Opinions - 08.02.2019

Slim Laghmani : L’égalité hommes-femmes en matière d’héritage d’un point de vue constitutionnel

Slim Laghmani : L’égalité hommes-femmes en matière d’héritage d’un point de vue constitutionnel

A l’invitation de l’Académie méditerranéenne des études diplomatiques (Medac), le Pr Slim Laghmani, Professeur à l’Université de Carthage a donné mercredi 6 février à la Valette une conférence intitulée : L’égalité hommes-femmes en matière d’héritage d’un point de vue constitutionnel. Sa communication s’inscrit dans le cadre de la conférence de haut niveau de la Medac, sur l’égalité des genres, organisée à l’occasion de la visite d’Etat effectuée par le président Caïd Essebsi à Malte. Ci-après le texte intégral.

Deux grandes questions ont été au centre des débats de l’Assemblée nationale constituante tunisienne et ont mobilisé la société civile au cours de la rédaction de la Constitution tunisienne promulguée le 27 janvier 2014 : la question religieuse et la question de la femme. On peut d’ailleurs soutenir que ce ne sont pas deux questions différentes, mais une seule et même question aussi bien au plan constitutionnel qu’au plan culturel. Au plan constitutionnel, le statut de la femme et le statut de l’islam sont, nous le verrons, interdépendants. Au plan culturel, le statut de la femme a toujours été au centre du débat entre modernité et tradition et il est révélateur de constater que depuis le début du XXe siècle, la frange conservatrice de la société, les partis politiques islamistes ainsi que les oulémas qui prétendent au monopole du savoir religieux ne considèrent que l’identité et la loi religieuses sont menacées et ne crient au loup que lorsqu’il est question de la liberté de la femme et de son droit à l’égalité.

Les partis conservateurs, au premier rang desquels figure le parti du mouvement Ennahdha, soutiennent aujourd’hui que le projet de loi complétant le Code de statut personnel prévoyant l’égalité hommes-femmes en matière d’héritage approuvéà l’initiative du président de la République, par le Conseil des Ministres et déposé à l’Assemblée des représentants du peuple le 28 novembre 2018 sous le n° 90-2018 est contraire à la Constitution du 27 janvier 2014 et précisément à son article 1erqui dispose : « Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime »

Une telle thèse,pour être valable, suppose, d’abord, que la Constitution tunisienne établit une religion d’Etat ; elle suppose ensuite, que le concept de religion d’Etat implique que la législation positive ne doit pas s’opposer à la loi religieuse révélée (shari’a)dont l’interprétation par les jurisconsultes musulmans (fuqaha) a été fixée depuis plus de dix siècles, interprétation en vertu de la laquelle, dans la plupart des cas, la femme hérite la moitié de la part qui revient à l’homme qui a le même degré de parenté avec le de cujus.

Ces deux points sont discutables.

L’article premier de la Constitution tunisienne établit-il une religion d’Etat ? La formulation particulière de cet article qui commence par l’affirmation « La Tunisie est un Etat… » a généré un conflit d’interprétation qui remonte au 1er juin 1959 date de l’adoption de la première Constitution de la Tunisie indépendante qui s’ouvrait sur le même article premier : Pour certains, cet article est relatif à l’Etat, il est dès lors normatif et fait peser sur l’Etat des obligations constitutionnelles ; pour d’autres, cet article est relatif à la Tunisie, au pays, il est alors descriptif, il ne fait que rendre compte de la religion de la majorité des Tunisiens. Le processus de rédaction de la Constitution tunisiennedu 27 janvier 2014 va dans le sens de la seconde interprétation puisqu’un projet d’article 148 qui interprétait l’article 1er comme signifiant que l’islam est la "religion de l’État" a été en définitive retiré. Mais on a pu dire, en sens inverse, que son retrait ne signifie pas une renonciation à cette interprétation, mais procédait d’un souci légistique. Je pense, pour ma part, que l’on doit admettre que l’article 1er de la Constitution signifie à la fois que l’islam est la religion de l’Etat et de la majorité de la population et ce pour deux raisons. D’abord parce que le concept d’Etat englobe à la fois le pouvoir et la population, ensuite et surtout, parce qu’une lecture de l’ensemble de l’article 1er montre qu’incontestablement il concerne aussi l’Etat. L’article 1er dispose, en effet, que la « Tunisie est un État libre, indépendant et souverain … la République son régime. » A l’évidence la République ne peut qu’être le régime de l’Etat. Concédons donc qu’en vertu de l’article 1er l’islam est aussi bien la religion de la majorité de la population que la religion de l’Etat, une deuxième question se pose alors :

Doit-on déduire de l’islam religion d’Etat que la législation positive ne doit pas s’opposer à la Loi musulmane (shari’a) ? C’est, à mon sens, la question décisive. Répondre par l’affirmative procède d’une confusion entre deux concepts : le concept de « religion d’Etat » et le concept d’« Etat confessionnel ».

Le concept de religion d’Etat n’est pas spécifique aux pays musulmans, tant s’en faut ! Nombre d’Etats européens ont une religion d’Etat : pour l’Angleterre, l’église anglicane ; pour le Danemark, l’église du Danemark ; pour la Finlande, l’église évangélique luthérienne ; pour l’Islande, l’église d’Islande ; pour la Grèce, l’église orthodoxe ; pour la Bulgarie, l’église orthodoxe ; pour la République de Malte, l’église catholique apostolique romaine. Que signifie donc le concept de religion d’Etat ? A l’évidence, il ne peut pas avoir le même sens pour un Etat que pour un individu. La raison en est à la fois simple et évidente, l’Etat est une personne morale, il ne va ni à la mosquée ni à l’église. Le concept de religion d’Etat signifie simplement que la religion officielle de l’Etat bénéficie d’une discrimination positive, notamment dans le domaine de l’éducation ou de la religion du chef de l’Etat. Il en est ainsi de la Constitution de la République de Malte du 21 septembre 1964 telle que révisée en 1974 dont l’article 2 dispose que « la religion de Malte est la religion catholique apostolique romaine ». Le même article 2 dispose en son troisième paragraphe qu’« un enseignement religieux de la foi catholique apostolique romaine doit être dispensé dans toutes les écoles publiques dans le cadre de l'enseignement obligatoire. » C’est également le cas de la Constitution du Royaume du Danemark du 5 juin 1953 dont l’article 4 dispose : « L'Église évangélique luthérienne est l'Église nationale danoise et jouit, comme telle, du soutien de l'État » et qui prévoit dans son article 6 que« Le Roi doit appartenir à l'Église évangélique luthérienne ».

Nombre de constitutions d’Etats arabes affirment que l’islam est religion d’Etat, mais ce que les distingue c’est que certaines de ces constitutions ajoutent que la shari’a est source ou source principale de la législation (l’Egypte, le Yémen, le Koweït, le Soudan, les Emirats arabes unis, Bahreïn, Qatar, l’Irak, la Syrie) ce qui en fait des Etats confessionnels, alors que d’autres se limitent à l’affirmation de la religion d’Etat (l’Algérie, le Maroc, la Mauritanie(1) ,la Jordanie)(2) . La Tunisie fait partie de cette seconde catégorie avec, toutefois, une spécificité qui tient au processus qui a abouti à l’adoption de la Constitution du 27 janvier 2014.

Dès le départ du processus constituant, la question du statut de la religion dans la Constitution s’est posée. Lorsque l'Assemblée nationale constituante a commencé à rédiger la constitution, le président de la Commission constitutionnelle chargée du préambule et des principes a proposé l'inclusion de la shari’a en tant que source de la législation. Le 20 mars 2012, des manifestations ont eu lieu et ont failli aboutir à des affrontements. Le 25 mars 2012, le Conseil de la Shura du parti du mouvement Ennahdha (instance délibérative du parti) s'est réuni et a considéré qu’il n’était pas nécessaire de citer la shari’a comme source du droit et qu’il suffisait de reprendre le texte de l’article 1er de la Constitution de 1959. En d’autres termes, l’absence de la référence à la shari’a dans la Constitution tunisienne n’est pas fortuit, ce n’est ni hasard ni un oubli ; ce fut un choix, une décision. La décision de ne pas faire de l’Etat tunisien un Etat confessionnel.
A cela il faut ajouter que le premier projet de Constitution, adopté le 14 décembre 2012, insère un nouvel article 2 qui dispose : « La Tunisie est un État civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit. » Cet article 2, combiné avec la renonciation à la shari’a comme source de la législation, signifie que l’affirmation selon laquelle l’islam est la religion de l’Etat n’a pas pour conséquence l’établissement d’un Etat confessionnel (il s’agit d’un Etat civil), ni d’un Etat fondé sur l’appartenance à une foi (mais sur le lien de nationalité), ni d’un Etat fondé sur la volonté divine (mais sur la volonté du peuple et sa souveraineté comme le confirme du reste l’article 3 de la Constitution), ni enfin d’un Etat fondé sur la suprématie de la loi religieuse (mais sur la suprématie de la Constitution).

L’article 1er signifie donc simplement que la religion officielle de l’Etat bénéficie d’une discrimination positive. C’est du reste le cas dans trois domaines : en matière de religion du chef de l’Etat qui doit être de confession musulmane (article 74), en matière d’enseignement (article 39) et en matière de financement et d’administration du culte musulman.

Deux autres articles de la Constitution tunisienne précisent la portée de l’article premier en matière de religion.

Tout d’abord l’article 6 de la Constitution qui dispose : « L’État … garantit la liberté de conviction et de conscience », ce qui implique, entre autres, que l’on ne peut imposer à un citoyen tunisien une norme d’origine religieuse à laquelle il ne croit pas. Il est vrai que la Constitution tunisienne n’a pas tiré de ce principe la conséquence qu’en tire l’article 40 § 2 de la Constitution de la République de Malte qui dispose : « Nul ne sera obligé de recevoir un enseignement religieux ou de démontrer une connaissance ou une maîtrise de la religion si, dans le cas d'une personne de moins de 16 ans, une objection à cette exigence est formulée par celui qui, selon la loi, a autorité sur lui, et, dans les autres cas, si la personne qui en fait la demande s’y oppose ».

Ensuite et surtout, l’article 21 de la Constitution qui dispose : « Les citoyens et les citoyennes sont égaux en droits et en devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination. » Il convient, ici aussi,pour déterminer la portée de cet article, de retracer le processus constituant de son établissement.

Le 1er août 2012, la Commission constituante «Droits et Libertés» a voté, à l’initiative du parti du mouvement Ennahdha, un article définissant les femmes non comme égales, mais comme « complémentaires aux hommes ». Ce projet provoqua le tollé général de la société civile moderniste. Des manifestations sont organisées à Tunis et dans plusieurs villes du pays, notamment le 13 août 2012, date de la Journée nationale de la femme et anniversaire de la promulgation du Code du statut personnel. Ce projet d’article n’apparaitra pas dans le premier avant-projet de Constitution publié par l’Assemblée nationale constituante la semaine du 13 août 2012 et il sera officiellement retiré le 24 septembre 2012. Le premier avant-projet de Constitution se contentera toutefois d’affirmer que « [t]ous les citoyens sont égaux en droits et en obligations et sont égaux devant la loi » (article 6. 1).L’emploi du pluriel masculin laissait planer un doute sur la portée du principe d’égalité en ce qui concerne le statut de la femme.

Suite à la pression de la société civile et des députés constituants modernistes, cette rédaction a été modifiée et gendériséepar l’emploi d’un pluriel masculin et féminin non pas simplement d’un pluriel masculin. La version finale retenue de l’article 21 de la Constitution dispose dans son premier paragraphe : « Tous les citoyens et les citoyennes sont égaux en droits et en obligations, ils sont égaux devant la loi sans discrimination aucune ». Le même énoncé figure également dans le préambule de la Constitution.

La version définitive de la Constitution consacre également un article 46 au statut de la femme qui dispose : « L’État s’engage à protéger les droits acquis de la femme et veille à les consolider et les promouvoir. L’État garantit l’égalité des chances entre l’homme et la femme pour l’accès aux diverses responsabilités et dans tous les domaines. L’État s’emploie à consacrer la parité entre la femme et l’homme dans les assemblées élues. L’État prend les mesures nécessaires en vue d’éliminer la violence contre la femme. » Cet article est en net progrès par rapport à sa première version qui se limitait à disposer que « [l]’Etat doit protéger les droits de la femme, préserver l’entité familiale et en maintenir la cohésion » (article 1.10).

Il découle de tout ce qui précède que l’article premier de la Constitution ne peut être interprété comme faisant obstacle à l’égalité hommes femmes en matière d’héritage. Bien au contraire, on doit considérer que l’article 21 de la Constitution fait obligation à l’Etat d’instituer l’égalité hommes - femmes dans tous les domaines y compris l’héritage. Il est vrai qu’une telle règle ne peut, en vertu de l’article 6 de la Constitution, être imposée à des personnes dont la conscience et la conviction dictent le respect de ce qu’ils pensent être la norme religieuse. Le projet présidentiel en a tenu compte puisqu’il reconnait à tout citoyen et à toute citoyenne le droit de déclarer de leur vivant qu’ils désirent que leur patrimoine soit, après leur décès, partagé selon la règle en vertu de laquelle la femme hérite la moitié de la part de l’homme.

En présentant le projet de loi relatif à l’égalité dans l’héritage, le président de la république n’a donc fait qu’appliquer la Constitution et honorer les engagements internationaux de la Tunisie qui, du fait de l’article 20 de la Constitution tunisienne, ont valeur supérieure à la loi.

La Tunisie a, en effet, par la loi n° 85-68 du 12 juillet 1985, ratifié la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes. Elle avait à l’occasion de cette ratification émis un certain nombre de réserves dont une relative à l’article 16 - 1 - h) qui dispose que les Etats parties assurent, sur la base de l'égalité de l'homme et de la femme « Les mêmes droits à chacun des époux en matière de propriété, d'acquisition, de gestion, d'administration, de jouissance et de disposition des biens, tant à titre gratuit qu'à titre onéreux ». En vertu de cette réserve « Le Gouvernement tunisien ne se considère pas lié par les alinéas c. d. f. de l'article 16 de la Convention et déclare que les paragraphes g. et h du même article ne doivent pas être en contradiction avec les dispositions du Code de Statut Personnel relatives à l'octroi du nom de famille aux enfants et à l'acquisition de la propriété par voie de succession ».

Par décret-loi n° 103-2011 en date du 24 octobre 2011, pris à l’initiative de l’actuel président de la République tunisienne qui, alors, était premier ministre, les réserves de la Tunisie furent levées y compris celle relative à l’article 16 - 1 - h). Le décret-loisera notifié au Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies le 17 avril 2014. La Tunisie s’est ainsi conformée à la Recommandation générale n° 21 (1994) du Comité pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes qui a observé qu’il « existe de nombreux pays où la législation et la pratique en matière de succession et de propriété engendrent une forte discrimination à l'égard des femmes. En raison de cette inégalité de traitement, les femmes peuvent recevoir une part plus faible des biens de l'époux ou du père à son décès que ne recevrait un veuf ou un fils » et qui a considéré que « ces pratiques sont contraires à la Convention et devraient être éliminées. »

L’adoption d’une loi instituant l’égalité homme femmes en matière d’héritage est donc d’un point de vue constitutionnel irréprochable. Les équilibres politiques au sein de l’Assemblée des représentants du peuple font que l’adoption d’une telle loi est possible. Il restera après, par un effort pédagogique intelligent et soutenu, à convaincre les croyants sincères qu’elle est du point de vue religieux conforme au dessein divin suprême : établir la justice parmi les Humains.

Contribution à la Conférence Empowering Gender Equality
organisée par la Présidence de Malte à l'occasion de la visite d'État de
S. E. BejiCaidEssebsi Président de la République Tunisienne, le 6 février 2019
Verdala Palace
Malta

Slim Laghmani
Professeur à l’Université de Carthage

(1) Il convient toutefois de noter que le préambule de la Constitution mauritanienne proclame « la garantie intangible des droits et principes suivants : … les droits attachés à la famille, cellule de base de la société islamique. »

(2) Les Constitutions marocaine du 29 juillet 2001, mauritanienne du 20 juillet 1991 rétablie et modifiée par Loi Constitutionnelle n° 2006-014 et jordanienne du 8 janvier 1952 ne garantissent cependant pas la liberté de conviction en tant que telle. Seules la Constitution algérienne du 8 décembre 1996 telle que révisée en 2016 et, nous le verrons, la Constitution tunisienne, garantissent la liberté de conviction et de conscience.

Biographie

SLIM LAGHMANI est né à Tunis en novembre 1957. Il est professeur à l’Université de Carthage. Il y enseigne le droit international, la philosophie du droit, les droits de l’homme et le droit constitutionnel comparé. Il a dirigé de 2001 à 2013 le Laboratoire de recherches « Droit de l’Union européenne et relations Maghreb – Europe ». 

Il est l’auteur, notamment, des Éléments d'histoire de la philosophie du droit, (T. I, La nature, la Révélation et le Droit, Tunis 1993 ; T. II, La modernité, l'État et le Droit, Tunis 1999). Il a publié en commun avec Ali Mezghani, Écrits sur le Droit et la Modernité, (Tunis, 1994, en langue arabe). Il est également l’auteur d’une Histoire du droit des gens publiée chez Pedone (Paris) en 2004, d’un opuscule intitulé Islam, le pensable et le possible publié par les éditions le Fennec à Casablanca en 2005. Il a codirigé depuis 1994, avec Rafaâ Ben Achour, la collection Rencontres internationales de la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, huit volumes ont été publiés par les éditions Pedone et a contribué au Traité international de droit constitutionnel (Trois volumes, Paris, Dalloz, Traités Dalloz, 2012).

Il a été membre du Comité des experts au sein de la Haute instance de réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, président de la sous-commission des libertés publiques. Il est membre du Comité national d’éthique médicale, président de l’Association tunisienne de droit constitutionnel et membre du Conseil scientifique de l’Académie internationale de droit constitutionnel et a été membre de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité.

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