News - 11.01.2020

Habib Touhami: Développement et démocratie

Habib Touhami: Développement et démocratie

Il y a plus d’un demi-siècle, certains spécialistes du développement promettaient un avenir sombre à l’Inde. Ils estimaient que ce pays était mal parti en raison du cumul de deux handicaps: la démocratie et la démographie. A l’inverse, ils promettaient un avenir radieux au Brésil dont l’armée avait pris le pouvoir en 1964 suite à l’échec du Plan triennal initié par le ministre Celso Furtado, grand théoricien du développement pourtant. Depuis, les deux prédictions ont été relativisées. Aujourd’hui, l’Inde est devenue un géant économique, en dépit de sa population et de son régime démocratique pendant que la Chine populaire est devenue la deuxième puissance économique mondiale malgré sa population et son régime autoritaire. Quant au bilan socioéconomique de la dictature militaire brésilienne, il fait l’objet encore aujourd’hui d’une polémique qui n’est pas  près de s’éteindre.

Toutefois, la croyance selon laquelle développement et démocratie seraient incompatibles perdure. Elle a même  servi pendant longtemps de justification à l’installation dans les pays en voie de développement de régimes militaires ou autoritaires. Le sous-développement requiert, selon les tenants de cette thèse, la mise en place d’un régime politique capable d’assurer une gestion rationnelle et efficace des rares ressources disponibles. Il requiert aussi la mise en œuvre de politiques économiques de long terme avantageant les investissements productifs par rapport à la satisfaction de revendications salariales et sociales. Ces deux conditions ne peuvent pas être remplies sous un régime démocratique dit-on. En effet, la démocratie impose la prise en compte des échéances électorales, ce qui privilégie les politiques économiques de court terme et pousse à la démagogie. De nos jours et sous toutes les latitudes, les femmes et les hommes politiques sont soucieux d’abord de conserver leur emploi et leur pouvoir, quitte à se renier dix fois par jour.

Mais à supposer que ce déterminisme soit probant dans la phase d’initiation et éventuellement de décollage du développement, l’expérience montre qu’il n’existe pas de relations mono-causales entre démocratie et développement. Au cours des deux dernières décennies du siècle dernier, les progrès de la démocratie dans certains pays africains ne se sont pas traduits tous par une amélioration de l’économie. C’est aussi le cas dans certains pays d’Amérique latine qui ont connu une dégradation du niveau de vie pendant que d’autres, conduits par des régimes antidémocratiques ou autoritaires, connaissent un essor économique appréciable. Reste le cas si particulier de l’Asie. A l’Ouest, le Pakistan devait connaître une dégradation de l’économie malgré le pluralisme et la démocratie lors de la période 1988-1999, alors qu’à l’Est, des pays comme la Corée du Sud ont réalisé des taux de croissance remarquables sous la conduite de régimes politiques autoritaires prônant le volontarisme étatique et un contrôle social strict.

N’empêche, deux failles majeures caractérisent le débat sur l’antagonisme supposé entre démocratie et développement. La première concerne la légitimité même de ce genre de débat. On ne peut opposer pain et liberté, à moins de considérer l’humain comme un animal dont la seule fonction est de s’alimenter et de se reproduire. Les hommes de pouvoir ont instrumentalisé ce vrai non-choix, soit pour légitimer leur domination politique, soit pour excuser leurs propres échecs économiques. La seconde est qu’aux phases postérieures du développement, la démocratie devient nécessaire pour assurer la pérennisation pacifique du processus. Certes, la mise en branle des ajustements structurels nécessaires au passage d’une étape à l’autre du développement peut se réaliser d’autorité, sans consultation et sans compromis, mais ce serait alors faire fi de la paix sociale et du prix à payer au cas où elle serait brutalement  rompue sans être assuré pour autant de l’atteinte de l’objectif visé.

Habib Touhami