Opinions - 05.05.2019

Habib Touhami: la chaîne des rançonneurs

Habib Touhami: La chaîne des rançonneurs

En Tunisie, beaucoup parmi les détenteurs d’un pouvoir quelconque agissent au quotidien comme des rançonneurs, sans même en prendre conscience. Car en définitive, celui qui exige d’être rémunéré pour des prestations gratuites agit comme un rançonneur. Celui qui demande un prix exorbitant pour « un service, un loyer, un objet dont on a besoin » agit comme un rançonneur. Celui qui barre les routes et empêche les autres de circuler et de travailler agit comme un rançonneur. Celui qui vend l’huile subventionnée en sélectionnant ses clients agit comme un rançonneur. On pourrait citer bien d’autres exemples de rançonnement puisés dans la banalité du quotidien tant celui-ci est devenu un habitus dominant, un réflexe conditionné.

De la prédation népotique sous le régime de Ben Ali, la Tunisie est passée derechef sous la coupe du rançonnement «démocratique» sous le régime actuel. Le nombre de rançonneurs a subitement explosé après le 14 janvier 2011. Pendant ce temps, l’Etat tunisien est resté sans réaction. Pire, il participe à la curée générale en prélevant sur les deniers publics des sommes considérables, peu en rapport avec une population appauvrie et une économie nationale en souffrance. Le plus révoltant est que ce rançonnement est justifié par quelques « brigands » au nom de la démocratie. Certes, la démocratie a un prix qu’il faut accepter de payer, mais ce prix n’est ni mesuré, ni justifié au regard du train de vie extravagant de l’Etat, de son rendement et de l’impertinence des avantages et des indemnisations qu’il accorde ou qu’il s’accorde. 

Dans la rue, les cafés, les marchés, les administrations, les mairies, les écoles, les services publics et dans tant d’autres endroits de l’espace d’échanges, le rançonnement est devenu courant. Observez ce qui se passe dans les centres de visite technique des automobiles, vous remarquerez alors que le fameux sésame vous permettant de circuler vous est délivré moyennant quelques humiliations et moult « offrandes » sinon tous les prétextes, réels ou imaginaires, sortent opportunément du chapeau pour vous recaler. Vous pourriez éviter tout cela en acceptant de payer les services de quelques intermédiaires placés judicieusement aux portes des centres, au vu et au su des forces de l’ordre stationnées en face. C’est à se de demander si ces forces sont là pour nous protéger contre les rançonneurs ou pour protéger les rançonneurs contre nous.

Partout, ce schéma est reproduit à l’identique ou presque. Nombre de maçons, de peintres, d’électriciens, de plombiers, de mécaniciens, de tôliers, de menuisiers, de chirurgiens, de dentistes, d’avocats ou de tout autre membre d’un corps de métier fixent le prix de leur service, non pas en fonction de la nature du travail à exécuter, mais en fonction de leur humeur du moment, du lieu où vous habitez, de l’image extérieure que vous donnez, du désarroi que vous montrez ou du préjudice qu’ils subissent eux-mêmes en payant une rançon à d’autres. Car juste retour de manivelle, tous ces rançonneurs sont rançonnés à leur tour en tant que parents d’élèves, contribuables, plaignants, malades, etc. Le serpent qui se mord la queue en somme ! 

La majorité des Tunisiens s’accommode apparemment d’un «usage» devenu «normal» selon l’expression en vogue dans le pays. Peu de plaintes sont déposées contre les rançonneurs et pas la moindre révolte collective. Mais à ce jeu, nous perdons tous, les uns leur dignité ou leur âme, les autres leur joie de vivre ou leur argent. Quant à la démocratie et la république, censées être vertueuses, c’est-à-dire aimant «les lois et la patrie » par-dessus tout, elles y perdent leurs valeurs fondatrices : la justice, l’ordre et le sens de l’intérêt général. Aucun relèvement de quelque nature que ce soit n’est envisageable dans cette situation.

Habib Touhami