News - 19.05.2014

Abdelwahab Meddeb: Pour Azyz Amami

Comment ne pas être outré par l’arrestation d’Azyz Amami qui a eu lieu à la Goulette la nuit du 12 au 13 mai 2014. Ce jeune homme de trente ans devrait être érigé en icône. Le peuple tunisien lui doit tant. Il fait partie de ces jeunes qui, en conjurant la peur, ont osé faire vaciller un système policier verrouillé. Leur action, particulièrement sur Internet, a grandement contribué à la fin de la dictature et à l’avènement de la liberté.

Malgré les périls, malgré les menaces qui, depuis plus de trois ans rôdent et gagent le futur, l’acquis de la liberté reste au centre l’arène tunisienne. Par son exercice, le débat s’est intensifié dans l’agora. Et la société civile a pu ainsi signifier son refus du modèle islamiste qui lui était proposé et que certains de ses promoteurs rêvaient d’imposer, fût-ce par la force, sans y parvenir.

En tant que sujets libres, bien des femmes et des hommes ont pris la plume ou la parole pour se défendre. Ils ont dit leur rejet en articulant le présent et le futur du pays à sa tradition réformatrice. Celle  qui a laissé des traces vives dans les mémoires, depuis le XIXe siècle, dès qu’a éclos le projet de la modernisation nécessaire à la survie des communautés rassemblées autour de l’adhésion à l’islam.

Et cette liberté, nous la devons à des jeunes de la trempe d’Azyz Amami. Par leur témérité, ils ont précipité le mécanisme qui pousse les groupes humains à basculer de la servitude à l’affranchissement (La Boétie).

Et voilà qu’Azyz Amami se trouve victime d’une loi liberticide mise en place dans le cadre de l’Etat policier qu’il avait combattu. Il s’agit de la loi 52 datant de 1992 qui stipule dans son article 4 la condamnation à la prison (de 1 à 5 ans) et à l’amende (de 1.000 à 5.000 dinars) «tout consommateur ou détenteur à usage de consommation personnelle de plantes hallucinogènes ou autre stupéfiant».

Le recours à cette loi n’a cessé de brimer la jeunesse, de la briser, de la bâillonner. Tel effet continue aujourd’hui d’être à l’oeuvre. Cette loi est un alibi liberticide. Elle est utilisée pour empêcher les voix dissidentes d’émettre. Tout le milieu underground – si inventif, si riche, si bénéfique – la redoute.  Par elle, bien des rappeurs ont été condamnés. Weld El 15 m’a rapporté les ravages que telle loi provoque dans les rangs des créateurs contestataires. Et le passage par la prison a transformé plus d’un jeune d’ange en démon. J’ai vu de mes yeux une telle métamorphose sur la personne du rappeur Madou.

Il est vrai que les temps sont en train de changer. J’en ai pour preuve la déclaration de l’actuel premier ministre Mehdi Jomâa. Il a saisi l’occasion de l’arrestation d’Azyz Amami pour lui exprimer d’abord sa sympathie, pour appeler ensuite le juge à la clémence, pour enfin affirmer la nécessité de reconsidérer telle loi, estimée anachronique. J’eus certes préféré qu’il s’engage à entamer le processus qui conduirait à son abolition.

Azyz Amami se définit lui-même comme « développeur informatique, presqu’écrivain, en chômage volontaire, anarcho-tunisien ». Je vois en lui un de ces jeunes qui, de par le monde, s’activent pour étendre la TAZ («Temporary Autonomous Zone»), notion proposée par l’écrivain situationniste américain qui s’est choisi un nom arabo-turc Hakim Bey. Cette notion préconise une stratégie fondée sur le déplacement perpétuel : il s’agit de repérer une zone non encore investie par la norme pour s’y installer tout en étant prêt à la quitter dès que l’autorité cherche à y rétablir son ordre. Et cette promptitude au déplacement est destinée à éviter l’affrontement. Ce mouvement a pour lui d’être non-violent. Pareille stratégie est pratiquée au quotidien à Berlin par les néo-pirates, lesquels ont obtenu un pourcentage non négligeable lors de récentes élections régionales au Brandebourg.

Azyz est un ces nouveaux pirates dont la visée est de penser et de vivre d’autres modes communautaires inspirés notamment par certaines tendances du soufisme, fondées sur l’errance, le dépouillement et la ruine du prestige social. La référence aux «Malamatis» est explicite chez Hakim Bey. Les «Malamatis», dont l’ancêtre est le maître Abû Yazîd Bestami (VIIIe-IXe s.), sont ceux par qui le scandale arrive, ils usent de provocations allant jusqu’à la mise en scène du blasphème. Ils sont des acteurs qui malmènent la norme.  Des espèces de Diogène musulmans. Aussi n’est-il pas surprenant qu’ils aient été appréciés par Jean Genet.

J’ai rencontré une fois Azyz Amami il y a deux ans. Ce fut aussi furtif qu’intense. Il était devant moi tout en m’échappant, comme si une part de lui errait ailleurs, ou restait tapie en son dedans. Son alliance avec le rire s’exprimait sans cesse. Il était convaincu que nous vivons un moment de grande transformation. Autodidacte, j’ai vu en lui le lecteur assidu de Spinoza. Y a-t-il meilleure école que celle de l’Ethique et de son actualisation par Gilles Deleuze, autre lecture d’Azyz ? Avec cette fréquentation, nul doute Azyz vit-il sa liberté selon toutes les dépendances du déterminisme. Il sait que l’utile propre doit s’adapter à l’utile commun. Aussi agit-il pour le bien dans la cité. C’est que la liberté se vit en société. Cette liberté ne peut être obtenue sans la connaissance de soi au regard de l’éternité. Alors la libération de la crainte s’impose d’elle-même.

Azyz se sent confirmé dans son atavisme nomade, lui qui, sur ce point,  peut être conforté par l’appui de Hakim Bey sur l’errance des Malamatis. Et en compagnie de Deleuze, il accède à la théorie du néo-nomadisme qui substitue les rhizomes aux racines, ce qui écarte le sujet du désir de l’enracinement pour le vouer à la quête du réseau, laquelle brouille toute exaltation du sol ou du sang.

Tel est Azyz Amami: néo-nomade, il court avec la cohorte des errants, nouveaux pirates, nouveaux malamatis, encadrés par une discipline spinoziste, qui font ébranler les normes au sein de leur société. Situationniste contestataire, il appartient à ceux qui font trembler l’ordre en place et qui, par leurs actions et éclats, aident leur communauté à défricher de nouvelles parcelles de liberté.

Que cesse au plus vite le scandale de l’arrestation d’Azyz Amami, que nous comptons parmi ceux qui, par le risque et l’audace qu’ils prennent, militent pour notre bien, non seulement en Tunisie, mais partout sur la rive sud de la Méditerranée. Azyz est d’une génération où les enfants se révèlent parents de leurs parents. Il s’agit de fils et de filles qui sont les éducateurs de leurs mères et pères. Et pour les pères et mères d'ores et déjà affranchis de la norme, leurs enfants seront aussi des sœurs et des frères. L’amitié les éclaire.

Que nous revienne libre Azyz, notre ami en liberté.      

Abdelwahab Meddeb

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