Lu pour vous - 05.04.2014

Souvenirs d'un journaliste à Carthage

Mehdi Hattab, journaliste de l’Agence TAP, vient de publier chez Berg Editions un livre de souvenirs sur l’ancien président Habib Bourguiba dont il a couvert les activités pendant plus d’une décennie avant sa déposition en 1987. Voulant être un livre témoignage, l’ouvrage pèche parfois par son imprécision car le journaliste ne semble pas avoir pris des notes au jour le jour, faisant confiance à sa mémoire. Fourmillant d’anecdotes, leur imprécision les rend sujettes à caution. Soucieux de rendre justice au  grand homme d’Etat que fut Bourguiba, élevé au rang d’icône par les uns, vilipendé par les autres, le journaliste s’est tenu à une certaine neutralité qui ne sied pas à la stature de l’ancien chef de l’Etat. L’ouvrage est néanmoins agréable à lire, car écrit dans un arabe châtié mais abordable pour tous.

Voici quelques perles sur la vie de Bourguiba qui donnent à l’ouvrage sa valeur historique:

Bourguiba démet Mzali

En juillet 1986, Bourguiba décide de démettre son Premier ministre Mohamed Mzali. Le Président fait chercher le journaliste par son directeur de cabinet Mansour Sekhiri l’après-midi. Débraillé, sans la cravate de rigueur, Mehdi Hattab trouve Bourguiba assis, presque absent, qui lui demande, contrairement à l’habitude où la personne choisie annonce dans une déclaration sa nomination, de rédiger un communiqué dans lequel il indique que Mzali  a été limogé et remplacé par Rachid Sfar. A la question du journaliste si M.Sfar remplace Mzali dans toutes ses fonctions de Premier ministre et de secrétaire général du PSD, Bourguiba se contente de lui répéter : «Je l’ai limogé». Le journaliste s’oblige à écrire ce qu’il a entendu alors qu’habituellement, on disait  que Monsieur untel a remplacé un tel autre appelé à d’autres fonctions. Bourguiba devait recevoir quelques jours plus tard M.Mzali pour lui dire que la raison de son limogeage est qu’il a arabisé à outrance l’enseignement sans le consulter, ce qu’il ne peut lui pardonner.

Bourguiba menace l’ambassadeur US

Lors de l’ouverture de l’année judiciaire à l’automne 1985 après le bombardement israélien de Hammam-Chatt, Bourguiba, serrant la main des ambassadeurs, a dit à celui des Etats-Unis devant l’étonnement de tous : «Dites à Monsieur Ronald Reagan que si les Etats-Unis mettent leur veto au projet de résolution tunisien au Conseil de sécurité, je romprai les relations avec eux». Washington a pris très au sérieux la menace de Bourguiba tant et si bien  que le président américain  a décidé de s’abstenir d’user du veto pour la première fois depuis la création de l’Etat hébreu.

Bourguiba apostrophe Reagan

En 1984, lors de sa visite aux Etats-Unis, Bourguiba a été invité par Ronald Reagan à la Maison-Blanche. Après leur entretien au Bureau ovale qui a duré une demi-heure, les deux présidents se sont présentés devant les journalistes. Assis sur une chaise, Bourguiba écoute Reagan parler des relations bilatérales et des questions internationales de l’heure. Puis le voyant terminer sa déclaration liminaire, il l’apostrophe devant les journalistes médusés : «Pourquoi vous n’avez pas évoqué ce que vous m’aviez promis en ce qui concerne la Libye ?» Surpris par sa franchise, le chef de l’Administration américaine ne dit rien et  s’empressa d’aider Bourguiba à se mettre debout au son des crépitements des appareils photographiques.

Bourguiba à Wassila : «Ne t’en fais pas, je t’aime comme tu es»

Bourguiba a toujours pris le parti des journalistes disant souvent qu’il est l’un des leurs puisqu’il a commencé sa carrière dans ce métier. Ainsi, rapporte Mehdi Hattab, au cours de l’une des cérémonies organisées au Salon Blanc du Palais de Carthage, Wassila Bourguiba, son épouse, s’était plainte du nombre des journalistes, photographes et cameramen présents. Bourguiba lui a répliqué : «Laisse-les travailler». La Première Dame lui répond : «Ils me photographient toujours grosse». Par des gestes, il lui montre de se ramasser pour paraître plus fine, puis ajoute: «Ne t’en fais pas, je t’aime comme tu es».

Bourguiba refuse de gracier le violeur d’une ressortissante belge condamné à mort et met dans l’embarras l’ambassadeur de Belgique

Bourguiba, c’est connu, gracie rarement les condamnés à mort. Ainsi quand la loi contre les viols a été aggravée en crime passible de la peine de mort, il refusa net de gracier un jeune de Gabès  condamné à la peine capitale pour le viol d’une ressortissante belge, en dépit des supplications du ministre de l’Intérieur Zine El Abidine Ben Ali, suite à la colère de la population dans cette région. Après l’exécution du supplicié, Bourguiba fait convoquer l’ambassadeur de Belgique et lui dit : «Dites à la dame belge que son violeur est maintenant sous terre et que ce sera ainsi le sort de toute personne qui ose violer une femme». Le diplomate, pris au dépourvu, était abattu quand le journaliste lui demanda une déclaration: «Que voulez-vous que je dise, c’est un incident qui arrive partout dans le monde». L’entourage du chef de l’Etat s’attendait à ce que l’ambassadeur se confondît en remerciements pour Bourguiba et en louanges pour le climat de quiétude dans le pays!

Bourguiba refuse de quitter Nefta

Lors de l’attaque de la ville de Gafsa en janvier 1980 par un commando venu de Libye, Bourguiba était à Nefta dans le sud du pays. Pressé par sa femme et son entourage de rentrer à Tunis, il refusa net. C’est ainsi que l’armée a dû placer un missile sol-air près de l’hôtel où il résidait pour abattre tout avion ennemi survolant les parages. Entendant qu’un avion militaire libyen a violé l’espace aérien tunisien jusqu’à Tozeur, l’ancien Président convoqua l’officier supérieur placé auprès de lui, le général Said Kateb, et l’interrogea sur la véracité de l’information. Devant la confirmation du militaire, Bourguiba lui demanda pourquoi la défense antiaérienne n’a pas réagi. Comme le général Kateb lui répondit : «Nous craignons pour votre vie, Monsieur le Président», le Président, pris de colère, lui rétorqua : «Vous craignez pour la vôtre et non pour la mienne». Sans le respect qu’il devait au grade de  l’officier supérieur, Bourguiba aurait réagi plus violemment, observe le journaliste.

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