Bourguiba, Ben Ali et les Islamistes
Il y a 14 ans, le 6 avril 2000, nous quittait à jamais l’homme qui avait su mobiliser le peuple dans sa quête de dignité, l’homme qui avait dirigé la lutte nationale, qui avait fondé un État moderne et avait assuré à la Tunisie une place de choix dans le concert des nations.
Je ne reviendrai pas, ici, sur les épreuves de force qu’il a endurées  avec courage et dignité, celle de 1936, celle de 1938 puis celle de  1952, à l’issue desquelles le Néo-Destour sortait toujours plus fort. Je  ne reviendrai pas non plus sur son sens politique et sur sa stratégie  de développement qui, en un quart de siècle, ont impulsé à un pays  spolié par 75 ans de colonisation, un essor exceptionnel. Je  m’attarderai sur quelques points récurrents, souvent repris dans les  médias. Le premier englobe les présidences de Bourguiba et de Ben Ali  désignées l’une et l’autre comme des dictatures. 
  
  En fait, Bourguiba considérait la démocratie, stade suprême de  l’évolution d’une société, comme le meilleur des régimes. Il partageait  cependant l’opinion de l’astrophysicien chinois Fang Lizhi qui  considérait que «la démocratie venue d’en haut n’est pas la démocratie,  ce n’est qu’un relâchement de contrôle». Au journaliste Roger Stéphane,  il déclarait : «Vous savez, je suis démocrate, mais pour un peuple qui  n’a jamais connu l’existence de la démocratie, c’est un risque de faire  son apprentissage dans une période de grande tension. La porte est alors  ouverte à toutes les démagogies et on ne sait pas où ça peut mener».  Face à une population comprenant plus de 80% d’illettrés à l’époque,  face aux pesanteurs historiques, à la fragilité de la texture sociale  qui opposait citadins et nomades, à l’esprit de clan et au tribalisme  dans les campagnes, Bourguiba, pour engager le pays dans la voie du  développement, n’avait pas d’autre choix que de tenir le gouvernail. Au  vu des événements que nous vivons depuis trois ans, il est permis de  s’interroger si le peuple tunisien était, à l’époque, prêt à la  démocratie.
Il n’est de richesses que d’hommes
Estimant que la richesse d’un pays réside dans la valeur de ses  hommes, une fois l’indépendance acquise, il engagea la Tunisie dans un  mouvement socioculturel et économique sans précédent. Le leader, sans  haine ni faiblesse, se transforma en un véritable pédagogue, dispensant  dans ses discours et ses émissions radiophoniques hebdomadaires des  leçons de vie dans un langage clair et facilement accessible à tous. Il  qualifiait le combat engagé pour l’édification de l’État de «grand  combat» (Jihad al akbar), l’opposant au «petit combat» (Jihad al asghar)  mené pour l’accès à l’indépendance. Son charisme, sa légitimité  historique et sa clairvoyance l’imposaient comme chef incontestable. Il  était à la fois président de la République et chef de gouvernement. Afin  d’engager les secrétaires d’État — triés sur le volet pour leur  compétence, leur intégrité et leur dévouement à la cause nationale — à  ne pas réduire leur rythme de travail, il leur servait d’exemple,  convaincu que la Tunisie ne pouvait s’imposer dans le monde que par le  travail et l’effort.  Depuis quelques années déjà, Bourguiba souffrait  d’insomnies qu’il arrivait à réguler avec une thérapeutique classique.  Face à son surmenage et à la crise consécutive à l’échec du système des  coopératives, cette thérapeutique était devenue inopérante. On fit alors  appel à des psychiatres qui le soumirent à une thérapeutique drastique  et inadaptée qui provoqua une véritable maladie iatrogène. La  persistance de ses insomnies et l’état de fatigue qui les accompagnait  l’amenèrent à réduire ses activités. Il remplaça en 1969 les secrétaires  d’État par des ministres coiffés par un Premier ministre, véritable  chef du gouvernement, et limita la fonction de président à la nomination  du Premier ministre, à la désignation des membres du bureau politique  parmi les élus du comité central du PSD, au contrôle de la bonne marche  du pays et à l’exercice des fonctions de représentation. De ce fait,  l’année 1969 constitua une rupture avec le passé. Depuis, les intrigues  débutèrent.
  
  Le premier gouvernement responsable fut celui de Bahi Ladgham (7  novembre 1969 – 2 novembre 1970) qui fut marqué par la condamnation de  Ahmed Ben Salah, accusé le 31 mars 1970 d’abus à l’égard du chef de  l’État. Bahi Ladgham devait déclarer plus tard que son départ était dû  surtout aux intrigues qui avaient commencé à partir du moment où on  avait vu en lui le successeur du Président, l’héritier présomptif,  ajoutant: «Le Président était sous tutelle, son entourage faisait tout  ». 
  
  Ces intrigues s’intensifièrent avec le gouvernement Hédi Nouira (2  novembre 1970 – 26 février 1980) qui connut deux événements graves ayant  nécessité l’intervention de l’armée pour rétablir l’ordre. Celui du 26  janvier 1978 consécutif à la grève générale décidée par le secrétaire  général de l’Ugtt, Habib Achour, et celui de l’attaque de Gafsa le 27  janvier 1980 fomentée par un groupe d’opposants soutenus par la Libye et  l’Algérie. Notons que depuis 1969, Bourguiba n’avait cessé de se ranger  aux décisions de ses Premiers ministres. C’est ainsi par exemple qu’il  avait accepté d’adopter la position de Hédi Nouira au sujet de l’accord  de Djerba du 12 janvier 1974 et de gracier, à la demande de Mohamed  Mzali, en 1984, les islamistes condamnés en 1981 à 10 ans  d’emprisonnement. Chedli Klibi, son ministre directeur du cabinet  présidentiel de 1974 à 1976, confirmait l’engagement de Bourguiba de  confier à son Premier ministre les décisions gouvernementales. Dans son  ouvrage Radioscopie d’un règne, il déclarait : «Après 1969, le pouvoir  sera exercé au nom de Bourguiba par des Premiers ministres qui n’en  réfèreront au chef de l’Etat que de loin en loin, souvent pour  l’informer, plus que pour le consulter». 
  
  Le gouvernement Mohamed Mzali (23 avril 1980 – 8 juillet 1986) connut  lui aussi un événement grave, celui de la crise du pain de janvier  1984.  Le gouvernement Rachid Sfar (8 juillet 1986 – 30 septembre 1987)  comptait déjà Zine El Abidine Ben Ali comme ministre de l’Intérieur. Ce  dernier, aidé par son groupe de comploteurs assoiffés de pouvoir,  procéda à la provocation et à la persécution des étudiants et des  islamistes qu’il utilisa comme pions avec l’enjeu de s’imposer, aux yeux  du Président, comme le seul capable de dompter les islamistes et de  venir à bout des grèves des étudiants pour remettre l’Université sur les  rails.
La responsabilité de Bourguiba dans la traque des islamistes
Un autre point que je voudrais évoquer ici concerne la responsabilité  présumée de Bourguiba dans la traque des islamistes. Face à un sujet  aussi délicat, il importe de s’en tenir aux faits. Un procès (27 août-27  septembre 1987) de 90 responsables du Mouvement de tendance islamique  (MTI), accusés de tentative de renversement du régime tourna en  mascarade. La presse française soulignait que «des dirigeants du MTI  aussi importants que Salah Karkar, Hamadi Jebali et Ali Laridh, tous  trois condamnés à mort par contumace le 27 septembre 1987, sont toujours  en Tunisie où ils se cachent dans une clandestinité pas toujours aussi  opaque qu’on pourrait se l’imaginer» , que «Hamadi Jebali et Ali Laridh  étaient interviewés dans la banlieue de Tunis». Hamadi Jebali, quant à  lui, déclarait : «Malgré la quarantaine hermétique imposée à notre  mouvement, j’ai pu établir des contacts avec des hommes sages parmi les  grands militants du parti au pouvoir qui avaient pris le risque de me  rencontrer, porté nos messages et essayé de défendre courageusement  notre cause… Auprès du Dr Hamed Karoui, notamment, nous avons trouvé une  réelle écoute et une grande compréhension». Ailleurs, il ajoutait :  «Sachez qu’en tant qu’ancien militant condamné à mort, je me promenais  en plein centre-ville et je prenais mes repas dans un restaurant mitoyen  au ministère de l’Intérieur». Le fils de Hamed Karoui a reconnu «être  le trait d’union entre son père et Hamadi Jebali qui se connaissent  depuis les années 80. Les deux se voyaient secrètement et l’ex-président  Habib Bourguiba n’était pas informé, contrairement à l’ancien Premier  ministre Mohamed Mzali» .  Les médias laissaient entendre que ce procès  avait été imposé par Bourguiba pour faire condamner les islamistes à la  peine capitale. En réalité, le seul but de Bourguiba était de conserver  le cap et non de pendre haut et court les islamistes. En octobre 1987,  le Premier ministre français Raymond Barre, qui faisait état de sa  visite au Président, précisait qu’il avait sa pleine lucidité, bien que  physiquement affaibli. «Il m’avait dit, le jour de cette visite : “ J’ai  consacré ma vie à l’indépendance de mon pays, mais aussi à ce qu’il  regarde vers l’Occident. Aujourd’hui, je suis inquiet de voir certains  éléments de notre population regarder dans une autre direction. Je ferai  tout ce que je pourrais pour conserver le cap”».
  
  Qui donc était à l’origine du procès ? Était-ce le Président comme on  l’avait prétendu ou était-ce le gouvernement? La réponse est donnée par  le Premier ministre, Rachid Sfar : «Le mouvement intégriste en Tunisie  depuis le début de l’année 1987 a engagé le pays dans une escalade de  violence à telle enseigne que le gouvernement était obligé de prendre  les mesures de sauvegarde contre lui pour éviter à la Tunisie de devenir  un Liban… Ce qu’a fait le gouvernement tunisien, c’est son strict  devoir pour protéger l’immense majorité des Tunisiens et des Tunisiennes  contre la barbarie et contre la violence qu’a commencé à engager le  mouvement islamiste, notamment à l’université depuis 1980, mais à un  rythme beaucoup plus accru depuis 1987… Nous avons été contraints  d’arrêter ces responsables et de les traduire devant la justice. Quand  nous avons eu des preuves de la collusion avec une puissance étrangère,  l’Iran, il était de notre devoir d’informer la justice» . Le Monde  rapportait : «À l’ouverture du procès, le Premier ministre, Rachid Sfar,  assurait que l’accusation apporterait la preuve de l’atteinte à la  sûreté de l’État. La démonstration n’a pas été probante» . Libération  précisait: «Zine Ben Ali porte la responsabilité du démantèlement des  réseaux du Mouvement de tendance islamiste (MTI), des arrestations par  milliers, mais aussi des tortures dénoncées largement par les accusés au  cours du procès de Tunis» .
  
  L’isolement du chef de l’État et les manigances ont atteint leur  objectif. Le 1er octobre 1987, Bourguiba désigna Ben Ali comme Premier  ministre. Ce dernier, quelques semaines plus tard, destitua Bourguiba et  accapara le pouvoir. Pour mieux convaincre l’opinion nationale et  internationale de la responsabilité de Bourguiba dans le procès contre  des islamistes, il commence par libérer ces derniers. Par là même, il  acquiert leur faveur pour obtenir sa légitimité. Mais après son  élection, le 2 avril 1989, en tant que président légitime, il se  retourne contre eux à partir de 1990, les impliquant dans de multiples  complots. Le président du MTI, Rached Ghannouchi, s’en est défendu:  «Complot islamiste, prétend-on. La réalité est autre et la vérité  ailleurs … Sait-on, par exemple, que depuis l’exécution de ce plan, pas  moins de 3 000 cadres et jeunes militants de notre mouvement ont été  arrêtés, que plus de 10 000 sont recherchés par la police, que depuis le  début de cette année, 8 étudiants et élèves ont été tués par balles, et  que la pratique de la torture est devenue systématique. Complot  islamiste annonce-t-on, alors que nous assistons à un scénario qui  rappelle, toutes conditions égales par ailleurs, celui qui a permis  l’éviction de Bourguiba en 1987 : c’était Ben Ali qui poussait à la  répression à cette époque pour garantir le maximum de succès à son  putsch». Paradoxalement, pourquoi aujourd’hui fait-il volte-face et  met-il tous les maux de son mouvement sur le compte de Bourguiba?
  
  Après le 7 novembre, la campagne mensongère de Ben Ali et la  désinformation reprenaient de plus belle. On a prétendu, par exemple,  que «le 7 novembre, à la place du valet qui lui apportait son petit  déjeuner, deux généraux et un colonel pénètrent dans sa chambre, ainsi  que le ministre de la Défense qui lui signifie qu’il est destitué». La  réalité est tout autre. Le 7 novembre, Bourguiba avait refusé de quitter  le palais de Carthage pour Dar Al Hana à Sfax qu’on lui avait fixé. Le 9  novembre, ayant accepté la résidence du Mornag, il s’y est rendu, le 10  novembre, en hélicoptère, accompagné de Hamadi Ghedira. Son fils et  moi-même avons été autorisés le 12 novembre à lui rendre visite. J’étais  donc la troisième personne, après Hamadi Ghedira et son fils, à l’avoir  vu après sa destitution. 
  
  L’autorisation qui m’était attribuée se limitait à deux visites par  semaine, de 17 à 23 heures. Elle a été maintenue jusqu’au 15 février  1988. Ce jour-là, je trouvais Bourguiba furieux et irrité par la  campagne mensongère largement diffusée, même dans les journaux  étrangers. Il me demanda d’aller voir les ambassadeurs de France,  d’Angleterre et des USA et de dénoncer ces mensonges. Lui ayant déclaré  que j’effectuerai cette mission, je fus, le 17 octobre, démis de mes  fonctions à l’Institut Pasteur et interdit de visite. De son côté,  Bourguiba fut privé de toute visite en dehors de celle de sa famille  directe. C’est à partir de cette date qu’il adressa, d’une part, des  lettres à Ben Ali lui demandant de bénéficier de certaines libertés et,  d’autre part, une requête au procureur de la République lui demandant à  être jugé pour répondre de ses actes. Son isolement s’est poursuivi même  après le 23 octobre 1988, date à laquelle Ben Ali l’a autorisé à  rejoindre Monastir. Il a fallu attendre la visite de Ben Ali aux  États-Unis et probablement l’intervention du président Bush père pour  voir sa captivité s’adoucir. À partir de 1990, certaines personnes ont  été autorisées à lui rendre visite, parmi lesquelles Bahi Ladgham,  Hassen Ben Abdelaziz, Mohamed Sayah, Ahmed Kallala et moi-même. Beaucoup  de demandes restaient cependant lettre morte. Cette séquestration  indigne allait durer jusqu’à son décès en 2000. 
  
  Le comportement sadique de Ben Ali, à l’occasion des funérailles du Père  de la Nation, a suscité l’amertume des Tunisiens qui ont été empêchés  de lui rendre un dernier hommage. Il a également suscité des  commentaires dans les médias étrangers. Libération écrivait : «Le régime  de Ben Ali a tout fait pour escamoter les obsèques de son  prédécesseur». Ailleurs, ce même quotidien déclarait : «En enterrant le  Combattant suprême presque en catimini, Ben Ali n’a fait que souligner  l’attachement du peuple tunisien à son ancien leader» .
A.C.
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On dit dans l´article que le people n´était pas mûr pour la démocratie à l´époque mais pourquoi Presque aucun de ses collaborateurs ne le respectait, n´était loyal à son égard, il complotait contre lui et finalement il fut renversé par son premier ministre. C´est tragique vraiment.Moi je ne l´ai pas connu mais je connu sa police qui était très répressive et qui haissait le peuple, c´est peut-être la que se trouve le secret de l´échec de sa mission.

Allah Yarham Bourguiba! Allah Yalaân Zine EL Abdine Ben Ali!

On a beaucoup fait pour te tuer même avant et après ta mort; Mais tu seras notre héros national comme Hannibal, Ghandi et Léopold Sédar Singor! Tu guidais les femmes du pays du status d'esclaves pour qu'elles enfantent des héros vaillants et forts! Alors, quand j'étais enfant, je ne t'aimais pas car je te prenais pour un pion et agent des compradores. Mais voici que je dois relire mes notes et tirer d'autres conclusions: Tu seras le repère du génie tunisien si nous voulons que la Tunisie reprenne son essor! Filialement votre, Pardonne mon vieux manque de vision! J'en ai des remords. A toi toujours est la gloire, notre cher chef, notre asile et notre port!

Cet article ignore totalement les combattants tunisiens et surtout les intelectuels tunisiens qui précédérent Bourguiba!Plus grave il passe sous silence la souffrance sous Bourguiba d'une bonne majorité du peuple tunisien!Bourguiba a enfanté un ben ali aussi cynique que lui arretez de travestir la réalité l'histoire ne vous pardonnera pas ni vous ni les oppresseurs d'un peuple qui ne demandait qu'à vivre librement!Bourguiba avec son paternalisme a infantilisé une partie du peuple et de l'autre il en a fait des momies!!!

L'auteur de l'article nous dit "En fait, Bourguiba considérait la démocratie, stade suprême de l’évolution d’une société, comme le meilleur des régimes.". Ceci est absolument faux. Bourguiba etait tout, sauf un democrate. Et il ne s'en cachait pas non plus. Donc n'essayez pas de re-ecrire l'histoire pour l'adapter au vent du moment!!
 
 
							 
 
							 
 
							 
  
 
           		 
 
           		 
 
           		 
 
           		 
 
           		 
 
           		 
 
           		 
 
           		 
 
           		 
 
           		 
           	 
           	 
           	 
           	 
				 
				 
				 
				 
 
			 
 
			 
 
			 
 
			 
 
			 
 
			 
 
			