Opinions - 06.10.2012

La République orpheline

Le climat de ces derniers jours montre à quel point la tension est forte aujourd’hui en Tunisie. L’espace politique est délétère, d’insultes en accusations, auxquelles le gouvernement prend une part active. Les appels à la retenue ne servent à rien, tant les franges du paysage politique semblent avoir des comptes à régler.

Les discours longtemps ressassés faisaient état d’un peuple uni, pacifiste et profondément attaché à la nation. C’est tout le contraire qui se produit au cours des derniers mois, tant la violence verbale et physique est devenue la règle.  Violence policière, violence salafiste et violence politique. La violence exprime des clivages profonds au sein de la société, des clivages qui se cristallisent sur fond identitaire, même s’ils cachent aussi des malaises économiques et sociaux. La gestion de cette violence revient bien entendu en premier lieu au gouvernement qui a la responsabilité de la sécurité, mais aussi à la classe politique dans sa globalité, qui doit travailler à rassembler les Tunisiens autour de valeurs communes inaliénables et indiscutables. Une sorte de retour aux sources qui permettrait de renouer avec  l’ADN de la nation, celui  dont chacun de nous est porteur, et qui fait de nous les enfants d’un même pays.

Mais comment identifier l’ADN d’une nation, si ce n’est par celui des grands hommes, ceux qui ont tissé chacun de ses gènes à travers l’Histoire. Or la Tunisie est aujourd’hui une République orpheline de ses grands hommes. Les grands hommes servent de repères à l’Histoire et permettent de fixer les contours de l’avenir des peuples dans des bases fondatrices acceptées par tous. Les grands hommes incarnent l’exemplarité des valeurs, qu’elles soient sociétales, politiques ou culturelles.

Les grands hommes des uns sont devenus les boucs émissaires des autres. Ceux que les uns voudraient voir au Panthéon, d’autres voudraient les vouer aux gémonies, et cela sert à alimenter les désaccords et la violence.

Au-delà du fait d’être un héros du passé, le Grand homme alimente le rêve. Napoléon disait : «Je n’agis que sur les imaginations de la nation ; lorsque ce moyen me manquera, je ne serai plus rien». Les héros sont souvent des grands hommes, mais on peut être un grand homme sans avoir été au préalable un héros.

Si l’on veut s’intégrer dans une certaine forme d’universalisme, on peut aussi accepter de s’identifier à de grands hommes universels. D’Hannibal le Combattant, à Bourguiba l’Universaliste, en passant par Kheireddine le Réformateur, la Tunisie a connu nombre de grands hommes. C’est aujourd’hui le moment de mieux les connaître et peut-être parfois de les réhabiliter dans un souci de vérité et  de pédagogie. Les grands hommes ne sont pas des surhommes, et leur parcours peut recéler des erreurs de parcours. La France reconnaît Pétain le héros de Verdun et cherche à oublier Pétain le collaborationniste de Vichy. Napoléon est-il un héros libérateur ou un héros despotique ? Che Guevara un héros révolutionnaire ou un guérillero sanguinaire ? Peu importe, ce sont des grands hommes, et les grands hommes ont ceci de particulier que leurs actes, bons ou mauvais, déterminent l’avenir d’une nation, et servent à définir son cheminement à travers l’histoire. Ils sont l’Histoire.

Mais voilà, Paul Valéry déclarait : «L’histoire est le pire poison que la chimie de l’intellect humain a produit ». Certes, si l’on considère la manière dont la politique instrumentalise depuis toujours l’histoire à des fins odieuses. Mais la réciproque pourrait aussi être vraie, et l’histoire servir de ciment entre les peuples, lorsqu’elle est utilisée pour immuniser leur ADN commun contre la bêtise et le mensonge.

J’irais même jusqu’à penser que la réhabilitation de l’histoire des pays et la valorisation des histoires communes avec nos voisins seraient un bon outil d’intégration maghrébine. De l’époque romaine à l’histoire berbère et jusqu’aux luttes communes contre la colonisation, toutes ces périodes recèlent des enseignements sur la capacité des peuples à se construire un patrimoine historique commun, en repoussant les réflexes nationalistes au-delà des frontières naturelles. Sans passé commun, il ne peut y avoir d’avenir commun, et l’intégration économique et sociale passe par l’intégration de la mémoire des peuples. Le Maghreb bénéficie à ce titre d’un avantage considérable sur beaucoup d’autres espaces géographiques, celui de partager la même langue, véhicule de la culture, de l’histoire et de la mémoire. Construire une identité maghrébine doit être aujourd’hui le combat de tous, dans toutes les sphères. Pour cela, il faut sortir de la logique nationaliste en matière d’éducation et de culture, remettre aux programmes l’enseignement de l’histoire et de la littérature, pour construire une mémoire collective et au-delà une identité culturelle collective.

Alors à quand la réhabilitation de nos grands hommes, (et femmes) ? La reconstruction d’une mémoire commune ? Sans chercher à biaiser, mais à retracer les époques clés de notre histoire, dans une démarche collective pour tisser une communauté de destin, à travers nos héros, nos martyrs, nos grands hommes, leurs combats, leurs erreurs et leurs projets pour la Tunisie.

La dictature détruit la nation en détruisant ses références morales, et en fabriquant une crise de valeurs. L’histoire du pays et de ses grands hommes est un moyen de remettre le pays dans le bon sens de la marche, retrouver la fierté de son peuple et reconstruire la conscience nationale.

La Tunisie est aujourd’hui à la recherche de repères perdus, et seuls l’histoire et l’ancrage dans un passé structurant peuvent éclairer un projet nouveau postrévolutionnaire, appuyé sur une identité retrouvée et des valeurs communes fondatrices. A quand des programmes scolaires qui racontent notre histoire, celle de la Tunisie et celle du Maghreb, sans chercher à faire de certains grands hommes des demi-dieux, mais juste ce qu’ils sont, des humains qui, à un moment donné et avec d’autres (car les grands hommes ne sont jamais seuls), ont porté et incarné des valeurs dans lesquelles les autres se reconnaissaient, des valeurs qui ont servi la nation, et construit une conscience collective.

W.B.A.

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