour cela, le projet initial de la résolution a été revisité largement tout au long du weekend, pour prendre une forme plus consensuelle.

Selon notre confrère beyrouthin, L’Orient Le Jour, citant l’AFP, « une nouvelle mouture de la résolution palestinienne qui doit être soumise mardi à un vote du Conseil de sécurité de l'ONU, obtenue par l'AFP, s'abstient de condamner le plan américain pour le Proche-Orient et de citer les Etats-Unis contrairement à sa première version. Le dernier texte remis samedi aux 15 membres du Conseil de sécurité "constate que l'initiative présentée le 28 janvier 2020 en relation avec le conflit israélo-palestinien s'écarte des paramètres internationalement approuvés pour une solution durable, juste et totale, à ce conflit, tels que prévus dans les résolutions pertinentes des Nations Unies".
Expurgé « de ce tout ce qui peut fâcher les Etats-Unis », la nouvelle version sera co-introduite par la Tunisie et l’Indonésie sera présenté ce mardi 11 février. Le président palestinien, Mahmoud Abbes qui a fait le déplacement à New York assistera aux débats du conseil de Sécurité.

Au-delà de l’après Bâati, comment la Tunisie recadrera son rôle à New York ?

Les plus hautes autorités tunisiennes ont sans doute bien décrypté le message de Washington, et mesuré ses motivations réelles ainsi que ses conséquences. En offrant rapidement la tête de l’ambassadeur Bâati, sans se priver de le taxer de « manquement professionnel » et de l’accuser de « faute grave », elles ont cru pouvoir atténuer ainsi l’ire de l’Administration Trump et clore ce chapitre. Sont-elles cependant suffisamment conscientes des dysfonctionnements graves de la diplomatie sans cesse compliqués depuis la vague de décapitation successives. Sorti pour la première fois de sa réserve, le président de l’ARP et chef d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, a déploré le rétrécissement ces derniers temps du rayonnement tunisien à l’étranger. Il a particulièrement regretté notre absence au plus haut niveau de représentation à la conférence Euromed (décembre 2019, à Rome), et celle de Berlin sur la Libye ainsi qu’au Forum de Davos, pour ne citer que ces trois évènements phares (il intervenait avant la ‘’laryngite aiguë’’ qui avait empêché le président Saied de se rendre dimanche et lundi au 33ème sommet de l’Union africaine à Addis Abeba).

Prise dans ce tourbillon, la Tunisie doit revoir la conduite qui doit être la sienne au sein du conseil de Sécurité. Le choix de l’ambassadeur qui doit y être nommé est certainement important (on évoque le nom d’une figure de tout premier plan qui aura la charge d’animer l’excellente équipe à New York et de renouer, par son sens politique les fils distendus). Le plus important est de s’employer au plus vite à la reconsolidation de l’appareil diplomatique. Quelle que soit la compétence du successeur de Bâati à New York, sans un driving quotidien de très haut niveau à partir de Tunis, et sans un travail de fond continu avec les pays membres du conseil de Sécurité et les divers groupes régionaux, nous risquons de voir se répéter en s’aggravant ce qui vient d’arriver.

« Des novices à l’ambition démesurée, qui avaient réussi une fois à sortir des filets de la nasse et occuper une fonction indue sous la Troïka, se bousculent aujourd’hui au portillon de Dar Dhiafa (Elyes Fakhfakh) et de Carthage, se désolent de grands diplomates. Profitant du vide créé, ajoutent-ils, ils s’acharnent à rafler la mise, lorgnant carrément le ministère des Affaires étrangères, ou ‘’du moins’’ notre mission à New York. » Ils urgent le président Kais Saied « lui qui vient de blâmer les revanchards et condamné les coups tordus, pour redonner à la diplomatie tout son aura. En désignant, ici et là, les personnes idoines, loin des copinages ou des quotas partisans. La diplomatie, c’est comme l’armée, une affaire sérieuse, très sérieuse. »

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