News - 07.02.2016

Hichem Jouaber : Analyse critique de la Proposition de Si Mansour Moalla pour résorber le chômage

Hichem Jouaber : Analyse critique de la Proposition de Si Mansour Moalla pour résorber le chômage

La proposition de Si Mansour Moalla pour résorber le chômage aussi pertinente soit-elle sur le papier, ne peut être la solution suffisante et elle est loin d’être en mesure de permettre les objectifs assignés.

Dans ce papier je vais essayer de montrer ses limites et de démontrer les risques qu’elle présente. Comme toute proposition constructive, il est important avant de l’appliquer de ne pas foncer tête baissée sans prendre en comte les inconvénients qui lui sont adjacents

Tout d’abord résumons la solution proposée par Si Moalla parue dans le journal Leaders.com.tn le 3 février 2016 

Le total de la main d’œuvre active est estimé à environ 4 Millions de personnes détenant un emploi. Le nombre de chômeurs, lui, est estimé à environ 600.000 personnes dont 40% soit environ 250.000 diplômés. Cette masse de personnes sans emploi représenterait donc 15% du total de la main d’œuvre active (15% de 4 Millions).

  • La solution consiste à demander à toutes les entreprises exerçant effectivement de recruter un nombre de personnes sans emploi égal à 15% du total de la main d’œuvre exerçant dans l’entreprise et ce, durant une période de 3 ans. A titre d’exemple, une entreprise comprenant 20 salariés doit procéder au recrutement d’un nouveau salarié par an soit 3 salariés durant trois ans On aboutira ainsi à la création d’un nombre d’emplois annuel égal à 5% de la main d’œuvre active exerçant dans l’entreprise et 15% à la fin de la période de 3 ans(1).
  • Sur le plan national, on parviendra à un total de 200.000 (5% de 4 Millions) emplois par an dont 40% soit 80.000 de diplômés qualifiés. Et on aura ainsi abouti à la fin des 3 ans à la résorption du chômage actuel évalué à 600.000 sans emploi.
  • Ces recrutements exceptionnels vont constituer des charges supplémentaires pour les entreprises concernées. Pour les aider à y faire face et les inciter à effectuer les recrutements indiqués, on peut envisager de déduire ces charges supplémentaires des salaires du revenu ou bénéfice imposable et ce, durant la période d’apprentissage et de formation soit 3 à 5 ans suivant l’importance de ces charges imposées par le recrutement.
  • Outre la réalisation d’une telle performance, nécessaire et urgente, il y aura lieu, et parallèlement, dans le cadre du XIII Plan (2016-2020), de se fixer pour objectif la création d’un nombre d’emplois suffisant (de l’ordre de 70.000 probablement) pour répondre à la nouvelle demande résultant notamment de la progression des effectifs de diplômés de l’enseignement supérieur.

Cette proposition manque d’analyse objective et présente plusieurs inconvénients qu’il convient de considérer avant toute mise en œuvre 

  • Tout d’abord, Si Moalla semble oublier que c’est la croissance qui crée l’emploi et pas l’emploi qui crée la croissance. La création d’emploi est en relation directe avec la génération de croissance et l’augmentation du PIB. Tous les spécialistes sont sans ignorer la Loi d’Okun qui détermine le taux de croissance nécessaire pour commencer à générer des emplois. Appliquée aux données de la Tunisie, cette loi estime que la baisse du chômage nécessite une croissance minimale de 2,5 % (1,1% pour compenser l’augmentation de la population en âge de travailler et 1,4% pour compenser les efforts de productivité). Le modèle indique par ailleurs que pour réduire le chômage de 1% il faut un taux de croissance d’environ 3,5%. Donc en toute logique économique saine, il faudra pour réduire le chômage de 5% en une année que le PIB augmente de 17,5 % et ce sur trois ans successifs ce qui est tout simplement utopique.
  • Le second élément important est que Si Moalla semble oublier que la part du secteur privé ne représente encore que 60% du PIB tunisien, le reste des 40% est généré par les entreprises publiques et les administrations. Nous ne sommes pas sans savoir que le secteur public est en situation de sureffectif chronique surtout depuis la période de la Troïka. Le secteur public et semi-public tunisien n’est pas en mesure d’absorber de nouveaux recrutements, au contraire il doit les geler et même réduire les effectifs pour rester compétitif à l’instar des sociétés de transport public et des banques publiques . Si l’on exclut de la solution proposée les entreprises publiques et si l’on prend l’hypothèse optimiste que ces entreprises ne réduisent pas leur effectif, par simple calcul, on arrive à faire faire par le secteur privé un effort de recrutement de 8,33% par an sur trois ans pour rester dans les objectifs globaux de l’initiative. Ceci est tout simplement du domaine du l’’impossible et me semble carrément suicidaire 
  • Ensuite nous savons tous que le tissu économique actuel tunisien est constitué de très petites entreprises. Selon l’INS sur les 600 000 entreprises actuelles, environ 520 000 n’ont pas de salariés (ce sont des auto-entreprises) et 40 000 ont entre 1 et 2 salariés. Ce qui rend l’application de la mesure impossible à tenir pour 93% des entreprises tunisiennes. De ce fait, il est du domaine de l’impossible que les 7% restants recrutent autant que propose le plan imaginé c'est-à-dire 200 000 par an sur trois ans
  • Un autre argument qui milite contre la proposition est lié à la disparité régionale actuelle. Aujourd’hui les entreprises sont essentiellement localisées dans le grand Tunis, les gouvernorats côtiers et partiellement dans les régions minières, la répartition du PIB suit le même profil ainsi que les indices d’employabilité. La mesure, si elle est appliquée, va générer des emplois dans les régions les mieux dotées et où sont localisées les entreprises actuelles. Ce qui revient à favoriser encore plus les régions favorisées et accentuer les disparités régionales source de problèmes. Elle peut aussi se traduire par la génération d’un flux d’exode sans précédent
  • Sur le plan micro-économique, l’effort demandé aux entreprises serait donc de recruter par décret 5% d’effectif en plus par an sur trois ans, même si ni le marché, ni la croissance, ni la marge de manœuvre ne le permettent. Ceci est simplement une opération suicide qui risque de plomber les entreprises déjà engluées dans les retards de paiement, les difficultés administratives et le poids des impôts. En plus , ces entreprises font face à une concurrence déloyale causée par l’économie parallèle et à un manque d’un cadre qui protège ses produits et son business . 

Pour créer des emplois et inverser la courbe du chômage il faut plus que ça, d’autres solutions existent qui se basent sur la génération de la croissance par l’investissement et la consommation tout en protégeant le tissus économique actuel et l’aider à croître. Des mesures pratiques doivent être prise sans attendre dans un grand et large projet de réforme 

1. La première est d’instaurer la sécurité, c’est la condition nécessaire pour l’investissement

2. Ensuite renforcer le cadre juridique qui protège les entrepreneurs et les créateurs 

3. Mettre en place des incitations à l’investissement interne et externe, et alléger les démarches administratives 

4. Lutter contre la corruption et l’économie parallèle 

5. Faire une réforme de la fiscalité et élargir l’assiette en réduisant le taux 

6. Lancer de grands projets d’infrastructure et les utiliser comme un moyen de créer de l’espoir en faisant participer les tunisiens sous forme de souscription nationale par exemple 

7. Créer des fonds de développement régionaux 

8. S’appuyer sur les Partenariats Publics-Privés (PPP)

9. Lancer une initiative proactive pour attirer les Investissements Directs Etrangers (IDE)

10. Inciter, par allègement des charges sociales, toute embauche de chômeur sur une période de 5 ans 

Le chômage ne se résorbe pas par décret, mais par l’investissement et la croissance.

 

Hichem Jouaber
Vice-président du Groupe 
GlaxoSmithKline 
En charge de l’Industrie

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