News - 20.04.2019

Ammar Mahjoubi: Le régime des notables dans la cité antique

Ammar Mahjoubi: Le régime des notables dans la cité antique

Depuis l’accès de notre pays à l’indépendance, et plus d’un demi-siècle durant, nos communautés locales, nos villes et nos bourgades n’avaient guère connu d’élections municipales effectives et crédibles. Il fallut attendre l’an de grâce 2018 pour qu’elles soient gratifiées de leurs premières élections communales «libres et transparentes». A l’époque romaine, pourtant, nos cités antiques, c’est-à-dire celles de la provincia Africa proconsularis, organisaient régulièrement ces élections, qui constituaient annuellement un objet de compétition âprement disputé entre les notables. Ces derniers, écrit P. Veyne, étaient «politiquement des personnes qui, par leur situation économique, étaient en mesure, en guise d’activité secondaire, de diriger une collectivité quelconque, sans percevoir de salaires ou contre un salaire purement symbolique» (Le pain et le cirque, Seuil, p.122). La considération générale dont ils jouissaient, à quelque titre que ce soit, leur permettait d’obtenir aisément la direction de la cité.

Pour briguer cet honneur, il fallait au notable une fortune suffisante; l’agriculture étant, à cette époque, la source principale de la richesse, il devait posséder une propriété agricole aux revenus importants, des esclaves, ou même, quoique peu souvent, exercer une profession libérale rémunératrice et socialement estimée. Le nombre de ces honestiores locaux pouvait atteindre le 1/10e des citoyens dans les petites cités, dont le conseil municipal n’avait qu’une cinquantaine de membres; cette proportion n’était plus que de 2 à 3 % dans les villes moyennes, alors que dans les grandes, ces décurions– ainsi étaient désignés les notables du conseil municipal– ne constituaient qu’une élite restreinte. Les cités étaient généralement contrôlées par un nombre limité de familles, qui détenaient l’essentiel de la richesse foncière; dans ces conditions, leur renouvellement était très lent et les éléments nouveaux ne s’intégraient que par des mariages ou des adoptions. Plus rarement encore, un héritage ou toute une vie de travail agricole pouvaient permettre cette ascension sociale, comme le montre une inscription bien connue des historiens de l’Antiquité, celle du moissonneur de Mactaris (Makthar), qui avait fini par accéder à l’élite locale. Le notable remplissait ses fonctions publiques à titre gratuit ou, plutôt, onéreux. Il dépensait en effet, souvent, ses biens propres en les ajoutant aux moyens matériels de direction, qui lui étaient fournis par la cité. Ces notables antiques vivaient donc pour la politique et non par la politique, car ils appartenaient à un «ordre» social, l’ordodecurionum, c’est-à-dire toute une classe sociale de personnes plus ou moins fortunées, qui considéraient la politique comme un devoir d’Etat plutôt qu’une vocation ou une profession.  Alors qu’à notre époque, dans les pays occidentaux régis par des régimes démocratiques, la politique est, pour un nombre limité de citoyens, une véritable profession ; de nos jours aussi, les hommes d’affaires, les capitalistes de ces pays ne sont pas, généralement, les mêmes personnes que les parlementaires, alors que les membres de l’ordo, dans la cité antique, les citoyens de la classe possédante exerçaient eux-mêmes la gouvernance de leurs villes.

Ces notables des cités antiques étaient, en quelque sorte, des amateurs, qui occupaient leurs loisirs en s’adonnant à une activité publique bénévole, non rétribuée, qu’ils ne devaient qu’à une élection démocratique. Ils n’étaient pas des privilégiés, et aucune disposition, aucun acte, écrit ou non, ne leur réservait cette activité. Il en découlait que l’ensemble des citoyens de la cité avaient, en principe, accès à sa direction, avec pour seule condition une fortune importante, mais qu’une petite minorité seulement pouvait posséder. L’accès à la gouvernance locale n’était donc ouvert qu’à cette minorité de riches, et c’est bien là, note P.Veyne, la caractéristique principale du régime des notables à l’époque romaine, de ceux qui, parmi les citoyens, pouvaient faire de la politique. Si, par contre, la répartition des biens avait été plus équitablement distribuée entre les citoyens locaux, l’accès à la gouvernance de la cité aurait été ouvert à un grand nombre de familles et les adeptes de l’activité politique auraient été alors des professionnels, intéressés par la conduite des affaires communales.

Dans les cités romaines, les activités publiques des notables étaient loin d’être absorbantes; elles n’avaient qu’une courte durée, car la fonction de magistrat municipal était annuelle, les élections étaient renouvelées chaque année. Etaient alors élus à la tête de la cité, par les membres du conseil municipal qui comprenait généralement une centaine de membres, quatre magistrats, deux duumvirs et deux ediles. «Disant le droit », les duumvirs jugeaient les procès civils et, au pénal, les petits délits ; les causes civiles portant sur des sommes importantes, ainsi que la poursuite des grands délinquants et des criminels étant du ressort du proconsul, gouverneur de la province. Ces deux «maires» de la cité ordonnançaient les dépenses, gérées par des questeurs élus aussi annuellement, veillaient à l’exécution des lois et des décisions du pouvoir central ; ils assuraient aussi, avec les édiles, le maintien de l’ordre; ces derniers contrôlaient également le ravitaillement de la cité. Toutes les décisions de quelque importance devaient faire l’objet d’un décret du conseil des décurions (decreto decurionum, précisent les inscriptions). Devenus les maîtres des cités, l’ensemble des notables – membres des conseils municipaux et magistrats – éprouvaient pour leurs petites «patries» un patriotisme très vif ; mais ils ne manquaient pas de se prévaloir aussi de leurs distances sociales. Ils revêtaient en effet les signes distinctifs d’un pouvoir inhérent à leurs fonctions, symbolisé par la «toge prétexte», le «siège curule» et les places d’honneur au théâtre; jouissant d’un prestige découlant de leur richesse, leur potestas ne constituait, cependant, qu’un aspect de leur prépondérance; cette autorité s’étendait, en effet, à toute leur vie sociale et caractérisait la prééminence, dans la cité, d’une élite respectée plus que crainte. La richesse, ou même l’aisance confortable leur permettait de se débarrasser des soucis matériels, pour s’adonner à la politique communale : les vivres leur étaient fournis, en quantité suffisante, par le labeur des esclaves et des métayers de leurs domaines, et une nombreuse et docile domesticité les déchargeait des moindres travaux quotidiens; leurs seules tâches économiques se bornaient à la supervision de leurs propriétés et à la gestion de leurs biens. Le notable était ainsi suffisamment nanti pour s’adonner à l’activité municipale, se livrer au militantisme local, aux fêtes et à l’organisation des divertissements au théâtre, des courses au circus et des joutes dans l’arène de l’amphithéâtre.

Cette domination sociale, à l’époque antique, n’est pas sans analogie avec la prépondérance en Europe, à l’époque préindustrielle, d’une élite de propriétaires fonciers, qui contrôlait également les gouvernements municipaux. P. Veyne cite à ce propos Taine décrivant la vie publique dans les campagnes anglaises au XIXe siècle : «Point n’est besoin d’élection ni de désignation d’en haut : le bourg trouve un chef tout fait et tout reconnu dans le propriétaire important, ancien habitant du pays, puissant par ses amis, ses protégés, ses fermiers, intéressé plus que personne aux affaires locales par ses grands biens, expert en des intérêts et des forces que sa famille manie depuis plusieurs générations, plus capable, par son éducation, de donner de bons conseils et, par ses influences, de mener à bien l’entreprise commune… De plus, à la différence d’autres aristocraties, ils sont instruits, libéraux, ils ont souvent voyagé…Tel a bâti un pont à ses frais, tel autre une chapelle, une maison d’école; en somme ils donnent à leurs frais aux ignorants et aux pauvres la justice, l’administration et la civilisation.» (Le pain et le cirque, p.124-125). P.Veyne constate ainsi que le régime des notables qui, dans l’Antiquité, était adapté à la structure sociale de la cité, continuait à être viable avant l’ère industrielle dans les collectivités étroites et les petites communes des Etats modernes. Veyne ajoute (id, p.125-131) que si on réfléchissait à cette puissance sociale des notables, on pourrait envisager l’idée d’une société qui se maintiendrait sans appareil d’Etat, grâce à ses «chefs naturels», qui doivent leur pouvoir à leur puissance économique et à leur prestige; car dans les sociétés préindustrielles, selon R.Dahl (L’analyse politique contemporaine, p.163-165), les supériorités sont cumulatives, et quiconque détient la propriété foncière détient aussi le pouvoir, la culture et l’influence. Ces sociétés sont ploutocratiques, car la notoriété suppose la richesse, qui attire le respect et le légitime par des dignités. Des conditions sociales analogues existaient en Tunisie, dans un passé récent, lorsque les familles des notables, des beldi de Tunis, Sousse ou Sfax, détenaient la richesse foncière ou bien celle provenant, par exemple, de la grande industrie et du grand commerce de la chéchia; jouissant de la culture, de la notoriété et de l’ascendance sociale, ils légitimaient cette ascendance par des dignités, celles notamment des dignitaires de la Zitouna, ou celles conférées par le Bey et la cour beylicale.

Mais avec le développement économique et la division du travail, les prééminences furent mieux réparties et plus différenciées, et la spécialisation fut plus poussée, car le cumul des rôles était devenu écrasant. La spécialisation des activités engendra la multiplication des échelles de prestige et on ne put plus prétendre, comme jadis, à toutes les supériorités. Chacun se contenta d’exceller sur sa propre échelle de prestige. «Les notables antiques se faisaient un devoir d’Etat de prendre part aux affaires publiques, pour ne pas laisser à d’autres la seule dignité qui fut; si, de leur temps, l’économie avait comporté de véritables professions, ils auraient pu s’y spécialiser et abandonner la direction de la cité à une classe politique… La première classe possédante à n’être pas gouvernante aura été la bourgeoisie ; une certaine séparation s’est faite chez nous de la richesse, du pouvoir, du prestige et de l’influence; nos assemblées souveraines ne sont pas composées des principaux propriétaires fonciers», écrit P.Veyne.

Outre la gestion de ses biens fonciers, qui permettait au notable antique d’être riche, celui-ci légitimait donc sa prééminence par une dignité politique: il exerçait plusieurs fois une magistrature annuelle, des prêtrises, qui étaient autant de titres gravés sur la stèle de son épitaphe ou sur la base de sa statue ; il n’existait alors d’autre échelle d’estime sociale que la politique, exception faite des activités culturelles celles, professionnelles, de rhéteur, de philosophe ou encore de médecin. Veyne se demande cependant si, en vérité, les notables n’avaient, d’autre fortune que foncière. Leurs épitaphes et les inscriptions honorifiques ne disent rien, ou presque, des sources de leurs revenus. Les textes littéraires le disent fort peu et, à lire le rhéteur grec d’Antioche, Libanios, les notables de cette ville n’étaient que propriétaires fonciers. Certes, la propriété agricole constituait leur source principale de revenus, mais était-ce la seule? Le silence des sources et le mépris affiché constamment pour les gains commerciaux suffisent-ils pour conclure que les notables ne se mêlaient jamais des activités commerciales, et n’avaient pas de rapports avec quelques autres sources de richesse?

Quelques textes, en effet, font parfois allusion à une activité secondaire, mais qui était toujours sinon estimée, du moins socialement reconnue. Cicéron notait, par exemple, que «le commerce est méprisable, s’il est fait en petit ; mais s’il est pratiqué sur une grande échelle, il n’est plus trop à dédaigner.» (Des devoirs, I, 42,150). De toute façon, l’agriculture était loin de se limiter à l’autoconsommation, car à en juger par l’importance de leur production, certains terroirs étaient voués, sans doute, à l’exportation. Les propriétaires fonciers vendaient eux-mêmes, à des négociants spécialisés, sinon les récoltes de ces terroirs, du moins les surplus de la production de leurs champs. D’autres sources de revenus, comme l’extraction des produits miniers ou l’exploitation des carrières, étaient considérées comme des activités annexes de l’agriculture, car on y employait des matières premières extraites du domaine foncier. Dans la province d’Afrique, les grandes réussites enregistrées par la fabrication et le commerce de la céramique étaient aussi dues au dynamisme économique de certains notables qui, à leur fortune foncière, ajoutaient les revenus engendrés par cette activité secondaire. C’est ainsi que la grande famille des Pullaeni, dont on lit la signature sur nombre de produits de ses ateliers, possédait à proximité de la cité d’Uchi Maius (Henchir Douamis), près de Dougga, un terroir et une villa domaniale dont on a identifié les vestiges ; l’architrave de sa porte d’entrée est toujours gravée de l’inscription, qui indique le nom des propriétaires. Ils possédaient d’ailleurs, outre cette propriété agricole avec ses ateliers et ses fours à potiers, plusieurs autres fabriques de poteries disséminées dans nombre de régions et de cités. Il en était, sans doute, de même pour beaucoup d’autres propriétaires fonciers, dont les domaines étaient équipés de pressoirs, et qui augmentaient donc leurs revenus provenant de l’agriculture en s’adonnant au grand commerce de l’huile.

D’autres notables, toujours dans la province d’Afrique, avaient une activité qui avait certes quelque rapport avec l’agriculture, mais était, surtout, entièrement vouée au transport maritime. Propriétaires ou non de terres agricoles, ils avaient obtenu des empereurs Hadrien puis Commode, au IIe siècle, la dispense des charges municipales, car ils s’acquittaient d’un service public, celui d’acheminer vers Rome le tribut frumentaire imposé à la province. Désignés par le nom de navicularii, ils étaient organisés en compagnies de navigation, dont les ports d’attache s’échelonnaient d’Hippo Diarrhytus (Bizerte) à Carthage, Missua et Curubis (Sidi Daoud et Korba dans le Cap Bon), Sullectum et Gummi (Sallacta et Mahdia ? sur la côte sahélienne) et enfin à Sabratha sur le littoral tripolitain. Ces ports africains entretenaient des relations étroites avec Ostia, l’avant-port de Rome où sont toujours visibles les vestiges des bâtiments de leurs représentations. Ils disposaient de greniers publics, vastes entrepôts de blé, construits sur le littoral de la province et destinés à stocker les grains collectés dans l’arrière-pays, avant leur chargement sur les embarcations. L’un de ces entrepôts sur la côte du Sahel tunisien, celui des horrea Caelia, appartenait donc à la famille Caelia, et a donné son nom contracté et sensiblement modifié à la ville actuelle de Hergla.

Ammar Mahjoubi