News - 19.10.2019

Quand les portes cloutées de Tunis racontent l'Histoire la Tunisie

La Tunisie archéologique

Après  La Tunisie antique et islamique  paru en 2013, La Tunisie archéologique, qui vient de paraître également aux éditions Nirvana. Sous la direction de Samir Guizani, Mohamed Ghodhbane et Martin Galinier, le lecteur est invité à une «promenade savante sur les sites qui montrent leur variété, complétée par des analyses pointues». «En quarante-six exposés assez brefs, écrit en préface, Alix Barbet, directrice de recherche honoraire au Cnrs, divisés en deux parties – vingt-trois pour l’antiquité et vingt-trois pour l’époque islamique, chacun illustré de clichés en couleur de très bonne qualité. Chercheurs tunisiens et chercheurs français ont œuvré ensemble pour donner des textes courts et lisibles. L’amplitude est considérable qui va de la préhistoire à la période contemporaine, des sites de El Mekta, Hergla et Doukanet El khoutifa d’époque préhistorique jusqu’aux monnaies de la Tunisie de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe siècle.»

L’évocation des médinas et de leurs portes confère une note particulière à cet ouvrage. Elle montre un autre aspect de la richesse du patrimoine tunisien et de sa diversité.

La Tunisie archéologique
Sous la direction de Samir Guizani, Mohamed Ghodhbane et Martin Galinier
Editions Nirvana, 2019, 398 p. grand format

Bonnes feuilles

La décoration des portes à l’époque ottomane

Rim Ben Achour-Guizani

Dès son entrée dans la Médina de Tunis, le visiteur étranger qui s’y rend pour la première fois est pris par la beauté des portes et l’élégance de leur parure cloutée. Il découvre à l’entrée des bâtiments religieux comme dans les habitations citadines un cloutage original qui n’existait pas dans toutes les autres villes du Maghreb ou de l’Orient. Seule l’Espagne musulmane possédait un art comparable. Il est fort probable que les Andalous chassés d’Espagne ont introduit cette tradition dans l’Ifriqiya, surtout qu’ils ont été bien accueillis par les Hafsides. Le succès de cette tradition n’a pas touché seulement la capitale mais aussi les principales villes de la Régence : Bizerte, Kairouan, Sousse, Sfax…

La fabrication des clous est assurée par le ferronnier. En effet, c’est un métier transmissible qui passait de père en fils et hiérarchique puisque au sommet de cette corporation, on trouve l’amine et en bas on trouve le jeune apprenti.  Cependant, ce métier a été en quelque sorte méprisé et considéré comme non noble. Bien que leur activité soit à l’intérieur de la ville puisque leurs ateliers sont installés à proximité de Bâb Jdid, les artisans du fer habitaient souvent dans les faubourgs, c’est-à-dire à la périphérie de la ville.

Toutefois, on doit préciser que la pose des clous sur les portes est l’œuvre du menuisier et non pas du ferronnier. Il est évident que la personne qui a fabriqué la porte achève sa décoration en fixant elle-même son cloutage.

En se basant sur la richesse du cloutage ainsi que sur sa fonction, on peut distinguer deux types différents : le premier est un cloutage constructif à décor simple et le deuxième est plus riche et à décor savant.

Plusieurs portes se limitent à un cloutage constructif qui a pour but de donner à celles-ci, à côté de la serrure et des barres de consolidation se trouvant à l’envers de la porte, l’aspect de solidité et d’équilibre.

Il s’agit d’un simple cloutage où les clous sont posés, en lignes horizontales et verticales, sur les deux vantaux de la porte ayant une forme droite ou arquée. C’est le cas des portes des lieux saints (mosquée, médrasa, zaouia), des souks, des driba, et de certaines demeures. La sobriété de ce cloutage est atténuée par la présence de trois heurtoirs, deux en forme de gros anneaux de fer placés à hauteur d’homme et un troisième placé plus bas et destiné aux enfants.       

Ce décor ordinaire a été exécuté par un maître menuisier (m’allem nejjar).

Le deuxième type de cloutage est beaucoup plus riche puisque les espaces formés par les lignes horizontales et verticales sont désormais meublés par des motifs cloutés très variés. Ce genre de décor nécessitait l’intervention de l’amine des menuisiers. Ce dernier possède un répertoire complet de motifs traditionnels dessiné sur un carton. Il le présente au commanditaire qui choisit les modèles selon son goût, mais aussi selon la mode en vogue à cette époque. Il arrivait des fois que l’amine créait des modèles nouveaux(tankila) qu’ils dessinaient sur un papier fort. Généralement on rencontre ce type de décor sur les portes des riches demeures et des palais. 

On examinant le répertoire iconographique des portes cloutées de la Médina de Tunis, nous pouvons distinguer deux périodes:

La période mouradite

À cette période, les compositions montrent la superposition des motifs distincts établis selon un ordre rigoureux. Du bas en haut de la porte principale, ces motifs se répètent symétriquement sur les deux battants (vantaux : fradi) de part et d’autre d’un cache-joint central lui-même clouté : octogones étoilé, croix, arcatures, des niches, cyprès (sarwel), fleurons, vases, cartouches rectangulaires ou elliptiques, des éléments cruciforme, vases, des triangles, etc.

Tous les éléments de décor s’inscrivent à l’intérieur des rectangles ou des carrés formés par les lignes de gros clous.

La période husseinite

C’est durant cette époque qu’on verra l’épanouissement de l’ornementation cloutée.  Si certains artisans et notables demeurent cependant fidèles aux motifs constituant le répertoire iconographique traditionnel du cloutage, d’autres ont préféré innover entièrement et ne conserver de l’ancien décor que le minimum jugé indispensable. On rencontre dorénavant des motifs plus fantaisistes qui couvrent la surface des portes des riches habitations : de larges cartouches, des gros bouquets stylisés, des motifs lancéolés, des étoiles à plusieurs pointes encerclées, des croissants, des vases jumelés stylisés à volutes externes et une représentation schématisée de l’œil protecteur et du poisson signe de fertilité.

Le cache-joint est formé d’une rangée verticale de gros clous reliés entre eux par une ligne de petits clous que termine aux extrémités un dessin cruciforme.

Aujourd’hui on observe un retour à l’emploi de l’ornementation cloutée dans le but de décorer les portes extérieures des monuments publics et des demeures privées dans toutes les villes tunisiennes. Donnant ainsi un nouvel espoir de survie aux artisans du fer.