Opinions - 21.04.2014

Elyès Jouini et Dhafer Saïdane: L'Etat et le financement de l'économie tunisienne

Le gouvernement souhaite replacer le problème de la restructuration/recapitalisation/privatisation des banques publiques dans un cadre plus large, celui du financement de l'économie et du rôle de l'Etat dans ce financement. A l'approche conjoncturelle, il préfère une approche stratégique. Il nous propose de replacer la nécessité dans le cadre d'une vision. On ne peut  qu'applaudir.

La vision présentée s'appuie sur 5 axes:

  • la rationalisation de la présence de l'Etat dans le secteur bancaire,
  • une CDC forte et bras armé des grands investissements,
  • un financement renforcé pour les PME,
  • le développement de la microfinance,
  • la mise en place d'une structure de gestion actif-passif d'assainissement.

Des mots importants ont été avancés : pragmatisme, rationalité, partenariats public-privé.

Ce qui est visé en filigrane, c'est une réforme qui évite les dogmatismes, axée sur le financement global de l'économie en prenant en compte toutes ses composantes et en en mobilisant tous les acteurs.

La démarche et l'objectif sont plus que louables.

Dans ce cadre, les quelques réflexions qui suivent n'ont d'autre ambition que de contribuer à l'élargissement de la vision pour prendre notamment en compte les interactions de l'ensemble des acteurs précités avec d'autres acteurs tels que les marchés financiers, les services, les assurances ainsi que les partenaires et bailleurs de fonds internationaux.

Dans un monde idéal, la CDC fait levier pour financer les grands projets d'infrastructure générateurs d'emplois et de développement, les marchés financiers et notamment le marché obligataire, financent les grands groupes, les banques financent les PME et des opérateurs de terrain spécialisés financent les micro-projets.

Dans la réalité et jusqu'à présent, la CDC n'a pas encore pris son essor, les banques se sont concentrés sur les grands groupes, les PME sont orphelines et les agréments demandés par de nombreuses sociétés dans le champ de la microfinance risquent de conduire à l'émergence d'acteurs plus intéressés par les PME et les TPE que par la microfinance proprement dite. En effet,  cette dernière nécessite une expérience et un investissement de terrain extrêmement importants de même qu’elle suppose la prééminence de la mission sociale sur la recherche du rendement.

On peut reprocher aux banques de ne pas orienter leurs gros clients vers le financement obligataire et de ne pas financer les PME. Mais pourquoi le feraient-elles? Dans une gestion rationnelle et efficace de leurs ressources, elles préfèrent les employer dans les créneaux les plus rémunérateurs. Et aujourd'hui, financer les grands groupes est plus rémunérateur que le financement des PME ou, plus précisément, l'arbitrage risque-rendement est plus favorable aux grands groupes.

Que peut faire l'Etat? Forcer les banques à financer les PME, diront certains. Ce serait une aberration! Rendre les marchés obligataires plus liquides et mettre en place une courbe des taux pour attirer les grands groupes vers le financement obligataire et laisser naturellement les banques porter leur intérêt sur les PME, diront d'autres. On trouve là un début de démarche de "nudging" consistant à mettre en place l'environnement propice à une évolution des acteurs, de leur propre initiative, au bénéfice de l'intérêt collectif. A ceci près que ces propositions confondent le mal et le symptôme. La liquidité ne se décrète pas, de même que la courbe des taux n'est rien d'autre qu'un ensemble de prix. Ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de prix qu'il n'y a pas de marché mais parce qu'il n'y a pas de marché qu'il n'y a pas de prix. Et pour faire un marché, il faut qu'il y ait des acteurs ayant besoin de et intérêt à acheter et vendre.

Alors comment sortir de cette impasse? Car c'est bien d'une impasse qu'il s'agit. Une impasse correspond à une situation préoccupante mais nullement désespérée! On peut changer de direction  et en sortir.

Ce qu’il faut, c’est revoir l'arbitrage risque-rendement. Et puisque l'Etat ne peut agir sur les rendements, son rôle peut et doit être de diminuer le coût du risque. Il peut le faire

  1. En favorisant l’émergence d’acteurs en mesure de proposer des informations financières fiables sur les entreprises et sur les particuliers (car n’oublions pas que 80% des entreprises tunisiennes sont des entreprises unipersonnelles) à même de permettre aux institutions financières d’avoir l’estimation la plus juste possible du niveau de risque et donc de le tarifer de la manière la plus équitable possible,
  2. En développant les partenariats public-privé afin de garantir de par son poids institutionnel le bon déroulement des projets et en limiter fortement le risque opérationnel,
  3. En garantissant un fonctionnement efficace des marchés et une concurrence constructive et non pas destructrice de valeur,
  4. En mobilisant les bailleurs de fonds internationaux et la coopération bilatérale pour permettre le financement de projets ambitieux et générateurs de croissance.

Mais revenons, plus précisément, sur chacun de ces points.

1. L’information financière

Une information financière fiable est indispensable à une activité de crédit efficace. En effet, le transfert et la gestion des risques sont au cœur de cette activité. La précision dans l’évaluation du risque est du même coup la pierre angulaire d’une affectation efficace des ressources. La mise en place de fournisseurs indépendants de données de crédits (Credit Bureau) permet de construire des mesures de risque fiables car s’appuyant sur l’ensemble des données disponibles sur la place (chez les opérateurs bancaires mais également les sociétés de leasing, les sociétés de factoring, les opérateurs de téléphonie, les distributeurs d’eau et d’énergie,…) et non pas simplement celle de tel ou tel opérateur et le tout à un coût agrégé plus faible car mutualisé. Ces données permettraient alors, au niveau de chaque opérateur, d’abaisser le coût du crédit par une allocation optimale des fonds propres et, au niveau macroéconomique, une réduction des créances douteuses. A chaque fois qu'un Credit Bureau est mis en place dans un pays, ces dernières baissent de manière quasi-continue sur les 5 à 10 premières années. Selon une étude récente, la mise en place d'un Credit Bureau en Tunisie pourrait contribuer, au niveau agrégé des 10 premières banques du pays, à une réduction du coût du risque de 2.5 milliards de dinars sur cinq ans soit, en moyenne, 50 millions de dinars par banque et par an ! Cette réduction du coût du risque s’accompagnerait d’un accès plus aisé au financement notamment pour les nouveaux entrepreneurs. Un Credit Bureau permettrait également un développement serein de la micro-finance et donc une réduction de l'exclusion financière en particulier pour les populations à revenu réduit ou irrégulier.

Et afin que les choses soient faites et dites en toute transparence, l’un des auteurs soutient un projet de cette nature. Il s’y est engagé parce qu’il croit que c’est un projet socialement utile et économiquement efficace et que ces deux conditions ne sont pas si souvent réunies.

2. Les partenariats public-privé (PPP)

Les PPP permettent d’allouer les risques à la partie qui est la plus en mesure de les gérer et de mettre à profit l’expertise des opérateurs privés en matière de gestion. Ils permettent aux pouvoirs publics de financer davantage de projets d’infrastructure que ne le permettent les dépenses d’investissement publiques classiques en augmentant la participation du secteur privé à un moment où les contraintes budgétaires sont fortes. Réciproquement, outre les garanties directes apportées contractuellement par l’Etat, la participation même de l’Etat dans ces opérations constitue une garantie additionnelle indirecte,  garantie du soutien institutionnel indispensable pour les projets d’envergure. L’ensemble de ces garanties  entraine une réduction importante des risques.

3. Le fonctionnement des marchés

Garantir un fonctionnement efficace des marchés passe notamment par un désinvestissement de l’Etat du secteur bancaire. Désinvestissement dans un double sens : diminution de la participation financière publique et surtout diminution du poids de l’Etat dans la gouvernance. Si la première doit se faire en prenant le temps qui s’impose afin de ne pas brader les participations de l’Etat, la réforme de la gouvernance est urgente afin que les banques publiques ne soient plus utilisées pour couvrir tous les mauvais risques à commencer par ceux inhérents aux entreprises publiques ou ceux dont personne ne veut ou pire encore pour couvrir les turpitudes des gouvernants. Réformer la gouvernance, c’est nommer des DG pour un mandat précis, c’est avoir des administrateurs forts et indépendants, c’est s’attaquer directement aux problèmes des entreprises publiques déficitaires et non plus transférer d’autorité ces problèmes  au secteur bancaire. Sans ces réformes essentielles, le secteur bancaire connaitra le même sort que celui des assurances. En 2000, une compagnie concentrait, à elle seule, l’essentiel des pertes du secteur. On l’a débarrassée de son lourd passif et relookée sans pour autant s’attaquer à la source du mal. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la même compagnie est aujourd’hui à nouveau déficitaire. On a bouché le trou mais on a laissé s’en creuser un plus grand encore.

4. Mobiliser les financements extérieurs

En mobilisant des ressources extérieures à grande échelle, l’Etat peut permettre aux acteurs financiers publics ou privés de s’investir sur des projets dont le risque est faible mais dont la taille est telle qu’ils seraient inaccessibles aux opérateurs bancaires nationaux s’ils devaient les financer en totalité. Ces projets eux mêmes peuvent engendrer, à leur périphérie, un écosystème de projets de moindre envergure dont les débouchés seraient garantis, dont le risque serait faible et qui, eux, seraient accessibles à un financement 100% local. La mobilisation de telles ressources extérieures ne peut se faire que dans un cadre multilatéral impliquant l’ensemble des partenaires et bailleurs de fonds internationaux. Nous avions appelé, en 2011, à un Plan Marshall et quelque soit le nom qu’on lui donne et même si le contexte historique, politique et économique n’a rien à voir avec celui prévalant en Europe au lendemain de la seconde guerre mondiale, ce à quoi nous appelions c’était un plan d’envergure, ambitieux et concerté.

Le Premier Ministre a entamé une tournée internationale et les échos sont prometteurs mais la simple somme de ce qui peut être obtenu dans le cadre de la coopération bilatérale restera toujours symbolique par rapport aux besoins et aux enjeux. Il est indispensable de faire levier sur cette tournée pour mobiliser nos partenaires à nos côtés, dans la durée et à grande échelle. Le gouvernement de BCE avait la compétence et le pouvoir (puisqu’il légiférait par décret) mais n’avait pas la légitimité pour engager le pays. Il a été aussi loin qu’il le pouvait : obtenir des soutiens de principe avec toute l’ampleur nécessaire mais restait à les faire confirmer sur des bases concrètes et avec la légitimité que ce genre d’opérations exigent.

Les gouvernements de la Troïka avaient le pouvoir via la majorité à l’assemblée et la légitimité des urnes mais n’avaient définitivement ni les compétences ni la vision. Le gouvernement de Mehdi Jomaa a la légitimité du consensus et a toutes les compétences nécessaires. Mais c’est l’ANC, en dernier ressort, qui détient le pouvoir de décision. Le gouvernement a cependant le pouvoir, et l’on ajouterait volontiers le devoir, de construire un tel projet global, inclusif, ambitieux et de long terme. Un projet qui puisse répondre aux revendications de la révolution de la dignité : des emplois, plus de justice sociale et une réduction des inégalités régionales. Bien sûr, les résultats mettront du temps avant de se concrétiser à grande échelle mais c’est, nous semble-t-il, la seule issue, la seule trajectoire porteuse d’espoir. Une trajectoire consistant, tout simplement, à investir pour notre avenir.  Le gouvernement a la possibilité de construire une telle feuille de route économique, de l’expliquer au pays et de la soumettre enfin à l’ANC. Celle-ci devra alors assumer ses responsabilités devant la Nation dont elle tient sa légitimité!

 Elyès Jouini et Dhafer Saïdane

Tags : Ely   PME   Tunisie  
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