News - 18.08.2015

Le Palais du Bardo : des murs chargés d'histoire

Un Palais magnifique

Par Mohamed El Aziz Ben Achour - Créé par les hafsides, repris par les beys mouradites, après l’intermède de la conquête ottomane, le Bardo n’en demeure pas moins, dans l’histoire de l’architecture comme  dans l’histoire politique du pays, étroitement lié à la période beylicale husseïnite.

Réhabilitée par le fondateur Hussein Bey (1705-1740), refondue et agrandie par ses successeurs, cette résidence constitue aujourd’hui un splendide exemple de l’art architectural et décoratif tunisien et de son évolution durant environ deux siècles : du début du XVIIIe siècle jusqu’aux années 1860.

On y découvre un syncrétisme souvent harmonieux appuyé sur un répertoire artistique ancien, revigoré par l’apport andalou et enrichi par les influences ottomanes et européennes. Ce syncrétisme tunisien, plus équilibré dans le très beau palais de conception architecturale traditionnelle (actuelle Chambre des députés), plia au milieu du XIXe siècle devant le déferlement des influences européennes dans le nouveau palais de Mhammad Bey (actuel Musée national) sans pour autant tourner le dos définitivement au répertoire décoratif traditionnel. Celui-ci continua, en effet, de s’exprimer avec éclat en certaines parties de ce palais ainsi que dans la résidence beylicale voisine de Kasr-Saïd.

Le Palais de Ali Pacha ou Al Borj

Malgré cette évolution, on a su préserver au Bardo, dans leur pureté et toute leur ampleur, les conceptions architecturales et décoratives traditionnelles. Nous n’en voulons pour preuve que le palais à patios abritant aujourd’hui les bureaux de la Chambre des députés et que l’on doit à Ali Pacha (1735-1756).

L’entrée se distingue par l’existence d’un escalier que l’on peut considérer comme monumental par rapport à ce qui se faisait le plus souvent à Tunis ; c’est-à-dire l’accès de plain-pied aux demeures, y compris les plus riches comme le dar el Bey ou les palais de la médina. Le caractère solennel en a été rehaussé plus tard (très probablement sous les règnes de Ahmad ou de Sadok) par la présence d’une double rangée de lions de marbre de facture italienne.

A cet escalier succède une galerie à onze arcs, les trois du milieu, de plein cintre et les huit autres, outrepassés. Cette galerie est suivie d’une double arcade, moins longue mais richement décorée de céramique murale et de plâtre sculpté se déployant sur les plafonds et reposant sur les colonnes de marbre (dont deux en marbre noir, très prisé sous le règne de Ali Pacha). On rencontre déjà, ici, les élégants chapiteaux de style composite que l’on retrouvera partout au Bardo.

Cette double arcade fait fonction de driba, élément essentiel de l’architecture traditionnelle des grandes demeures car il assure la liaison entre l’habitation proprement dite et les diverses annexes. Au Borj, elles sont constituées de deux grandes salles : celle de droite est la fameuse salle de justice ou mahkama si souvent mentionnée dans les chroniques et les relations de voyage. De forme oblongue et comportant en son milieu une double colonnade à arcs, formant trois nefs pavées de marbre bichrome noir et blanc, elle est richement décorée de panneaux de céramique tunisienne et de marbre italien. Le plafond, peint jadis aux couleurs et aux armes beylicales, était muni d’un lanternon. La mahkama est rehaussée sur son pourtour d’une épigraphie incrustée dans le marbre reproduisant les quatre-vingt-dix-neuf noms –attributs d’Allah. Les beys y rendaient la justice et y recevaient certains visiteurs de marque, assis sur un trône, dont la version définitive datant de 1860 est conservée aujourd’hui au musée de Kasr-Saïd. A gauche, une salle voûtée de forme carrée et reposant sur quatre colonnes à très beaux chapiteaux de marbre a été construite par Ali Bey, toujours soucieux d’égaler en magnificence Ali Pacha, son cousin et ennemi. Il en fit une autre mahkama, abandonnée plus tard au profit de la première.

Un vestibule donne enfin accès au premier patio du palais. Il convient de signaler ici que le caractère princier de la résidence (existence d’une garde et abords surveillés et protégés) explique que l’on ne retrouve pas au palais du Bardo l’entrée coudée caractéristique des demeures de la médina.

Le premier patio du palais, appelé aujourd’hui patio des martyrs, est dallé de marbre blanc. Il comporte quatre portiques à arcs brisés outrepassés et à colonnes de marbre italien. Les murs sont entièrement recouverts de céramique de facture italienne. Sur cette cour s’ouvrent les salles, comme c’était l’usage dans l’architecture traditionnelle. La plus belle est, sans conteste, la bayt al Bacha ou salle du Pacha. Elle constitue une expression très élaborée du modèle de la chambre cruciforme. C’est-à-dire qu’elle comporte trois superbes renfoncements (appelé qbou) constituant autant de salles d’apparat. Leurs larges ouvertures sont rehaussées d’arcs outrepassés à claveaux alternés de marbre et de pierre noire reposant sur des colonnes de marbre bichrome. Dans leur partie inférieure, les murs de la salle sont lambrissés de panneaux de marbre polychrome marqueté et sculpté à l’italienne. Dans leur partie supérieure, ils sont recouverts de panneaux de céramique réalisés dans les ateliers des potiers de Tunis, les célèbres Qallaline; dont le métier, frappé de plein fouet par la concurrence du produit européen, déclina rapidement avant de disparaître au XXe siècle.

Le plafond de bayt al Bacha est en voûte à berceau à l’entrée de la salle et en voûte d’arête dans les trois qbou-s. Salle d’apparat, elle servait de cadre aux réunions académiques et religieuses des beys. Ils y accordaient aussi audience à diverses personnalités.

La bayt al Bacha communique avec un oratoire appelé masjid al Bacha où les beys et leur entourage pouvaient faire, sous la conduite d’un imam (voire du bey lui-même), leurs cinq prières quotidiennes sans avoir à sortir du palais.

En traversant le deuxième patio du borj (aujourd’hui patio Ali Belhaouane), très élégant avec ses quatre portiques à linteau droit et à colonnes cannelées agrémenté en son centre d’une vasque de marbre, on accède à la célèbre bayt al Billar (littéralement la salle de Verre, mais plus souvent désignée en français sous le nom de salon des Glaces). La richesse de ce bel exemple de l’architecture tunisienne d’apparat, réalisé sous le règne de Mahmoud Pacha Bey (1824-1835), réside dans son plafond de bois sculpté et doré à l’ancienne (on disait alors « à l’arabe », c’est-à-dire conforme au répertoire décoratif de l’art musulman classique : motifs géométriques harmonieusement répétitifs, stalactites muqarnaç, etc). Pour donner plus d’éclat à l’ensemble, les espaces intercalaires du plafond sculpté et doré ont été couverts de miroirs. Les murs de la salle entièrement lambrissés de panneaux de marbre sculpté sont percés de seize belles fenêtres qui, en laissant pénétrer la lumière du jour, contribuent à l’éclat de l’ensemble.

Cette salle, à laquelle on accède par un très bel encadrement de marbre sculpté et un portique intérieur de bois sculpté et doré reposant sur quatre fines colonnes de porphyre, était consacrée à l’accueil, par le bey, des dignitaires religieux. Sous le Protectorat, c’est-à-dire à partir de 1882, le dynaste y recevait le résident général de France. La bayt el Billar comportait donc elle aussi, comme la mahkama et la bayt al Bacha, un trône datant du règne de Ali Bey (1882-1902).

Le palais d’Ahmed Pacha Bey

Ce vaste ensemble a été édifié en 1837-1838 sous le règne de Ahmed Pacha Bey. Il communique avec le borj par un large couloir dallé de marbre, jouant le rôle de driba, aboutissant à un escalier monumental de marbre blanc aux murs couverts de céramique de Tunis. La partie supérieure est rehaussée d’un bandeau épigraphique reproduisant le célèbre poème arabe à la gloire du Prophète, la Borda. La pièce maîtresse de cet ensemble est la bayt al Kabira. Ce grand salon rectangulaire dont le style emprunte largement à l’Europe : plafond de bois recouvert de tissu peint, larges fenêtres, était meublé à l’européenne (consoles, fauteuils, grandes glaces dorées, lustres vénitiens, etc). Signalons, à ce propos, que les premiers portraits de beys et de souverains étrangers ayant figuré dans des appartements officiels tunisiens ont été accrochés aux murs de cette salle à partir de 1846.

Dernière en date des salles munies d’un trône au Bardo, la bayt al Kabira allait être le théâtre d’évènements de grande ampleur dans l’histoire de la Tunisie. Nous les évoquerons plus loin. Sous la République, une malencontreuse rénovation, en particulier le remplacement du plafond peint par un vulgaire staff de plâtre, effectué au début des années 1980, a achevé de la défigurer.

Les palais de Hussein et de Mhammad

Situés à proximité immédiate du Borj, avec lesquels elles devaient communiquer de manière aussi directe que le palais d’Ahmed Pacha Bey, les vastes édifices qui abritent aujourd’hui le Musée national constituent un autre grand ensemble architectural d’époque husseïnite. Les extensions du siècle dernier ainsi que les modifications consécutives aux nouvelles affectations des palais expliquent que la demeure construite sous le règne de Hussein Pacha Bey (1824-1835) n’est aujourd’hui accessible que par un palais qui l’enchâsse en quelque sorte, construit sous Mhammad (1855-1859) et achevé sous Sadok Bey (1859-1882). Le dar de Hussein, dont la très majestueuse porte existe toujours, se distingue par son très élégant patio à double portique dont les arcs à claveaux alternés reposent sur des fines colonnes torses en marbre blanc. Ici encore, le centre de la cour de dimensions modestes est agrémenté d’une vasque. Les chambres ouvrant sur le patio sont plus conformes, par leur forme et leur superficie, aux chambres des demeures de la médina : de forme oblongue avec ou sans renfoncement et dominées par une pièce d’apparat à qbou (en T). La pureté et la sobriété de ce dar apparaissent avec plus de netteté lorsque le visiteur, après avoir traversé les salles du musée où domine l’influence européenne en vigueur à l’époque où Mhammad Pacha Bey décida de construire son palais, s’y engage en direction du patio.

Le nouveau palais de la Chambre des députés

Reflétant le parti pris de fidélité au patrimoine architectural environnant, le nouveau bâtiment de la Chambre des députés, inauguré par le président Zine El Abidine Ben Ali le 9 avril 1994, jouxte le Borj de Ali Pacha avec lequel il communique, tout en ayant ses entrées indépendantes, de la même façon que le palais de Ahmed Pacha. Première construction importante depuis plus d’un siècle sur un des plus prestigieux sites de l’art architectural et décoratif tunisien, le nouveau palais constituait un défi que l’Etat, les architectes et les décorateurs ont eu à cœur de relever. L’ensemble s’inspire de son environnement mais sans tomber dans le pastiche étroit. On a eu ainsi recours aux grandes surfaces vitrées qui confèrent à la masse de la construction une transparence qui allège considérablement les hautes et longues façades. Les autres ouvertures s’inspirent avec succès des fenêtres des anciens palais du Bardo. A l’intérieur, les deux éléments essentiels sont constitués par la grande galerie sur deux niveaux et la salle des séances.

La grande galerie

Largement ouverte sur l’extérieur, ce qui permet aux visiteurs de ne pas perdre des yeux les monuments et les jardins du Bardo, cette galerie est revêtue d’un marquetage de marbre polychrome réalisé par des entreprises tunisiennes. Les colonnes sont surmontées de chapiteaux de style hispano-maghrébin qui apparaissent ainsi pour la première fois au Bardo où régnait, jusque-là, le chapiteau composite.

La salle des séances

De forme circulaire et de dimensions imposantes (hauteur sous plafond : 16 mètres, superficie : 500 mètres carrés), cette salle, d’une configuration unique en Tunisie, est couverte d’un dôme reposant sur vingt-trois arcs de forme brisée outrepassée appuyés sur de massives colonnes de maçonnerie à chapiteaux dorés formant une imposante rotonde. Le plafond et l’arcade sont entièrement décorés de plâtre sculpté selon la technique de naqsh hadida dans un style robuste.

Les murs du palais sont lambrissés de carreaux de céramique tunisiens réalisés dans l’esprit du répertoire décoratif traditionnel. Le nouveau palais, consacré aux séances plénières du parlement et aux réunions des commissions, dispose d’équipements modernes qui assurent aux députés un confort d’autant plus agréable qu’il ne les prive pas du privilège de pouvoir se replonger à tout moment dans un environnement chargé d’histoire.

 

Mohamed El Aziz Ben Achour 

 

 

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