News - 03.02.2014

Constitution tunisienne: Le verre est à moitié plein

LE MONDE ENTIER S'EST FÉLICITÉ, il y a une semaine, de recevoir, enfin, une bonne nouvelle de l'un des pays du Printemps arabe. Et de constater, sans surprise, qu'elle provenait de Tunisie, le petit pays africain, arabo-musulman et méditerranéen où ce printemps a éclos il y a trois ans.

Au soir du 26 janvier et au terme de trop longues discussions, l'Assemblée nationale constituante (ANC) de ce pays - élue en octobre 2011 - a fini par adopter la nouvelle Constitution qui régira le destin de la IIe République tunisienne.
Il s'agit, il est vrai, d'un texte essentiel et fort bien venu.

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  • Il abroge et remplace la Constitution votée en 1959, trois ans après l'indépendance, et qui, elle, n'a pas empêché deux pouvoirs successifs de se maintenir en place trop longtemps, avant de virer à l'autocratie, voire à la dictature.
  • Il signe et symbolise l'entrée de la Tunisie dans l'ère de la démocratie; il marque le début d'une nouvelle République.

Le 26 janvier 2014 fera date en Tunisie, car ce jour-là l'ANC a adopté le texte de la nouvelle Constitution à la quasi-unanimité, dans un climat de ferveur et de concorde nationale.

À sa lecture, peu de Tunisiens trouvent quoi que ce soit à redire, et la plupart sont saisis d'un sentiment de grande fierté: ils ont ouvert une voie et sont allés plus loin qu'ils ne l'avaient espéré.

À leur suite, les autres Arabo-musulmans, les autres Africains et le reste du monde découvrent un texte moderne et progressiste qui épouse les idéaux démocratiques du XXIe siècle.

Les Tunisiens et leur nouvelle Constitution sont d'ailleurs couverts d'éloges. Nombre de chefs d'État, le secrétaire général des Nations unies, ainsi que d'autres autorités morales les félicitent; les plus grands médias expriment leur admiration et, dans le monde, l'on se prend de nouveau à croire qu'islam et démocratie peuvent se conjuguer.

La Tunisie ne s'est-elle pas, simultanément et de surcroît, dotée d'un gouvernement plus jeune et, semble-t-il, plus compétent, qu'elle a chargé de relancer l'économie, de restaurer la sécurité, d'organiser les élections et de mettre en place - à l'abri des interférences pesantes des partis - les institutions de la nouvelle République ?

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Cela étant dit, je ressens qu'il est de mon devoir et de ma responsabilité, compte tenu de mon âge et de ma longue expérience, de saisir mes compatriotes tunisiens et tous ceux qui me font l'honneur de me lire des premières observations que m'inspirent l'événement et ses suites.

Je précise que j'ai pris soin de lire avec attention les 149 articles du texte constitutionnel tunisien, en arabe, la langue dans laquelle ils ont été rédigés. Comme j'avais lu, à sa promulgation, la Constitution marocaine du 29 juillet 2011 et, tout récemment, celle que les Égyptiens viennent d'élaborer en quelques semaines pour remplacer celle que les Frères musulmans avaient fait approuver.

Il s'agit des trois Constitutions les plus récentes ; chacune est en harmonie avec le génie du pays dont elle est appelée à régir le système politico-socio-économique et épouse un moment précis de son histoire. Chacune veut corriger les erreurs ou les fautes d'un passé qu'elle entend sanctionner.

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Le «cas tunisien» appelle de ma part, à chaud, les observations suivantes:
Le président provisoire, Moncef Marzouki - allié des islamistes -, a déclaré: «En ce jour exceptionnel, nous célébrons la victoire contre la dictature ... Mais il reste un grand travail à faire pour que les valeurs de notre Constitution fassent partie de notre culture.»

C'est juste. Mais il faut s'empresser d'ajouter ici, à la place de Moncef Marzouki, que la Constitution adoptée, qui fait la fierté des Tunisiens et leur vaut des éloges, n'est pas celle que ses alliés islamistes d'Ennahdha auraient voulu imposer aux Tunisiens.

Nous n'avons échappé à celle-ci - de justesse - qu'à la faveur des excès et dérapages des Frères musulmans égyptiens, ces homologues d'Ennahdha : la conjoncture a sauvé la Tunisie d'une Constitution à coloration islamiste!

J'en conclus ceci : tant que ces islamistes rétrogrades sont au pouvoir et ont la capacité d'imposer leurs lubies passéistes, un pays musulman, quelle que soit la qualité de ses textes constitutionnels, court le danger de voir ses acquis sociaux écornés ou même carrément supprimés.

Il sera très difficile d'empêcher Ennahdha, si elle revenait au pouvoir et avait la latitude de l'exercer plus librement, de s'abstenir d'appliquer la Constitution qu'on vient d'adopter. Ou de la modifier pour revenir à celle que la conjoncture ne lui a pas donné la possibilité de faire prévaloir.

Il faut le rappeler avec force : la plus belle des Constitutions est susceptible d'être modifiée, mal appliquée ou même transgressée.

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La Bible, les Évangiles, le Coran, qui sont l'idéologie et la loi suprême de ceux qui affirment y croire, sont-ils bien appliqués par ceux-là mêmes qui s'en disent les adeptes les plus zélés?

L'Arabie saoudite n'a pas jugé utile de rédiger une Constitution: elle proclame que le Coran en tient lieu. N'est-elle pas, cependant, l'un des pays où l'on respecte le moins les droits de l'homme et où l'on bafoue le plus allègrement ceux de la femme ? N'utilise-t-elle pas plutôt le Coran au seul profit de ceux qui y ont accaparé le pouvoir?

À l'inverse, le Royaume-Uni n'est-il pas la plus ancienne et l'une des meilleures démocraties sans jamais avoir eu à proprement parler de Constitution?

Lisez les Constitutions de l'ancienne URSS ou celle de la République de Chine. Elles sont nobles, généreuses et progressistes. Ont-elles pour autant empêché Staline et Mao de n'en faire qu'à leur guise?
Ne sommes-nous pas en train, en ce moment même, d'assister en Turquie, avec les atteintes aux libertés auxquelles se livre cet ancien islamiste qu'est Recep Tayyip Erdogan, à un rétropédalage d'une partie de son AKP vers ses démons autocratiques qui l'apparentent aux Frères musulmans et à Ennahdha?

Deux formations qu'Erdogan soutient sans la moindre réserve ...

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La nouvelle Constitution tunisienne est, à mes yeux, à la fois un acquis précieux et un verre à moitié plein.
Il peut se remplir ou se vider selon que les islamistes tunisiens, dont nous avons appris à connaître le degré de non-évolution, perdent leur audience et les prochaines élections, ou renouvellent leur performance d'octobre 2011.

Leur place n'est ni au pouvoir ni là où l'armée égyptienne a ramené les Frères musulmans. Pour l'heure, comme l'a dit le plus lucide d'entre eux, Abdelfattah Mourou, leur meilleure place est dans l'opposition, pour une cure de dix ou vingt ans.

B.B.Y.
Jeune Afrique, n°2769 du 2 au 8 février 2014

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