News - 18.11.2023

Riadh Zghal: Les turbulences du monde, la démocratie et l’Etat

Riadh Zghal: Les turbulences du monde, la démocratie et l’Etat

Au lendemain de la révolte de 2011, j’avais souligné dans mes articles et chroniques la nécessité de réinventer la démocratie électorale, un modèle de gouvernance dont les signes d’essoufflement semblent patents dans les vieilles démocraties. La démocratie à l’occidentale n’est qu’un modèle parmi d’autres constructions de l’esprit humain et exige aujourd’hui un examen critique. Le doute est d’autant plus permis que cette démocratie formelle n’a pas empêché le développement des inégalités flagrantes entre une minorité de super-riches et le reste de la population. Dans un document adressé au G20 par Oxfam en septembre 2023, on lit : «Pour chaque dollar supplémentaire gagné par une personne faisant partie des 90 % les plus pauvres, un milliardaire du monde aura gagné 1,7 million de dollars.»

Déjà en 2004, José Saramago, prix Nobel de littérature, avait lancé une critique vive du fonctionnement du système démocratique actuel : «Les autorités politiques ont intérêt à détourner notre attention de la contradiction au cœur du processus électoral, entre le choix politique tel que représenté par le vote et l’abdication de la responsabilité civile. Au moment où le bulletin de vote est plongé dans la boîte, l’électeur transfère à d’autres mains le pouvoir politique qu’il possédait en tant que membre de la communauté de citoyens, et il ne reçoit rien en échange à part les promesses faites durant la campagne électorale.(1)»

En effet sans la primauté de valeurs incitant à servir l’intérêt général à long terme, ce sont les intérêts partisans qui priment grâce, entre autres moyens, à un système d’information manipulatoire. Cependant, malgré l’essoufflement de son modèle de démocratie représentative, l’Occident n’a pas hésité à prétendre vouloir le diffuser pour «le bien des peuples» tantôt à coups de canons et de bombardements tantôt en pilotant l’application d’un template de «révolutions de couleur» ou de révolutions faussement nommées «printemps arabe».

En revanche, on constate le peu de cas fait de l’opposition dans ces pays dits démocratiques lorsque leurs peuples manifestent contre les inégalités sociales et l’appauvrissement de larges pans de la société, ou lorsque ses gouvernants vont en guerre contre des pays qui ne les ont menacés à aucun moment. Ainsi, on voit comment en ces jours d’octobre, lorsque l’occupant sioniste du territoire palestinien poursuit un véritable génocide contre les habitants de Gaza assiégée depuis seize ans, tue, emprisonne arbitrairement et quotidiennement des enfants, des femmes et des hommes dans les territoires palestiniens supposés autonomes, le narratif occidental qui se vante de «ses valeurs» clame à répétition son soutien total à Israël. Le pouvoir aux USA est allé jusqu’à opposer son veto à un projet de résolution appelant à un cessez-le-feu parce qu’il ne mentionne pas «la reconnaissance du droit à la défense» de l’Etat sioniste en train de mener son opération de destruction massive des Gazaouis !.

Dans un tel contexte, l’élection de «représentants du peuple» apparaît de plus en plus comme un leurre à grande échelle. Il suffit de s’interroger : Dans quelle mesure les élections sont davantage une affaire d’argent que l’expression libre et indépendante des citoyens? Combien d’élections sont manipulées avec des méthodes de plus en plus sophistiquées pesant sur les choix des électeurs?  Combien d’hommes et de femmes politiques sont découverts corrompus sans être inquiétés ? Combien d’opposants aux régimes en place croupissent dans les prisons ou sont éliminés? Combien d’élections organisées dans des pays du Sud dits indépendants sont dirigées dans les coulisses par les anciens colonisateurs ?...

Oui les peuples, tous les peuples ont besoin de démocratie mais quelle démocratie ? Dans ce monde chaotique, elle est sans doute à réinventer car les suffrages n’aboutissent pas toujours à l’émergence d’élus censés être «représentants du peuple» et, par hypothèse, disposés à œuvrer pour l’intérêt général. Or on assiste plutôt au mépris de l’intérêt général quel que soit le pays dit démocratique. Cela se manifeste par la concentration des richesses entre les mains d’une minorité et l’extension de la pauvreté aux classes moyennes (rappelons-nous le mouvement des Gilets jaunes en France), les guerres destructrices de pays entiers dont bénéficie principalement le complexe militaro-industriel occidental (c’était le cas de l’Irak et de la Libye entre autres pays arabes, musulmans ou africains), les guerres par procuration où l’on entretient des conflits entre deux factions opposées d’un même pays méthodiquement appauvri. Au vu de tout cela, on perçoit un énorme paradoxe entre le sens humain inhérent au concept de démocratie et la violence cruelle exercée par les plus puissants en vue d’entretenir leur pouvoir dominant sur les pays dits du Tiers Monde ou du Sud et ceux qui vivent encore sous occupation telle la Palestine, pays martyrisé depuis 75 ans.

En ces moment où, dans notre pays, des élections se préparent pour former une seconde chambre parlementaire, il y a lieu de se demander si cela va asseoir une réelle démocratie ou s’il y a d’autres voies en faveur d’une plus grande visibilité et une meilleure considération des besoins et des aspirations d’une société désormais complexe, diversifiée et inégalitaire. Si au lieu de prétendues représentations au sommet des intérêts divers des régions, des catégories sociales, des milieux ruraux, des jeunes, des femmes, des agents économiques exerçant dans les différents secteurs, des actifs de la société civile, si au lieu de cela on refonde les structures qui organisent les institutions sociales pour rendre directement audibles ces catégories, pour donner de la voix aux «subalternes» invisibilisés ? L’argent qui devra servir à l’organisation des élections d’une seconde chambre parlementaire puis pour l’entretenir financièrement pourrait servir à enclencher un tel projet. 

Ce sera d’autant plus possible que les nouvelles technologies peuvent permettre une interconnectivité entre, d’une part, les institutions de l’Etat central qui reste le premier responsable des orientations stratégiques du pays, les diverses institutions et organisations réparties à travers le pays et, d’autre part, l’interconnectivité de ces dernières avec les citoyens ciblés par leurs services.

Dans l’un de ses articles, le Professeur brésilien Fernando Alcoforado propose la constitution d’un Etat-réseau comme moyen de réaliser à la fois démocratie, efficacité et efficience de la gouvernance de son pays. Le concept d’Etat-réseau serait l’antidote du fonctionnement en silo aussi bien des institutions qu’au sein d’une même institution. Fonctionner en silo, c’est lorsque la circulation de l’information se heurte à de multiples barrages dus aux procédures administratives ou aux stratégies individuelles, car l’on sait que l’information demeure une source de pouvoir pour celui qui occupe un poste même au bas de la hiérarchie. Or l’efficacité impose une circulation de l’information comme l’eau de source qui se répand dans la nature. La circulation de l’information, qui de plus se fait par voie numérique, présente des avantages multiples : le gain de temps et d’énergie, l’amélioration de la qualité des décisions à la fois par la considération du maximum de paramètres en jeu, la mobilisation des capacités pluridisciplinaires et de l’intelligence collective. La transparence aidant, un climat social prévalant dans l’institution marqué par les conflictualités opposant des intérêts étroitement individuels pourrait se transformer du fait que le respect de la mission de l’institution s’imposera à tous.

Pour conclure, je ne peux qu’exhorter les dirigeants actuels du pays à renoncer, du moins pour le moment, à doter le pays d’une seconde chambre parlementaire mais plutôt s’employer à refonder les institutions de service public, celles au sommet et celles de proximité. Ce qui urge en ces moments de crise multisectorielle, ce sont de meilleurs services au citoyen et l’instauration d’un écosystème générateur de richesse.

Riadh Zghal

(1) José Saramago “The least bad system is in need of change. Reinventing democracy”, Le Monde Diplomatique, English Edition August 2004 http://mondediplo.com/2004/08/12saramago
 

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