News - 04.09.2019

Rakia Moalla-Fetini: Laisser le Dinar s’apprécier est une Politique irresponsable

Rakia Moalla-Fetini: Laisser le Dinar s’apprécier est une Politique Irresponsable

La Banque Centrale se serait-elle endormie au volant? Depuis le mois de février, le dinar a commencé à s’apprécier de façon soutenue. De mars à août, il s’est apprécié de 9,5 % par rapport à l’euro et de 5,5 % par rapport au dollar, soit une appréciation effective(1) de 7 à 8%. Même si,dans le meilleur des cas, on arrivait à contenir l’inflation à 6%, ceci représenterait une appréciation réelle de 11 à 12%(2).

Afin d’expliquer en quoi une telle gestion du taux de change nous semble irresponsable, il nous faut revenir sur les causes derrière la dépréciation dramatique du dinar durant ces dernières années. Une fois que nous aurons compris cela, il nous apparaîtra à l’évidence que la dernière chose à faire était de laisser le dinar s’apprécier, car pareille politique ne fera que renforcer et approfondir les déséquilibres macro-économiques actuels, la stagnation économique et le chômage. 

Depuis le changement durégime politique en 2011, l’économie tunisienne a subi plusieurs chocs. Ceux qui ont le plus pesé sur la balance commerciale sont:

1, les dérapages budgétaires, 2, la libéralisation à outrance des importations, et 3, la baisse des exportations de phosphates et du secteur du tourisme:

1 - Les dérapages budgétaires, pleinement accommodés par la politique monétaire, ont vu le déficit budgétaire se creuser rapidement et atteindre jusqu’à 6,3% du PIB en 2016. Comme pour toute expansion des dépenses publiques, l’impact direct et multiplicateur de cette expansion a été d’augmenter la demande sur les biens domestiques tout aussi bien que celle sur les biens importés, causant des pressions sur la balance commerciale.

2 - La libéralisation officielle et officieuse des importations – en baissant leur prix et en augmentant leur disponibilité – a augmenté la demande sur les biens étrangers au détriment de la production locale.

3 - La baisse de la production minière aussi bien que des revenus du secteur du tourisme ont frappé de plein fouet deux sources importantes d’apport en devises.

Ces trois éléments ont constitué autant de causes de la détérioration dramatique du solde du compte courant qui, en 2018, a dépassé 11% du PIB, une zone pour le moins qu’on puisse dire dangereuse. Le fossé qui s’est creusé entre la demande du pays en biens étrangers et la demande des étrangers pour nos biens a provoqué la chute libre du dinar. Au total, il a perdu 40% de sa valeur nominale effective et 25% de sa valeur réelle entre décembre 2010 et décembre 2018. Inévitablement, la pression sur le marché de change a entrainé la recrudescence de l’activité du marché parallèle.

La dépréciation du dinar aurait été encore plus dramatique n’eût été les 17 milliards de dollars d’emprunts extérieurs(3) et les 4 milliards de dollars de réserves internationales dépensés pour soutenir sa valeur. Aucun être sensé ne pourrait donc penser que la valeur sur laquelle il a terminé l’année 2018 était sous-évaluée.

Quel sera le futur du dinar dans le moyen à long terme? Retrouvera-t-il sa valeur d’il y a dix ans, continuera-t-il à se déprécier, ou bienva-t-il se stabiliser? Le futur est trop incertain pour qu’on puisse prédire ce que sera son niveau dans 5, 10, ou 20 ans. Tout dépendra de notre demande pour les biens étrangers comparée à la demande des étrangers pour nos biens et des coûts relatifs de nos biens par rapport aux leurs. Si, par exemple, l’énergie solaire et autres énergies renouvelables venaient à supplanter le pétrole et qu’on n’aurait plus besoin d’importer du pétrole, le taux de change pourrait se redresser. Ou si encore une compagnie tunisienne venait à découvrir un produit aussi innovant que l’iPhone et que les peuples du monde venaient se bousculer à nos portes pour l’acheter, le dinar pourrait aussi se redresser. Mais si l’histoire peut nous servir de guide, rappelons que l’indice du taux réel, fixé à 100 en 2010, était supérieur à 200 avant la crise de 1986. 

Comme nul ne dispose d’une boule de cristal capable de prédire l’avenir à moyen et long terme, ni même parfois à court terme, tout ce que la Banque Centrale peut faire et tout ce qu’elle doit faire est de gérer le taux de change avec comme objectif principal une réduction graduelle du solde du compte courant et une réunification du marché de change. Laisser le dinar s’apprécier va à l’encontre de cet objectif. Il est en fait un défi au bon sens le plus élémentaire.Une appréciation du dinar encouragerait l’importation, pénaliserait l’exportation et déprimerait à la fois la production nationale et l’emploi. Elle creuserait davantage le solde du compte courant et augmenterait la dette externe. A plus de 100% du PIB, celle-ci est déjà insoutenable et si elle continuait de croître, une crise de la balance de payement ne tarderait pas à se déclarer, précipitant une chute encore plus libre du dinar et une contraction économique très douloureuse. Il n’y a qu’à voir ce qui se passe en Argentine aujourd’hui pour apprécier le danger.

Le dinar pourrait s’apprécier en même temps que s’améliorerait le solde du compte courant. Ceci n’est pas exclu si des transformations structurelles profondes parvenaient à libérer le potentiel productif de l’économie et à remédier au déséquilibre entre notre demande pour les biens étrangers et la demande des étrangers pour nos biens. Mais si le dinar s’apprécie alors que l’économie est au bord d’un gouffre ouvert par un solde du compte courant excessif et insoutenable, alors l’appréciation du dinar ne peut que précipiter la chute.

La Banque Centrale pourrait objecter en mettant en avant son mandat d’assurer la stabilité des prix. Cependant, il faudrait qu’elle comprenne qu’on ne résout pas le problème de l’inflation en appréciant le taux de change. Dans le court terme,et sous condition de compétition vigoureuse dans le secteur de l’importation, une appréciation de la monnaie peut décélérer l’inflation en baissant les prix des biens importés. Mais elle aggravera le problème de l’insoutenabilité des déséquilibres de la balance des payements qui est un mal bien plus grave.

Une autre objection que la Banque Centrale pourrait faire serait de dire que l’appréciation du dinar pendant les 7 derniers mois est due à une augmentation de l’offre en devises. Cette augmentation est très probablement liée à une saisonnalité dans les rentrées de devises et aurait dû être saisie comme une excellente opportunité pour reconstituer nos réserves internationales. L’on aurait ainsi évité de voir le dinar s’apprécier momentanément pour se déprécier à nouveau inéluctablement. Une telle volatilité ne peut être que néfaste pour une économie aussi ouverte que celle de la Tunisie.

Laisser le dinar s’apprécier à un moment où le pays a un solde du compte courant de plus de 10% du PIB, où la dette extérieure est à plus de 100% du PIB, et où le gouvernement est tellement aux abois qu’il accepte de payer presque 8 % de taux d’intérêt en devises fortes, n’est rien moins que de l’irresponsabilité. Cette politique est due soit à une erreur de jugement de la part de la Banque Centrale, soit à des considérations politiciennes: il s’agirait de jeter du sable dans les yeux des électeurs pour qu’ils voient dans l’appréciation du dinar un signe évident du succès des politiques menées par l’administration actuelle. Dans les deux cas, ceux qui jouent avec le feu sont soit des incompétents, soit des personnes à la solde d’intérêts privés très étroits.

Rakia Moalla-Fetini

Ancienne chef de mission au FMI

(1) Le taux de change effectif est une moyenne pondérée des taux de change par rapports à nos principaux partenaires commerciaux, qu’on appellera le reste du monde pour faire plus court.

(2) Le taux de change réel reflète le prix de nos biens et services comparé à celui des biens et services dans le reste du monde. Ce prix, qui est un des déterminants principaux de la balance commerciale, est lui-même déterminé non seulement par le taux de change nominal mais aussi par le différentiel d’inflation entre nous et le reste du monde. Si l’inflation chez nous est de 10 % alors qu’elle n’est que de 2 % dans le reste du monde, nos produits se renchériront de 8 % - devenant moins compétitifs - même si le taux de change nominal ne s’apprécie pas.  

(3) La dette extérieure est passée de 20,6 milliards de dollars en fin 2010 à 37,5 milliards, soit 16,9 milliards de flux nets d’endettement

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