News - 10.05.2013

Trois semaines en prison avec les condamnés à mort: Le témoignage choc de Samy Ghorbal

Trois semaines en prison avec les condamnés à mort: Le témoignage choc de Samy Ghorbal

En décembre, avec son équipe, il a passé trois semaines «en immersion» en prison avec les condamnés à mort, pour réaliser une trentaine d’interviews. Son enquête-évènement sur la peine de mort sortira fin mai chez Cérès. A l’heure où la polémique fait rage et divise la classe politique, le journaliste et écrivain Samy Ghorbal nous livre son regard sur la réalité de la peine capitale. Il faut «remettre à plat les mécanismes de la pénalité, dit-il, car la justice tunisienne fonctionne comme une justice de classe». Interview.

Samy Ghorbal, on vous connaissait journaliste à Jeune Afrique et maintenant au Courrier de l’Atlas. On vous connaissait écrivain, vous avez publié l’an passé Orphelins de Bourguiba & héritiers du Prophète, chez Cérès. Vous avez aussi milité au PDP, dans l’équipe de campagne d’Ahmed Néjib Chebbi. Pourquoi ce livre, aujourd’hui, sur les prisons et sur la peine de mort ?

La peine de mort est un sujet qui me hante depuis des années, et d’une certaine manière, il s’inscrit dans le prolongement du travail de questionnement sur l’Etat, que j’ai entrepris dans mon premier livre. Ensemble Contre la Peine de Mort, en partenariat avec l’AISPP, souhaitait réaliser une enquête dans les couloirs de la mort en Tunisie. Nicolas Braye, son directeur Maghreb, m’en a confié la responsabilité. Il fallait former une équipe pour aller dans les prisons et interviewer les condamnés à mort. J’ai fait appel à des spécialistes chevronnées.  Hela Ammar, juriste, et Hayet Ouertani, psychologue, avaient déjà travaillé sur les prisons, en 2011, comme membres de la Commission Bouderbala. Et j’ai demandé à la journaliste Olfa Riahi de nous rejoindre. C’est une amie. Nous avions passé la nuit du 14 janvier 2011 ensemble, enfermés dans une maison, à El Manar, avec un groupe de photographes et journalistes indépendants.

Faire irruption dans un univers carcéral exclusivement masculin avec une équipe aux trois quarts féminine était un pari osé. Il a remarquablement fonctionné ! Rien de tout cela n’aurait été possible avant la Révolution. La prison était un lieu à part, terrible, secret, entièrement inaccessible. Ce qui s’y passait était loin des regards. L’exception carcérale a pris fin avec la chute du dictateur. L’accès aux établissements pénitentiaires reste très réglementé, mais on peut enquêter. Et je voudrais dire qu’à ce sujet, nos interlocuteurs au ministère de la Justice  et dans les cinq prisons que nous avons visitées ont fait preuve d’une disponibilité exemplaire, et n’ont à aucun moment cherché à entraver notre travail. Et ça, c’est une autre révolution…

Que vous inspirent les récentes déclarations de Rached Ghannouchi sur la peine de mort?

Rien. Rached Ghannouchi est dans son rôle, il est fidèle à sa doxa. Il est partisan de la peine de mort, il le répète depuis des années. Pour lui, c’est un dogme indiscutable. La seule nouveauté, c’est que cette fois, il s’est prononcé pour une reprise des exécutions. Il surfe sur l’émotion du moment. C’est du populisme. Mais je n’ai pas le sentiment que le gouvernement partage entièrement son analyse. La ligne officielle, qui a été résumée à maintes reprises par exemple par Samir Dilou, ministre en charge des Droits de l’homme, c’est le maintien du statu quo : «ni abolition, ni exécutions». De toute façon, Ennahdha n’a pas le pouvoir de faire procéder à des exécutions, il faut l’aval du président de la République, qui dispose du droit de grâce.

Or chacun sait que Moncef Marzouki est abolitionniste. Est-ce que, sous l’influence de Ghannouchi, Ennahdha va s’emparer de la question de la peine de mort et faire campagne pour une reprise des exécutions?

Je ne suis pas devin, mais j’en doute. Le statu quo est plus confortable pour tout le monde. Et même si l’opinion est favorable à la peine de mort, les élites tunisiennes y sont plutôt hostiles. Par élites, j’entends de grandes figures de l’opposition, comme Ahmed Néjib Chebbi, Hamma Hammami, Samir Bettaieb, Taieb Baccouche. J’entends aussi des juristes, de la trempe de Yadh Ben Achour, Sadok Belaïd, Ghazi Gheraïri. Et à l’intérieur de la galaxie Ennahdha, bon nombre de ministres influents ont séjourné dans les couloirs de la mort pendant des années, au 9-Avril, à Nadhor, à Borj Erroumi, à Messaadine. Ils ont côtoyé les condamnés à mort, ils ont vu le visage hideux de la peine de mort. Je ne suis pas sûr qu’ils soient réellement en phase avec leur leader. Mais peuvent-ils le dire publiquement? J’ajoute que Rached Ghannouchi a la mémoire courte. Il a lui-même failli être condamné à mort par la Cour de sûreté de l’Etat, en 1987, alors que son dossier était vide. Il s’en était fallu d’un cheveu…

Que répondriez-vous à ceux qui présentent la peine de mort comme une prescription religieuse ? Un pays musulman comme la Tunisie peut-il envisager l’abolition de la peine de mort?

Il existe deux modèles, deux sources d’inspiration, aujourd’hui, pour les musulmans. Le premier modèle est le modèle saoudien, théocratique et médiéval, qui pratique les châtiments corporels, qui ampute, décapite et crucifie. L’autre modèle, c’est le modèle turc. Une démocratie musulmane moderne et qui respecte les droits de l’Homme. Je préfère regarder vers Ankara. Le Parlement turc a organisé un grand débat sur la peine de mort en 2004. La question a été mise au vote. Et la Turquie a aboli la peine de mort.

Les islamistes de l’AKP étaient majoritaires au Parlement. Qui peut prétendre sérieusement que les Turcs sont moins musulmans que les Tunisiens? Et qui peut prétendre que leurs dirigeants sont moins musulmans que les nôtres ? Pourtant, ils ont aboli la peine de mort ! L’abolition de la peine de mort n’est pas une question de religion. C’est un choix de civilisation.   

L’autre argument-clé de ceux qui militent en faveur du maintien de la peine de mort, c’est l’exemplarité et le caractère dissuasif de la sanction. Qu’avez-vous à leur répondre?  

La crainte du châtiment arrête-t-elle la main du criminel? C’est une objection qu’on ne peut pas balayer d’un revers de la main. Essayons de raisonner sur la base de cas concrets. Le seul domaine où la peine de mort peut constituer un frein, c’est dans les cas d’enlèvement, de séquestration, de chantage suivi de mort. Le criminel est obligé de se poser la question car il sait ce qu’il risque. Mais, à ma connaissance, ce genre de cas est heureusement rarissime en Tunisie. Il n’existe pour ainsi dire pas. S’agissant des pédophiles et des malades sexuels, qui ne représentent qu’une infime minorité des condamnés tunisiens, l’argument de l’exemplarité de la peine de mort ne tient pas.

En effet, nous parlons de malades, de gens qui agissent sous l’effet de pulsions qui sont par définition impossibles à maîtriser. Donc, pour eux, la peine de mort ou la perpétuité, cela ne fait aucune différence. Rien ne peut les arrêter, car ils ne raisonnent pas, ils ne se maîtrisent pas. Ils sont malades. La société doit s’en protéger, mais il existe des alternatives à la peine de mort. La réponse, c’est l’enfermement. Et un système de peines de sûreté incompressibles. Et s’ils doivent sortir un jour, après avoir purgé toute leur peine, il faut un suivi médico-judiciaire renforcé.

Et pour le viol, qui fait débat aujourd’hui dans la société?

Le viol avec arme, sous la menace d’une arme est puni de mort dans le droit tunisien. Mais l’efficacité et le caractère dissuasif de la peine de mort sont très discutables. Nous avons interviewé deux jeunes condamnés à mort, mariés et pères de famille, qui venaient d’être condamnés pour viol. A chaque fois, c’étaient des viols en réunion et le passage à l’acte avait été favorisé par le phénomène de groupe. Ces deux condamnés ignoraient qu’un viol, dans ces circonstances, pouvait être puni de mort. Et même après avoir été jugés, ils restaient incrédules et s’estimaient victimes d’une forme d’injustice, d’acharnement. Je crois que la réponse la plus efficace se situe en amont, dans l’éducation. Notre société doit inculquer aux hommes le respect de la femme.
C’est vrai du viol, c’est vrai aussi des crimes passionnels et des crimes d’honneur, qui n’ont pas disparu, loin de là. Mais ici aussi, on peut se poser la question de l’efficacité de la sanction. Car il s’agit de crimes impulsifs, de drames familiaux. Il y a rarement préméditation et préparation minutieusement organisée. Là encore, ce sont des crimes impulsifs. Cela ne donne pas de circonstances atténuantes à leurs auteurs, qui sont responsables de leurs actes. Mais ils n’auraient pas pu être arrêtés par l’idée de la sanction, car ils ne l’ont même pas envisagée au moment où ils ont commis l’irréparable, dans un coup de sang. Il en va de même du parricide et des meurtres commis sur des ascendants. Ils sont punis extrêmement sévèrement par les tribunaux. Le parricide reste «le crime des crimes». Mais là encore, on touche du doigt la misère humaine, le drame familial, qui relève d’une forme d’autodestruction. Est-ce que la peine capitale constitue un frein efficace? Encore une fois, non… 
 

Vous avez enquêté, pendant trois semaines, dans les prisons, rencontré et interviewé des condamnés à mort. Qui sont-ils, qu’ont-ils fait pour en arriver là ?    

Nous en avons interrogé plus d’une trentaine. Contrairement à l’idée commune, dans l’écrasante majorité des cas, ce ne sont ni des «aristocrates du crime», ni des pervers, ni des serial killers. Les repris de justice, c’est-à-dire les individus présentant des antécédents, sont en minorité. Nous n’avons pas vu des monstres. Nous avons vu de pauvres bougres, peu instruits, issus des classes populaires ou du sous-prolétariat. Les meurtres dont ils se sont rendus coupables sont crapuleux et sordides. Souvent, ils ont tué par impulsivité. Leurs crimes sont d’abord l’expression d’une violence latente, mal maîtrisée, endémique à la société, qui se développe sur le terreau de la misère, de l’ignorance, de l’exclusion géographique et sociale. C’est terrible à dire, mais les prisons renseignent bien mieux que toutes les enquêtes d’opinion sur l’état réel d’une société. La société tunisienne ne se porte pas bien. Nous avons observé des distorsions choquantes.

La justice tunisienne fonctionne comme une justice de classe. Le profil sociologique des condamnés à mort est terriblement homogène. J’espère que les chiffres que nous dévoilerons dans le livre susciteront un débat. Nous avons observé une deuxième distorsion, flagrante, mais plus inattendue, qui s’ajoute à la distorsion sociale : une distorsion régionale. Certains gouvernorats sont surreprésentés. Et, comme par hasard, ce sont les gouvernorats de l’Ouest et du Centre. Comme par hasard, ce sont les régions qui ont été l’épicentre de la Révolution. Nous avons été choqués par la proportion des condamnés à mort originaires d’un gouvernorat en particulier. Est-ce que les conditions socioéconomiques, la pauvreté et la marginalisation suffisent à expliquer ce «résultat»? N’y a-t-il pas comme la réminiscence ou l’écho lointain d’une vieille opposition structurante entre une Tunisie littorale, citadine, «éduquée», et une autre Tunisie, la Tunisie des steppes et des tribus, «sauvage» ? La géographie de la peine de mort nous amène à nous poser cette question. Est-ce que l’appartenance à une région plutôt qu’à une autre peut forcer la main de la justice à se montrer impitoyable ?

Votre livre est donc aussi une critique du système judiciaire tunisien?

Oui, absolument. Tout un pan de ce travail d’enquête déborde le cadre de la prison et de la peine de mort, il met à nu les mécanismes de la justice et de la pénalité en Tunisie. Les récits des condamnés à mort nous ont permis de cerner  et documenter les dysfonctionnements de la police et de la justice en Tunisie. Je reste aimable en parlant des dysfonctionnements policiers, car en réalité, je veux parler de la torture, pratiquée avec une sauvagerie et une bestialité hallucinantes pendant les interrogatoires. Elle n’était pas le terrible privilège des prisonniers politiques islamistes, mais le lot commun des justiciables accusés de crimes graves, et ce depuis des décennies. Les défaillances se situent à tous les niveaux de la chaîne du droit : l’interrogatoire, l’instruction, le procès. Elles continuent. Le doute fonctionne rarement au profit de l’accusé. Il faut mener une réflexion d’ensemble sur le fonctionnement du système judiciaire et les moyens matériels et humains qu’on lui alloue, qui sont très insuffisants. Cette remise à plat ne peut attendre, car l’exigence de dignité passe d’abord par la justice. La justice, c’est le baromètre d’une société. Je le répète, tous les acteurs de la chaîne du droit sont concernés et tous devraient faire leur examen de conscience. Y compris les avocats, qui font rarement ce qu’il faut pour bien défendre leurs clients. En Tunisie, les plus pauvres, ceux qui risquent le plus gros, sont les moins bien défendus….

Vous laissez entendre qu’il y a des erreurs judiciaires, des condamnés à mort par erreur ?

Il y en a, et certainement plus qu’on n’imagine. Qu’il y ait des erreurs judiciaires, c’est tragiquement normal, car aucune justice n’est infaillible, dans aucun pays. Ce qui est plus inquiétant, c’est la proportion d’erreurs. Je pense que nous avons une proportion à deux chiffres. Nous avons rencontré beaucoup de condamnés à mort qui protestaient de leur innocence. Un condamné à mort qui a été gracié et libéré le 14 janvier 2013 a passé plus de 26 ans en prison. Il a enduré les pires sévices, sa vie a été anéantie. Il n’a cessé de clamer son innocence. Et il l’était probablement. Un autre ex-condamné à mort, Maher M., a été jugé et condamné en 2004 pour homicide. En 2012, un détenu, qui était enfermé avec lui à la Mornaguia, qui purgeait une peine légère pour des délits mineurs, a consommé des psychotropes. Il s’est mis à se vanter devant ses camarades de cellules, en expliquant qu’il avait commis un crime et fait condamner à mort un innocent. Il a livré des détails qui l’ont confondu. Une procédure de révision a été ouverte. Les témoins qui avaient accusé Maher M. se sont rétractés. Maher M. a été victime d’une machination. Il avait un contentieux avec les policiers de la brigade de Sakiet Ezzit, à Sfax. On lui a fait porter le chapeau pour un meurtre qu’il n’avait pas commis. Et on l’a condamné à mort. C’est un cas extrême. Mais il donne à réfléchir. Si on avait continué à exécuter les condamnés à mort, Maher M. aurait été pendu…

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1 Commentaire
Les Commentaires
mina - 13-05-2013 09:45

J'adhère pleinement aux argument de l'auteur. Il faut abolir la peine de mort.

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