News - 07.09.2018

Un document exceptionnel: Le verbatim des entretiens Bourguiba-Chou En-lai en 1964

Un document exceptionnel: Le verbatim des entretiens Bourguiba-Chou En-lai en 1964

C’est un document de grande valeur historique et diplomatique que publie Leaders. Il s’agit du compte rendu verbatim des entretiens entre le président de la République tunisienne Habib Bourguiba et le Premier ministre de la République populaire de Chine, Chou En Laï, les jeudi 9 et vendredi 10 janvier 1964 à Tunis.

Cette visite officielle en Tunisie, la première dans l’histoire des relations entre les deux pays, depuis la libération de la Chine en 1949 (et la proclamation de la République), et l’indépendance de la Tunisie en 1956 (et l’abolition de la monarchie), a été couronnée par l’établissement des relations diplomatiques. Le communiqué commun publié à cette occasion était signé par Mongi Slim, secrétaire d’Etat (ministre) aux Affaires étrangères, et le maréchal Tchen Yi, vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères.

Les entretiens entre Bourguiba et Chou En-lai constituent un document précieux. Aucune question n’y a été éludée: la nécessité d’une deuxième conférence de Bandoeng (pays non engagés ‘’non-alignés’’ ou qui refusent l’alignement) à préparer soigneusement, Mao Tsé-toung, Sun Yat Sen, Tchang-Kaï-Tchek, Macao, Hong Kong, Taïwan (Formose), les Etats-Unis, l’Urss, l’Inde, le Laos, le Sud Vietnam et le Vietnam du Nord, le Cambodge, le Prince Norodom Sihanouk, la menace nucléaire, l’Afrique...  Bourguiba n’a pas cessé de questionner son hôte sur tant de questions-clés qui préoccupaient à l’époque les grands décisionnaires du monde. La petite Tunisie interpellait l’immense Chine. Imperturbable, Chou En-lai apportait ses réponses, claires et précises. Un exercice de très haute voltige.

Bourguiba avait bien préparé la conclusion: «Nous devons essayer de créer des relations économiques. Nos ambassades nous permettront également de faire des réalisations pratiques. Il vaut mieux laisser de côté les problèmes de grande politique.» Acquiesçant, Chou En-laï avait de son côté la réponse attendue: «Je suis sûr qu’ils seront résolus, un jour ou l’autre (ndlr: les problèmes de grande politique). Malgré nos angles différents, les orientations et les buts sont les mêmes. Vous choisissez votre régime et nous ne sommes jamais intervenus dans aucun pays. Vous pouvez vous en assurer au Caire, auprès du Roi Hassan II, de Nasser (ndlr: Egypte) ou Aref (ndlr: Irak) ». 

Et le pack-shott final. Chou En Lai: «Nous sommes venus chercher l’amitié et la coopération.» Bourguiba: «Vous l’avez ».

Puisé dans le fonds documentaire du ministère des Affaires étrangères versé dans les Archives nationales et révélé pour la première fois dans Leaders, grâce à leur concours (qu’ils en soient vivement remerciés), ce document est une véritable leçon d’histoire, de géopolitique et de diplomatie. Aux historiens de le traiter, commenter et mettre en contexte.

T.H

Confidentiel

Entretien entre Son Excellence Monsieur le Président de la République Tunisienne et Monsieur Chou En-lai, Premier ministre de la République Populaire de Chine (09/01/64)

Après avoir échangé les salutations, le Président Bourguiba a pris la parole.

Le Président Bourguiba

Il y a neuf ans depuis que la Conférence de Bandoeng a voté les dix principes. Et bien que nous ayons les mêmes objectifs, nous risquons de diverger du fait des voies différentes. Je pense que des rencontres plus fréquentes aideraient à comparer les expériences pour une action plus efficace.

Monsieur Chou En-lai

Oui, je suis complètement d’accord avec Votre Excellence sur les contacts bilatéraux et multilatéraux. Il faut promouvoir une deuxième conférence de Bandoeng pour concrétiser les principes, augmenter la compréhension, développer l’aide et la coopération dans l’intérêt de la cause commune : lutte contre le sous-développement. Evidemment, cette coopération doit s’accomplir sur un pied d’égalité et sur la base des avantages réciproques et du respect de la souveraineté et de l’indépendance.

Le Président Bourguiba

Je suis partisan d’une telle conférence, mais je suis d’avis qu’elle serait plus efficace si elle est précédée de contacts bilatéraux qui nous permettraient de mieux comprendre les raisons de certaines attitudes différentes. Elle doit être bien préparée. Ainsi, les divergences seront réduites ou au moins circonscrites. Cette préparation est beaucoup plus utile que la réunion de chefs d’Etat qui, après des discours, se séparent pour dix ans… Sans peut-être s’être compris. De tels contacts bilatéraux sont bons pour nous comprendre, nous estimer et au moins circonscrire sur quoi nous pouvons être d’accord.

Monsieur Chou En-lai

J’approuve le principe d’une préparation sérieuse, j’en ai d’ailleurs parlé avec le Président Ben Bella et le Roi Hassan II, afin d’isoler les points ne faisant pas l’objet de notre accord et de dégager les principes communs.

Le Président Bourguiba

L’expérience a montré que l’accord sur certains principes n’est pas suffisant. On a souvent constaté un état de guerre entre ceux-là mêmes qui les ont adoptés. Cela est dû à une interprétation différente. Il faut éviter les heurts qui ne font qu’affaiblir la solidarité afro-asiatique. Nous devons réaliser ce qui est possible.

Monsieur Chou En-lai

Pour la prochaine conférence, il est nécessaire d’étudier en profondeur les problèmes concrets au cours des contacts préparatoires sinon nous rencontrerons beaucoup d’obstacles. Ceux-ci entraîneraient des disputes qu’on aurait pu éviter. Je suis convaincu que l’on arriverait aux objectifs communs. Ma conviction est encore plus ferme grâce à ce que j’ai pu apprendre en Afrique du Nord. En Tunisie, par exemple, j’ai constaté l’amitié spontanée de votre réception. J’ai constaté aussi l’esprit naissant d’un pays en éveil, où les efforts pour réformer et accélérer le développement sont visibles. Tout cela, ma délégation et moi-même l’avons vu de nos yeux. Un dicton chinois dit : « Entendre mille fois ne vaut pas voir une fois ».

Le Président Bourguiba

Surtout que ce qu’on entend n’est pas toujours vrai ! Monsieur le Premier ministre, il y a un grand problème depuis la conférence de Bandoeng, un problème sur lequel il faut se pencher objectivement. C’est que la division des pays par continent ne suffit plus. Il y a alors classification d’idéologies (alignement ou refus d’alignement sur l’un des deux blocs socialiste ou capitaliste). De cette évolution il s’est formé, malgré les principes de Bandoeng, des blocs de pays : engagés (Est), engagés (Ouest) et non engagés.

Or, cette classification devient plus importante que l’appartenance à un continent.

En Afrique comme en Asie, il y a des engagés d’un côté ou de l’autre ou des non-engagés. C’est ce problème qu’il faut creuser, circonscrire, avant d’envisager une réunion fondée uniquement sur l’appartenance à un continent. Voyez encore l’Amérique latine qui n’est pas loin de notre situation.

Monsieur Chou En-lai

Bien sûr, on peut diviser les pays au point de vue politique ou bien au point de vue régime politique. Tout dépend des critères de la classification.

Il existe vraiment des pays non engagés. Ils ont eu une première réunion à Belgrade dont nous estimons les résultats positifs. Certains pays désirent une deuxième conférence des pays non engagés. J’en ai parlé avec le Président Nasser. Nous sommes un peu sceptiques quant à une pareille conférence, car il y a des pays qui, bien que s’affirmant neutres, sont de plus en plus engagés ou tout au moins orientés. La définition à donner mérite donc d’être étudiée. Cependant, l’Afrique peut être appelée non engagée. La conférence d’Addis-Abeba a donné de bons résultats. C’est un bon début pour l’unité africaine, malgré le chemin très long pour le choix qu’ont à faire les pays africains.

Mais pour les pays africains déjà indépendants ou en voie de l’être, il y a un objectif, celui de la décolonisation politique et économique. Nous soutenons cette aspiration de même que la neutralité pacifique et le non-engagement.

Le Président Bourguiba

Je suis heureux d’entendre Chou-En-lai soutenir ces pays non engagés et de ne pas considérer les non-engagés comme ennemis. Il fut, en effet, un temps où les neutres étaient considérés comme ennemis. Il y a eu évolution et pareille appréciation n’est plus vraie. Cela nous permet, nous pays non engagés, de nous sentir plus à l’aise étant les amis des uns et des autres.

Certes, les pays socialistes luttent pour la justice sociale. Mais nous sommes obligés, de par notre situation géographique et de par nos impératifs de sécurité et de développement, de coopérer avec certains pays. Nous voudrions donc être non alignés, amis des uns et des autres et constituer peut-être une chance de rapprochement. Notre position est donc efficace dans l’immédiat. Elle peut être importante aussi pour l’avenir des deux blocs. Telle est la position de la Tunisie.

Monsieur Chou En-lai

Oui, nous connaissons bien la position de la Tunisie et l’attitude politique de Votre Excellence. C’est pourquoi dans nos communiqués avec la R.A.U et l’Algérie, nous avons insisté sur le fait que notre politique à l’égard des pays arabes est valable pour l’Afrique. Nous accordons notre soutien complet à toute politique de paix, de non-alignement des pays africains.

Le Président Bourguiba

A propos d’Addis-Abeba et de la conférence des non-alignés dont le non-alignement paraît douteux, j’aimerais dire que d’abord à Belgrade, certains pays africains n’y étaient pas, la Tunisie a failli en être absente. Bizerte y a aidé. Addis-Abeba a réuni des pays non alignés. Mais il y a des nuances ; certains pays comme le Sénégal, la Côte d’Ivoire, la Somalie etc. n’ont pas la même attitude politique que la Guinée et autres. Mais il fallait commencer par nous mettre d’accord sur certains principes comme ceux énoncés dans la Charte des Nations unies, comme le désarmement, etc. La conférence d’Addis-Abeba a d’ailleurs salué avec satisfaction les accords de Moscou. La conférence a posé certains principes, comme celui de résoudre les différends frontaliers autrement que par l’emploi de la force, ainsi que d’autres principes vitaux qui émergent par-dessus les nuances du non-alignement.

Monsieur Chou En-lai

Le Maréchal Chen Yi, notre ministre des Affaires étrangères, me rappelle que nous ne voulons pas abuser de votre temps et nous pourrons continuer notre entretien en tête-à-tête.

Le Président Bourguiba

D’accord, bien que je sois sûr qu’ils ne s’ennuient pas.

Entretien entre Son Excellence Monsieur le Président de la République Tunisienne et Monsieur Chou En-lai, Premier ministre de la République Populaire de Chine (10/01/64)

Après les salutations d’usage, le Premier ministre, parlant de son séjour à Tunis, déclare qu’il était impressionné par les monuments et les réalisations qu’il a visités (monument des Martyrs à Sedjoumi, industries laitières, centre artisanal…).

Monsieur Chou En-lai

Notre lutte contre l’agression étrangère date de 1840 ; il a fallu à la Chine près de 110 années pour se libérer. Cette longue lutte a connu trois périodes. Ce fut d’abord la lutte des paysans contre l’invasion (mouvement Taiping) qui d’ailleurs s’est soldée par un échec. Ensuite, la lutte démocratique nationale a commencé à la fin du XIXe siècle et, au début du XXe siècle, Sun Yat Sen a renversé la dynastie des Tsing (qui représentait une minorité soutenue par les puissances étrangères). Puis ce fut la révolution de 1911 où Sun Yat Sen proclama la République. Mais, la Révolution dut échouer par la suite et fut suivie par une période d’anarchie, au moment où les puissances impérialistes se partageaient le monde en zones d’influence. En effet, la France, le Royaume-Uni et les U.S.A. étendaient leur domination aussi bien en Chine qu’en Afrique…

Le Président Bourguiba

Et Hong Kong ?

Monsieur Chou En-lai

Hong Kong était occupé par les Anglais, Macao par les Portugais, Taïwan par les U.S.A.

Je disais donc que la République de Sun Yat Sen a échoué. Devant cet échec, Sun Yat Sen se rallie au mouvement communiste et meurt en 1925 (sa femme a toujours collaboré avec nous. Elle est actuellement vice-présidente). Deux années plus tard, Tchang Kaï-Chek nous trahit et nous avons été obligés de mener une lutte de 22 ans alors que Staline se désintéressait de nous pour se consacrer à la Révolution russe et que le Japon envahissait les provinces chinoises.

En 1949, la Chine a été enfin libérée et la République Populaire a été proclamée. Tchang Kai-Chek se retire à Taïwan (Formose) et sans l’intervention des U.S.A., Taïwan aurait été libérée.

Le Président Bourguiba

Mais, pour Macao et Hong Kong, il ne s’agit pas des U.S.A.

Monsieur Chou En-lai

Comme vous le pensez, nous estimons aussi qu’il ne faut pas recourir trop vite à la guerre.

Le Président Bourguiba

Mais vous n’avez même pas posé le problème. Cela aurait pu aider les autres possessions portugaises comme l’Angola et le Mozambique.

Monsieur Chou En-lai

Nous les soutenons et affirmons notre solidarité avec ces colonies, comme nous condamnons le Portugal.

Pour reprendre ces possessions étrangères en Chine, il nous faut recourir à la force. C’est ce qu’a fait l’Inde pour Goa. D’ailleurs, les populations ne se considèrent pas comme anglaises ou portugaises. Elles ont des représentants à notre organisation de front unique.

Nous avons toujours essayé d’avoir la paix à nos frontières pour édifier notre société. Nous demandons des négociations pour parvenir à des solutions pacifiques… mais le jour viendra où nous les reprendrons. Actuellement nous mettons l’accent sur les impératifs de l’édification de notre société.

C’est pourquoi nous ne sommes pas d’accord sur ce que vous avez dit hier au sujet de nos frontières avec l’Inde. Je vous en ai parlé longuement, nous n’avons même pas repris les territoires au Sud de la ligne Mac-Mahon et avons même retiré nos troupes au Nord de cette ligne parce que nous pensons que les négociations peuvent être meilleures dans ce cas.

En ce qui concerne les régions à l’Ouest, elles ont été toujours sous notre administration et l’Inde veut nous forcer à admettre le fait accompli en les occupant par la force. J’ai d’ailleurs proposé en 1962, par trois fois, de négocier avec l’Inde, en acceptant le statu quo, alors que l’Inde avait déjà occupé 43 postes en territoires chinois. Mais l’Inde a toujours répondu négativement et présentait d’autres revendications.

Nehru a essayé de transformer la situation par l’emploi de la force. En 1962, nous avons repoussé les forces indiennes et repris les 43 postes. Mais nous nous sommes retirés à 20 km et les régions qui étaient occupées par l’Inde sont considérées comme no man’s land, nous n’y avons, en effet, ni troupes, ni personnel civil, car nous considérons cette région comme une région en litige. Alors, comment peut-on dire que nous ne sommes pas raisonnables?

Nous avons, par ailleurs, appliqué les six propositions de Colombo et dans certains cas nous les avons dépassées sauf en ce qui concerne le point « C » du paragraphe 2 qui propose un personnel civil des deux pays. Nous avons refusé, pensant éviter ainsi un choc et préféré le no man’s land afin de laisser le «terrain» libre à une négociation à partir des propositions de Colombo.

Le Président Bourguiba

Quelle est l’attitude des six autres pays devant cette situation ?

Monsieur Chou En-lai

Ils ne sont pas contre et essayent de convaincre l’Inde. Nous ne pouvons le leur demander au cours de conférences, car cela peut les gêner dans leurs relations avec l’Inde et leur ferait perdre la face, ce qui d’ailleurs explique leur réticence devant une proposition du président Nkrumah de réunir une conférence des six.

Nous estimons que si une conférence des six devait avoir lieu, il serait nécessaire que la Chine et l’Inde soient présentes pour faire connaître leurs points de vue. Tel est le cas de la conférence de Bamako, où l’Algérie et le Maroc étaient présents, de même on ne peut concevoir une conférence des Nations unies sur la Corée sans la présence de la Corée du Nord. Il faut éviter les marges de différences inéluctables lorsque les parties intéressées dans un différend ne sont pas entendues.

C’est pourquoi nous pensons que les six médiateurs doivent accepter les deux intéressés en observateurs, ce qui leur permettra d’expliquer leur point de vue ; or c’est l’Inde qui refuse pour éviter une confrontation. Moi-même avais dit et dis encore que je suis prêt à aller à New Delhi.

Le Président Bourguiba

Vous avez des relations diplomatiques. Les contacts avec l’Inde ne sont donc pas difficiles.

Monsieur Chou En-lai

Les notes diplomatiques ne suffisent pas et c’est regrettable, mais nous ne voulons pas souligner cet incident dans l’arène internationale. Nous ne l’avons jamais mentionné publiquement au cours de notre voyage, sauf une simple allusion dans un communiqué avec la RAU.

Le Président Bourguiba

Je comprends votre position maintenant. Si vous le permettez, nous allons passer au troisième point après l’Inde : les U.S.A.

Monsieur Chou En-lai

J’ai insisté là-dessus parce que votre allocution le mentionnait presque explicitement. J’ai voulu clarifier notre position.

Nous avons parlé hier de la conférence des pays non engagés. Au Caire, le Président Nasser m’a répondu en deux points :

  • La conférence de Bandoeng avait pour but de renforcer la lutte contre le colonialisme, le néocolonialisme, l’impérialisme et la paix mondiale. Une deuxième conférence devait avoir la même tâche.
  • Comme je précisais que l’Inde est devenue aujourd’hui « engagée », le Président Nasser m’a dit que l’Inde n’aurait pas à discuter du conflit sino-indien si la Chine ne participerait pas. Dans le cas où d’autres assistants tenteraient de soulever ce problème, ils échoueraient puisque les deux pays intéressés seraient absents.

Monsieur le Président, vous avez parlé hier de la situation dans le Sud-Est asiatique. Il s’agit de trois pays : Laos, Sud Viêt-Nam et Cambodge.

Je commencerai par le Laos.

Le Laos : L’accord de Genève (1962) a garanti la neutralité du Laos. Or, il y a encore des forces américaines au Laos. La Chine n’y a point de troupes et n’a pas du tout l’intention d’en envoyer. D’ailleurs, le personnel militaire U.S. lui-même reconnaît qu’il ne peut apporter aucune preuve de notre présence. Alors, les Américains mettent en cause le « Viêt-Nam Nord ». D’après nos informations, il n’y a aucun combattant du Viêt-Nam Nord au Laos. Le Laos est notre voisin, nous voulons vivre en paix avec lui.

Cela est devenu impossible, car les Américains font de la Thaïlande, qui est membre du S.E.A.T.O., l’anneau le plus favorable dans la chaîne par laquelle les U.S.A. nous entourent (d’après les paroles mêmes du Président Kennedy).

Le Viêt-Nam : au Sud Viêt-Nam, les troupes du Général Taylor sont là pour une guerre spéciale. C’est du moins ce qu’a dit ce général. Vous savez que le Viêt-Nam comme la Thaïlande a été durement opprimé par le colonialisme français. Au moment où la Thaïlande a accédé à l’indépendance et à la liberté, le Viêt-Nam changeait de maître.

Bien sûr, c’est une lutte qui oppose le Viêt-Nam aux U.S.A., mais nous soutenons le peuple vietnamien dans sa lutte.

Le Cambodge : le Cambodge est un pays pacifique et neutre. Le Prince Norodom Sihanouk fait de son mieux pour assurer à son pays la dignité et le progrès. Mais les U.S.A. essaient toujours, soit par l’intermédiaire de la Thaïlande, soit du Sud Viêt-Nam de lui attirer des ennuis à ses frontières. Devant cette situation, le Prince Sihanouk a demandé qu’on lui garantisse la neutralité ; il a même accepté la présence de troupes internationales. Plusieurs pays (y compris la France) sont d’accord sur la neutralité, sauf les U.S.A.

On ne peut vraiment pas dire que le Prince Sihanouk a des velléités d’expansion, puisqu’il n’est même pas en mesure de garantir sa sécurité.

Si je devais tirer une conclusion de tout ce qui précède, c’est toujours la présence des U.S.A. qui est la source de tous ces problèmes.

Le Président Bourguiba

En fait, vous voulez une paix communiste : car la libération avec l’aide des armées communistes engendre la crainte des U.S.A. Les meilleures intentions compliquent les problèmes et en font des problèmes de guerre froide. En fin de compte, ce sont des peuples qui en souffrent.

Monsieur Chou En-lai

Bien sûr, la situation est compliquée, mais pas les faits. Voyez, par exemple, le Cambodge. Il n’y a pas de communistes. Pourquoi donc les U.S.A. insistent-ils pour malmener un gouvernement royal ?

Le Président Bourguiba

Le Prince Sihanouk a peur autant des U.S.A. que des Chinois. Il veut être garanti contre les deux.

Monsieur Chou En-lai

Mais nous, nous respectons sa neutralité.

Le Président Bourguiba

S’il veut être neutre, c’est qu’il ne veut être ni avec l’un ni avec l’autre.

Monsieur Chou En-lai

D’accord, pourquoi donc tous ces efforts des U.S.A. contre lui ?

Le Président Bourguiba

Il faut admettre cependant, Monsieur le Premier ministre, qu’il y a des gens qui ne veulent pas être communistes. Au Viêt-Nam, si tout le monde était communiste, il n’y aurait pas de problème. Il y a aussi des gens qui ont quitté le Viêt-Nam Nord, des Chinois qui sont allés à Formose. S’ils étaient communistes, les Américains n’auraient jamais pu les tenir.

Monsieur Chou En-lai

Je ne peux être d’accord avec cet argument qui fait l’apologie des U.S.A. Je pourrais dans cet ordre d’idées et sur demande des communistes convoyer moi aussi des troupes. Les U.S.A. saisissent toujours le prétexte du gouvernement local pour envoyer des troupes. Il serait donc juste pour les U.S.A. d’occuper tout le Sud-Est asiatique ! Alors, pourquoi les Sud-Vietnamiens se battent-ils contre l’armée américaine? Il n’y a pas longtemps, le peuple tunisien luttait contre les Français à Bizerte. Mais la France a, intelligemment, su partir.

Le Président Bourguiba

Si vous aviez continué la guerre jusqu’à ce que la Chine nous aide par ses troupes, nous aurions été heureux… Mais cela aurait compliqué la situation parce que certaines aides provoquent des situations de guerre froide par les réactions qu’elles engendrent.

Monsieur Chou En-lai

C’est tout à fait juste, c’est pourquoi nous n’envoyons jamais des troupes à l’extérieur de notre pays. Le peuple du Sud Viêt-Nam se bat contre la présence américaine.

Le Président Bourguiba

Mais le gouvernement n’est pas avec vous.

Monsieur Chou En-lai

Il a été installé par les U.S.A., après qu’ils se sont débarrassés des frères Ngô. Mais la lutte continue au Sud-Viêt-Nam.

Le Président Bourguiba

Oui, le Sud-Viêt-Nam est partagé ; il y a des gens qui sont pour l’unification avec le Nord, d’autres sont contre. N’est-ce pas là un destin terrible que celui d’un peuple qui lutte depuis une vingtaine d’années et qui ne peut réaliser ni l’indépendance, ni la paix.

Voyez le cas de l’Algérie… Ce ne sont pas des communistes qui ont mené la lutte libératrice. Si les Russes avaient aidé le peuple algérien, cela aurait été un désastre.

Monsieur Chou En-lai

En Chine, nous n’avons jamais envoyé ni armes ni volontaires dans d’autres pays, sauf en Corée parce que les Américains y étaient déjà. Dès que nous les avons repoussés, nous avons proposé des négociations qui aboutiront après deux années de pourparlers.

Le Président Bourguiba

Je pense qu’à l’origine de toutes ces situations est l’idée que vous avez des U.S.A. Vous pensez en effet que les U.S.A. veulent vous faire la guerre, alors qu’en réalité ils cherchent à se défendre. Si vous cessiez de penser ainsi, et si vous imitiez les Russes, avec un petit effort de compréhension, je crois qu’une lueur d’espoir finirait par apparaître. Je souhaite que, pour la paix dans le monde et surtout pour les petits pays, on puisse petit à petit rapprocher les points de vue et que la Chine ne s’isole pas dans l’intransigeance.  Je ne crois pas qu’on veuille faire la guerre à la Chine, même communiste.
Il serait bon d’essayer de provoquer une petite lueur de détente, les U.S.A. font certainement des erreurs. Mais tous les peuples veulent la paix, il y a une tendance nette à chercher la coexistence et la paix.

Monsieur Chou En-lai

Oui, mais il y a une chose qui est claire : c’est que les U.S.A provoquent des situations parce qu’ils nous sont hostiles et refusent même de reconnaître l’existence d’un gouvernement de 650 millions de Chinois et continuent d’appuyer Tchang-Kaï-Chek. Les U.S.A. reconnaissent le changement de gouvernement dans certains pays, y compris Cuba. Mais cela fait 14 ans qu’ils refusent de reconnaître le gouvernement de la Chine.

Le Président Bourguiba

Il y a des Chinois qui ne veulent pas être communistes.

Monsieur Chou En-lai

S’il n’y avait pas d’occupation U.S., ils n’auraient pas tenu. Mais nous n’avons pas voulu recourir à la force.

Le Président Bourguiba

Vos idées sont claires. Je crois les avoir comprises. Nous pouvons passer à autre chose.

Monsieur Chou En-lai

Même pour les deux îles Quemoy et Matsu, malgré la proximité et les facilités qu’offre une opération, nous n’avons même pas essayé de les occuper. Elles sont en effet pas plus loin que ne l’est Tunis de Carthage. On peut les atteindre même par les canons… Mais nous ne voulons pas provoquer un conflit avec les U.S.A. et nous proposons un règlement pacifique sur la base de la Charte des Nations unies, à Varsovie, on ne peut dire qu’il n’y a pas eu de politique de retenue, de la part de la Chine, alors qu’ils nous survolent avec leurs U-2.

Le Président Bourguiba

Je souhaite cependant un modus vivendi. Les U.S.A. n’ont pas encore accepté le fait de l’existence de la Chine populaire. Ils s’y résigneront et l’accepteront un jour, comme pour le cas de l’Urss. Il serait utile que vous les aidiez. C’est franchement aussi l’intérêt des petits pays africains. Nous sommes en effet trop petits pour faire ou supprimer les faits mais nous pouvons au moins vous exprimer nos désirs, nos souhaits. Je vous assure que c’est ce que pensent tous les pays d’Afrique. Ce que je vous dis, nous le disons aussi franchement aux Américains en leur disant que les gens sont libres de choisir les régimes qu’ils veulent et que nous croyons à la nécessité de se résigner à la coexistence pacifique en attendant mieux.

Monsieur Chou En-lai

A Varsovie, nous avons proposé en vain un accord basé sur les principes de la coexistence pacifique.

Le Président Bourguiba: Ils évolueront !

Monsieur Chou En-lai

Nous ne nous faisons pas trop d’illusion.

Le Président Bourguiba

Cela dépend toujours de différents facteurs et surtout de l’opinion du Président. Je crois que Monsieur Johnson essaiera de trouver le joint. Les Américains ont tout de même changé par rapport à Foster Dulles et McCarthy.

Monsieur Chou En-lai

En 1964, il y aura les élections présidentielles. C’est pourquoi nous ne pouvons rien espérer encore cette année. Récemment, un sénateur américain était à Taïwan pour aider Tchang-Kaï-Chek. Nous ne perdons pas espoir, et ne rompons pas les pourparlers de Varsovie.

Le Président Bourguiba

C’est bien.

Monsieur Chou En-lai

Il y a 14 ans que nous sommes indépendants et nous nous retenons encore de reprendre Quemoy et Matsu, Hong Kong et Macao, pour éviter de créer une mauvaise impression dans le domaine international. Dans ce domaine, nous sommes même plus prudents que la Tunisie et l’Algérie. Vous avez pu déclencher une action de masse populaire à Bizerte. Comme nous avons les mêmes problèmes, il est tout à fait normal que nous soyons ici pour vous féliciter de la libération de Bizerte et essayer de mieux nous comprendre.

Le Président Bourguiba

Pour se comprendre, il faut se dire la vérité. Que pensez-vous de l’accord de Moscou ? Pour peu important qu’il soit, tout le monde l’a applaudi. Mais le fait que la Chine considère cela comme une trahison de l’Urss laisse croire que la Chine est trop intransigeante et plus obstinée. D’où l’étonnement en Afrique devant les attaques chinoises contre un geste prometteur de paix auquel tout le monde aspire et dont la Chine a besoin.

Monsieur Chou En-Laï

Je pense qu’avant d’aborder ce problème, il faut voir deux choses :

  • le traité lui-même
  • les aspirations du monde à la paix

Nous soutenons le désir des peuples de voir disparaître la menace nucléaire et de renforcer la paix. Votre Excellence se souvient que lorsque la conférence des chefs d’Etat africains d’Addis-Abeba a proposé la dénucléarisation de l’Afrique, nous l’avons approuvée par un communiqué officiel. Il faut avoir la garantie des grandes puissances qui doivent s’engager à respecter la dénucléarisation de l’Afrique.

Quant au traité, il n’assure pas véritablement la paix. Il trompe les peuples. D’ailleurs, au lendemain même de sa signature, les U.S.A. ont procédé à des essais souterrains. Kennedy, Dean Rusk, le Général Taylor l’ont annoncé publiquement. De plus, ce traité ne limite ni l’utilisation des armes nucléaires, ni leur fabrication, ni leur stockage, ni leur passation aux alliés. De même, les U.S.A. ont, après l’accord de Moscou, ouvert des négociations avec la République Fédérale Allemande en vue de l’équipement de son armée d’armes nucléaires. Ils ont aussi chargé un représentant de discuter avec le Japon de la fourniture à celui-ci de sous-marins et d’armes atomiques et reconnaissent enfin que le danger nucléaire n’a pas diminué.

Or, la Chine est la première à en avoir peur. Nous n’avons pas d’armes nucléaires. C’est une véritable menace.

Les U.S.A. affirment que les essais souterrains suffisent à eux seuls pour le développement des armes tactiques. Ils ont augmenté leur budget militaire pour les essais souterrains et demandent les crédits pour installer de nouvelles bases d’essais.

Ces mesures ne sont pas nécessairement dirigées contre la Chine, puisque nous ne possédons pas d’armes nucléaires.

Malgré tous les commentaires, la menace est toujours là !

Je répète encore que nous soutenons le désir des peuples de diminuer la menace nucléaire et si les U.S.A. sont bien sincères dans leur désir d’instaurer la paix, pourquoi ne sont-ils pas d’accord sur la dénucléarisation de l’Afrique ?  Ce continent où aucun pays ne peut encore fabriquer une bombe H ou même A et où il n’y a aucun pays communiste. Cela est aussi valable pour l’Amérique du Sud, excepté Cuba, et pour l’Asie, excepté la Chine et quelques autres pays.

Il y a de la supercherie dans ce traité.

Nous ne sommes pas contre le fait que vous avez signé ce traité, mais nous proposons la convocation d’une conférence mondiale pour l’interdiction complète et totale des essais nucléaires.

Le Président Bourguiba

Pour les vivants, les explosions atmosphériques sont plus dangereuses que les souterraines pour les morts.

D’accord, il y a encore des problèmes nucléaires cependant, il y a un tout petit progrès. Ce n’est pas la paix, il faut encore des progrès.

Monsieur Chou En-lai

Le test serait la dénucléarisation de l’Afrique.

Le Président Bourguiba

Même dans ce cas, je ne serai pas plus tranquille parce qu’en cas de guerre, on oublie facilement les garanties. Voyez l’exemple de la Belgique, de la Hollande, etc.

Monsieur Chou En-lai

Cette logique fait que la petite lueur peut s’éteindre.

Le Président Bourguiba

Bien sûr, mais il ne faut pas cependant l’ignorer. Je voudrais à la fin de cette conversation vous dire que j’ai été très heureux de ces entretiens. Nous devons, à mon avis, essayer de créer des relations économiques. Nos ambassades nous permettront également de faire des réalisations pratiques. Il vaut mieux laisser de côté les problèmes de grande politique.

Monsieur Chou En-lai

Je suis sûr qu’ils seront résolus un jour ou l’autre. Malgré nos angles différents, les orientations et les buts sont les mêmes. Vous choisissez votre régime et nous ne sommes jamais intervenus dans aucun pays. Vous pourrez vous en assurer au Caire auprès du Roi Hassan II, de Nasser ou Aref.

Nous avons toujours été heureux de recevoir des visiteurs tunisiens. Nous souffrons d’un vrai blocus.

Le Président Bourguiba

Votre ouverture sur l’Afrique brisera ce blocus !

Monsieur Chou En-lai

Nous sommes venus chercher l’amitié et la coopération.

Le Président Bourguiba

Vous l’avez.

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