Opinions - 11.04.2012

Chronique d'une révolution confisquée

Ironie de l’étymologie, révolution vient du latin «revolvere», qui veut dire « rouler en arrière ». Si l’on s’en tient à l’origine du mot, la révolution tunisienne est bien une révolution. Mais si on entend par révolution l’abolition de l›ordre moral, économique et social établi et du régime politique en place, la révolution tunisienne n’aura accompli jusqu’ici qu’une partie seulement du chemin, et encore ! Le propre d’une révolution est de transformer profondément l’ordre établi dans un temps aussi court que possible. C’est ce qui la différencie d’ailleurs d’une révolte ou d’une insurrection. Or la nécessité d’une remise en cause de l’ordre économique et social n’a jamais été explicitement évoquée. De deux choses l’une, ou bien il n’y a eu qu’une révolte ou bien la révolution tunisienne a été confisquée par ceux, nombreux, qui ne souhaitent pas qu’elle aille à son terme.

Au commencement, la révolte se déclencha contre un régime avilissant, tyrannique et corrompu. Mais au-delà de la surface des choses, le slogan « Dégage » ne s’adressait pas seulement à Ben Ali et son régime. Sans l’exprimer explicitement, « Dégage » mettait en exergue un désespoir oppressant, une déchéance morale, un horizon bouché pour les jeunes et les moins jeunes, des inégalités sociales et régionales révoltantes et l’incapacité du modèle de développement à répondre aux aspirations du plus grand nombre. Certes, la relation de cause à effet entre stratégie industrielle et incapacité de l’économie à absorber le flot des diplômés du supérieur par exemple n’était pas nettement perçue, mais chacun subodorait qu’il existe bien une corrélation entre les choix économiques d’une part, le chômage et la pauvreté d’autre part. Le problème est que la transposition programmatique de l’interrelation devait incomber aux partis politiques et que ceux-ci ont été dans l’incapacité de le faire.

Sur nos partis politiques et leur aptitude à concrétiser les objectifs de la révolution, il y a beaucoup à dire. En raison de circonstances historiques bien connues, l’opposition tunisienne a cultivé depuis longtemps une méconnaissance quasi absolue de l’économie et de la gestion des affaires publiques. De plus, l’âge et les déceptions venus (faillite du marxisme, du socialisme étatique, de l’unité arabe, etc.), une génération d’opposants aujourd’hui aux commandes s’est délestée de ses bases idéologiques pour se placer sur le seul terrain des droits de l’Homme. Il est vrai que ce phénomène transcende les frontières. En France et ailleurs, les «révolutionnaires» des années soixante se sont mutés eux aussi en « houkouki », c’est-à-dire en militants des droits de l’Homme. Mais le droit à l’emploi, à l’éducation, à la santé et à la justice socioéconomique ne constitue-t-il pas lui aussi une partie essentielle des droits de l’Homme? Transposée à ce qui est constitutif dans nos partis politiques, l’absence de références idéologiques a eu un impact sur leur nombre, leur ambition et leur fonctionnement interne. Dans la plupart de ces partis, ce n’est pas la base qui a élu le somment, mais l’inverse; et ce n’est pas le programme social et économique qui a rassemblé, mais la personne du Caudillo. Nous voilà revenus à un schéma bien connu, dénoncé pourtant par ceux-là mêmes qui l’ont remis au goût du jour.

Quoi qu’il en soit, l’accent a été mis dès le début sur la seule réforme des institutions politiques. C’est la raison pour laquelle les juristes ont accaparé la parole, au sein des instances indépendantes, dans la presse, à la télévision et ailleurs. Relation de cause à effet ou pas, la focalisation sur le juridique et l’institutionnel a considérablement réduit l’horizon de la révolution tunisienne. Les moins retors ont pensé que la réforme institutionnelle et politique suffisait à elle seule pour déclencher un processus plus global. Ce fut une erreur d’appréciation dont la révolution et le pays paient le prix fort. Quant aux autres, plus nombreux, s’ils voulaient bien d’une réforme politique, ils ne voulaient surtout pas d’une réforme socioéconomique. Leur travail de sape a été d’autant plus efficace que la révolution tunisienne n’avait ni tête, ni organisation, ni programme préalablement établi, hormis la chute de la dictature. Un temps précieux a été perdu. L’histoire nous enseigne que le bouleversement de l’ordre établi ne peut s’accomplir si on laisse le temps gouverner trop les choses.

Le choix du mode de scrutin a été plus catastrophique. L’adoption de la proportionnelle de liste ne pouvait conduire qu’au régime des partis, et le régime des partis ne pouvait conduire qu’au rafistolage et aux combines politiciennes. Que se serait-il advenu des résultats de l’élection du 23 octobre si on avait opté pour un mode majoritaire uninominal à deux tours ? Tous les scénarios sont possibles, y compris la défaite du parti actuellement majoritaire. La seule certitude que l’on peut avoir à ce sujet est que le pays se serait épargné ce nombre ridicule de partis politiques et ses corollaires que sont l’immobilisme et les coalitions politiques tissées dans l’ombre, sans l’aval du corps électoral. Certains continueront malgré tout à soutenir que le triomphe d’Ennahdha aurait été plus écrasant dans ce cas. Et puis après ? On ne met pas en place un mode de scrutin pour contrecarrer un parti politique mais pour donner au pays les moyens d’être sérieusement gouverné et réformé.

Les élections qui se sont déroulées le 23 octobre 2011 sont à l’image du mode de scrutin et du microcosme politique. Le contenu de la campagne fut constitué d’une suite de non-dits et de contre- vérités. Le parti dominant alla plus loin en laissant croire à un peuple déboussolé que tous ses problèmes pouvaient se résoudre sans qu’il fasse des efforts. Il lui suffit, proclame-t-on, de voter pour « les élus» de Dieu. C’est ce discours qui a contribué à circonscrire la révolution tunisienne à la seule sphère institutionnelle. Qui sème le vent récolte la tempête, dit-on, voilà donc le gouvernement de la Troïka confronté à la tempête qui s’annonce. Qu’il cherche maintenant à fuir ses responsabilités en inventant un chimérique «ennemi de l’intérieur», rien d’étonnant. Tous les gouvernements médiocres ont usé de cette grosse ficelle. Mais qu’il veuille nous imposer sa propre lecture de la pratique démocratique, cela est proprement scandaleux. Certes, les démocraties se distinguent par l’existence d’une pluralité de partis politiques, par la liberté de choix laissée aux citoyens et par la distinction des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Mais elles se distinguent aussi par une pratique communément admise : une majorité qui gouverne et une opposition qui critique. Or la Troïka veut transformer ses adversaires en zombies et les Tunisiens en galerie de supporters.

La révolution tunisienne est au point mort au risque de se muter très rapidement en contre-révolution. Quoi qu’on en pense, appeler à ce que la révolution tunisienne aille à son terme n’a rien de «révolutionnaire» ou de séditieux. Depuis trois décennies au moins, la rigidité sociale et politique a gravement contribué au blocage du processus de développement. Depuis trois décennies, les plus lucides savent que la Tunisie a besoin d’une force régénératrice pour réformer profondément un ordre moral, social et économique devenu obsolète et régressif. Depuis trois décennies, on sait que des réformes structurelles s’imposent : fiscalité, éducation, formation, stratégie industrielle, circuits de distribution, productivité, rapports sociaux, salaires et revenus, etc.

De la réponse que l’on doit apporter à ces problématiques dépend la réussite ou non de la révolution. Mais la réponse à ces questions n’est certainement pas dans l’attisement des querelles religieuses et dans une lecture passéiste de notre identité nationale. Elle est dans l’effort, l’unité nationale et le rassemblement de tous les patriotes. La révolution tunisienne n’a pas atteint ses objectifs parce qu’elle a été confisquée en route par une élite bavarde et inconséquente, des hommes politiques désabusés et sourds à la complainte des sans-grade et des oubliés de la croissance et une troïka qui n’a que le souci de durer, quitte à ce que le pays tombe dans le chaos ou la guerre civile.

H.T.

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