News - 11.01.2014

Projet de la constitution: un accessit, sans plus

Comme tous les Tunisiens, nos juristes ont rêvé d'une constitution en modèle du genre, méritant d'être qualifiée d'honorable sans hésitation. Tout au plus, le projet en cours de vote aurait-il un accessit, son état actuel l'empêchant d'être lauréat dans le prix des constitutions novatrices dans le monde.

C'est le jugement émis par les spécialistes de l'association tunisienne de droit constitutionnel (ATDC) lors d'une journée d'études dédiée à la mémoire du regretté Abdelfattah Amor, et consacrée à la constitution à mi-parcours, entre la discussion qui se poursuit pour une bonne moitié de son texte et l'adoption programmée pour les prochains jours.

Rappelons que feu le professeur Amor était le premier spécialiste du droit constitutionnel en Tunisie aussi bien en tant que chercheur que formateur, et l'école tunisienne de droit constitutionnel lui est redevable de sa vitalité actuelle.

Réunie à Tunis ce jeudi 9 janvier, la deuxième journée d'hommage organisée à sa mémoire se situait aussi dans le cadre du soutien de la transition démocratique en Tunisie de la part d'une société civile dont le rôle a été fort décisif dans l'amélioration du texte final.

Nos spécialistes ont commencé par préciser qu'il n'existe pas de constitution idéale et qu'un texte constitutionnel ne vaut que par son application, demeurant perfectible, pouvant toujours évoluer et être amendé, y compris dans ce qui y est présenté comme non amendable.

Ensuite, ils ont assuré que, malgré de sérieuses critiques, qu'ils détailleront tout au long de la journée, le texte du projet de la constitution est jugé objectivement correct dans son ensemble.

Appréciant un texte encore en cours de vote, mais se basant sur les travaux de la commission de consensus, nos constitutionnalistes ont considéré, en effet, que la constitution comportait les garanties minimales pour un État de droit et les mécanismes nécessaires pour assurer globalement sa protection.

Nous reviendrons en détail dans le prochain numéro de notre magazine à cette journée importante, aux appréciations et aux critiques des uns et des autres. D'ores et déjà, cependant, nous en présentons, ci-après, les grandes lignes.

Un consensus à la tunisienne

On a donc insisté sur le fait que le projet actuel est surtout le résultat du militantisme de la société civile tunisienne qui a montré sa vitalité et sa capacité à faire bouger les lignes. Le projet en vote à l'Assemblée constituante est le produit de cet activisme, puisqu'il a été globalement amélioré par rapport aux différents projets précédents.

D'ailleurs, on pense que pareil rôle actif de la société civile constitue désormais une spécificité importante de la Tunisie venant s'ajouter à d'autres originalités, comme la formule du dialogue national ou, plus particulièrement, le mécanisme du consensus imaginé pour l'adoption des textes de cette constitution.

En effet, la commission du consensus a été une création ex nihilo, venant substituer une logique consensuelle à la logique électorale. Elle n'était pas prévue par le règlement intérieur de l'assemblée issue de l'élection législative et n'avait donc aucune existence juridique malgré le rôle décisif qu'elle a joué avec ses retombées légales importantes.

Cela a permis à la constitution de surmonter deux écueils majeurs. D'abord, en n'étant pas le simple résultat de l'équilibre politique issu de l'élection d'octobre 2013. D'autre part, en ne se faisant plus l'écho des tiraillements au sein de l'assemblée constituante, prenant plutôt en compte les exigences de la société civile et ayant toujours en vue la prise du pouls du peuple et de ses réactions.   

Des motifs de satisfaction

Malgré nombre de confusions dans les articles relatifs aux libertés, la note générale est plutôt passable, comprenant du positif et du négatif. Mais le minimum nécessaire d'un État de droit est bien garanti. Ainsi, globalement, les standards internationaux en matière de libertés sont assurés. Le fait, par exemple,  de consacrer constitutionnellement les libertés culturelles, de conscience et d'expression, par exemple, est important à relever.

Aussi, malgré des insuffisances avérées et les problèmes posés, les acquis sont importants quantitativement et qualitativement par rapport à la précédente constitution.  

Certes, la presse internationale s'est focalisée, notamment, sur la place de la loi religieuse et sur l'interdiction de l'anathème pour incroyance, mais l'essentiel est ailleurs.

Juridiquement, un outil technique s'est révélé important dans l'amélioration du texte de la constitution, qui reste le plus adéquat pour continuer de le faire. C'est le mécanisme de l'article 93 avec une double possibilité d'amendement qu'il offre pour rattraper les bévues, comme celle de l'article 38 ou la négligence de la dimension méditerranéenne de la Tunisie qui est le cœur de cette Méditerranée. Et cela doit rester le cas jusqu'à la fin du vote.

On a noté, à juste titre, que cet article, qui se révèle être une bouée de sauvetage, est le résultat de l'inadéquation du règlement intérieur de l'Assemblée inadapté aux travaux propres à une assemblée constituante, étant une transposition pure et simple du règlement intérieur d'une assemblée parlementaire classique.

Espoirs et doutes

Parmi les espoirs, on a relevé l'utilité des travaux préparatoires pour le travail futur d'interprétation du juge qui pourrait se fonder sur les projets d'amendements rejetés, tendant à donner une orientation trop idéologique à certains articles. En effet, le juge appelé a interpréter les textes de la constitution sera forcément amené à tenir compte de ces travaux, notamment les amendements par trop idéologiques rejetés; comme ceux dans le cadre du préambule.

Les motifs d'espoir sont aussi basés sur le fait que l'on consacre l'existence d'une autorité judiciaire et son indépendance, que l'on assure des garanties au juge comme son immunité et son inamovibilité et que l'on constitutionnalise également le droit à un procès équitable et l'interdiction d'interférer dans les décisions des juges. Cela pourrait augurer d'une suite favorable allant dans le bon sens.

Toutefois, on nourrit de forts doutes, eu égard à la donne actuelle, sur l'indépendance de l'autorité judiciaire qui risque de ne pas être totalement consacrée.

Au vu de la composition des instances crées et du rapport entre l'exécutif et le judiciaire, le doute est bien fort que la justice soit réellement voulue comme une autorité totalement indépendante.

On a ainsi enregistré un net recul entre le projet initial où l'on parlait de mise en œuvre de la politique de l'État et le projet final où l'expression restrictive et inexacte de politique du gouvernement a été finalement retenue.

Le constat est pareillement mitigé, nourrissant les plus forts doutes, en matière d'attitude à l'égard de la liberté de l'information qui est, pourtant, une base éminente de la démocratie. C'est que la constitution est bien en deçà de ce qui existe déjà, les textes fondateurs de la Haute autorité de l'information.   

Les doutes portent aussi sur cette attitude surprenante de défiance relevée de la part du pouvoir à l'égard de la justice administrative emportant son exclusion de certaines instances où sa présence s'impose. Cela est confirmé par l'absence d'une disposition imposant l'exécution des décisions administratives; ce que ne manque pas d'attester, d'ailleurs, la pratique du pouvoir exécutif, ayant causé la récente grève des juges.

La confusion entre les droits de l'homme et ceux du citoyen est aussi un motif de soucis, pouvant entraîner une violation d'engagements internationaux de la Tunisie, comme le droit des étrangers à circuler dans le pays ou l'égalité devant la loi.

Les droits des femmes suscitent aussi des doutes à cause des lacunes nombreuses à rattraper, comme de préciser la nature des droits qui lui sont reconnus ou le droit à l'égalité dans le cadre même de l'article, ainsi que la question de la violence à l'égard de la femme. Mais aux dernières nouvelles, le consensus semble en bonne voie sur une pareille question, allant en direction des espoirs nourris.

Enfin, les droits des enfants sont confus et par trop généraux malgré l'existence de la convention internationale à laquelle la Tunisie est membre ainsi que des lois internes positives. On a cité, à ce titre, la loi sur le nom patronymique à donner à tout enfant à la naissance, qu'il importe de garder. De même, il est bien des dispositions nécessaires à prévoir, comme l'emprisonnement des enfants à interdire, sauf exception à spécifier, et la durée maximale de la peine, outre la définition même de ce qu'est être enfant.

Des motifs de déception

Ils viennent d'une tendance regrettable de la constitution au bavardage et à l'usage de certaines évidences, comme lorsqu'elle évoque le rôle de la jeunesse ou en traitant de sujets qui relèvent plutôt des lois, à l'instar de la fameuse incrimination de l'anathémisation pour incroyance. 

L'exclusion par le texte actuel des étrangers des droits reconnus aux citoyens (découlant de l'emploi du terme restrictif de citoyen) est une aberration, car elle est contraire aux engagements internationaux de la Tunisie. Il en va de même de l'exclusion de certains engagements internationaux de la suprématie des conventions internationales sur les lois internes, notamment les accords en forme simplifiée. Dans un cas comme dans l'autre, la Tunisie risque fort de devoir en répondre sur le plan international.

Sur le plan de la sécurité et de la défense, on est allé aux évidences et on a négligé les principes, ne donnant pas l'orientation nécessaire pour permettre l'assainissement ultérieur nécessaire de tels secteurs. De fait, ce qui manque en la matière, c'est l'organisation d'un contrôle démocratique des systèmes de sécurité et de la défense.

Certes, la notion de sécurité publique est nouvelle en Tunisie, mais on aurait espéré pouvoir aboutir à l'impartialité totale des institutions sécuritaires et de défense avec, par exemple, la constitutionnalisation du droit de non-exécution d'ordre inconstitutionnel. La transparence laisse à désirer et les articles sont assez souvent confus, ce qui rejaillira forcément sur la marche future des institutions concernées.

La plus grosse déception à ce niveau tient donc à cette absence flagrante de volonté politique manifestée par l'absence des principes clairs en l'objet. Les mesures prises ne constituent dont, tout au plus, qu'un coup d'épée dans l'eau.

Une déception pareille, nourrie de pessimisme, porte sur la nécessaire indépendance de l'autorité judiciaire dans une démocratie véritable; car la constitution ne consacre pas actuellement une telle indépendance et ne semble pas vouloir le faire.  

La question de l'identité culturelle contenue dans l'article 38 ne pose de problèmes que par l'oubli de la mention de l'ouverture sur les civilisations et les cultures étrangères. Aussi suffirait-il de rajouter une telle disposition à l'article pour ne pas faire problème de la légitime question d'identité.

Par contre, la question de la suspension des libertés dans le cadre de la déclaration de l'état d'exception pose bien problème. En effet, les constitutions avancées, comme celle de l'Afrique du Sud, prévoient des droits "indérogeables", non susceptibles de restriction, même lors de la déclaration d'état d'exception.

Les droits des handicapés sont aussi un motif de déception, le texte étant insuffisant, notamment du fait de l'existence d'une convention internationale obligeant la Tunisie.

Une autre gosse déception a trait au régime politique hybride retenu. En effet, on envisagé un système politique à partir de l'état actuel des forces, des calculs politiciens immédiats et non sur la base d'une vision constitutionnelle durable.

Enfin, l'absence de la possibilité de saisine de la justice constitutionnelle par le citoyen ne peut que décevoir les démocrates.

En somme, la constitution manque d'esprit révolutionnaire malgré les quelques formulations du préambule.

De sérieuses craintes

Elles concernent notamment l'indépendance de l'autorité judiciaire, le pouvoir exécutif refusant de couper réellement et définitivement avec les pratiques anciennes, ainsi qu'il ne manque pas de le montrer dans les faits.
Cela transparaît déjà dans l'intitulé retenu (Haut conseil de la justice), un recul net par rapport à l'intitulé du précédent projet parlant plus correctement et bien plus judicieusement de Haut conseil de l'autorité judiciaire.
Certes, il y a bien en poudre aux yeux, quelques dispositions allant dans le sens souhaité d'une coupure avec le passé, comme la consécration toute théorique du principe d'une autorité judiciaire indépendante. Mais on fait tout pour que cette autorité soit vide de sens, tout comme c'était déjà le cas sous l'ancien régime, puisque l'intitulé d'autorité judiciaire existait bien dans l'ancienne constitution, mais sans la moindre réalité concrète.

Les craintes sont de même très sérieuses quant au régime politique choisi qui, s'il a évolué vers le régime parlementaire raisonné, garde néanmoins un taux élevé d'éléments de déséquilibre aussi bien entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif qu'entre les deux têtes du pouvoir exécutif. En effet, la constitution a consacré une dualité au sein de l'autorité exécutive avec un président de la République élu au suffrage universel, ayant donc une légitimité incontestable, et le président du gouvernement qui n'a pas moins la réalité du pouvoir.

En la matière, on a affaire à un cocktail qui pourrait se révéler explosif, la forme de parlementarisme retenue comportant de rares mécanismes de rationalisation insuffisants pour assurer l'équilibre du système. On espère bien que davantage de rationalisation et d'équilibre soient introduits lors des prochains jours, mais la situation actuelle étant déjà le produit d'un compromis politique laborieux, il n'y aurait probablement plus de changement.
Les crainte sont également grandes quant au rôle de la cour et du mécanisme de justice constitutionnels qui constituent pourtant deux piliers incontournables d'une démocratie viable. Ainsi, si l'indépendance de la cour constitutionnelle est proclamée, elle n'est nullement assurée, ni véritablement ni sérieusement, dans les modalités de sa composition.

Les mesures transitoires posent également un certain nombre de problèmes du fait notamment de la confusion des dispositions y relatives.

La plus grosse crainte porte enfin sur la durabilité de la constitution telle qu'elle est aujourd'hui; plus particulièrement, dans ses dispositions concernant le régime politique.

Par trop déséquilibré, le régime choisi ne saurait entraîner, dans le cas d'une concordance parlementaire et présidentielle, qu'une immunité de l'exécutif et une dictature partisane; et dans le cas de discordance, à une situation d'instabilité récurrente.

On n'a donc pas les éléments de base d'une constitution pérenne; ce qui est de nature à imposer la nécessité de futures adaptations. On est donc loin de la constitution en monument historique comme on l'aurait souhaité; de multiples vices, et de formulations pour le moins, entraîneront forcément des violations et des adaptations.
Au final, eu égard aux réticences mentales et à la force des mauvaises habitudes, c'est peut-être bien davantage une société de droit qu'ont aurait dû s'employer à favoriser qu'à commencer par chercher à ériger un État de droit. Cela aurait bien permis de diminuer ou du moins d'échapper aux travers entachant le projet actuel de la constitution en cours de vote.

Farhat Othman

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