Azza Filali - Nouvelle constitution : les mots ambigus ou absents
A travers une première lecture du texte de notre nouvelle constitution, se dégage une impression d’ensemble qui mérite d’être affinée. Mais, on est d’emblée happé par des mots essentiels qui manquent, ou sont dotés d’une ambigüité propre à toutes les dérives.
L’absence cruciale est celle du mot « laïque » pour désigner l’état Tunisien: nulle part n’est mentionnée avec clarté la séparation entre le politique et le religieux. Le texte s’ouvre par l’annonce que la Tunisie est un état libre, indépendant, autonome (article 1 à 4). Puis vient l’article 5 posant que le pays fait partie de la « Oumma Islamique » et que c’est à l’état d’accomplir les objectifs assignés par l’Islam, en matière de protection des êtres, de leur réputation, de leurs biens, tout comme de leur liberté. En somme l’état devra assurer la liberté des individus à travers l’application des objectifs religieux. Nulle laïcité n’existe, si l’Etat est chargé d’accomplir les objectifs assignés par la religion.
Il faut attendre l’article 19 pour voir apparaître le mot « égalité »: celui-ci implique l’égalité dans la manière dont l’état et ses services publics doivent se comporter avec les citoyens, indépendamment de leur appartenance. Une telle appartenance concerne-t-elle tous les champs, y compris l’ethnique et le religieux ? Non précisé.
C’est à l’article 22 que surgit pour la première fois le mot « liberté » dans la mesure où l’état assure aux citoyens et citoyennes les devoirs et l’égalité, selon les articles de ladite constitution. L’égalité entre les genres fait l’objet de l’article 23. Là, si on accorde ce dernier article, relatif à l’égalité, à l’article 5, il faut en déduire que l’état compte assurer la liberté des citoyens à travers les préceptes et les objectifs de l’Islam. Plus loin, l’article 27 énonce que l’état assure la liberté de conscience et de croyance des citoyens. Cette liberté est censée être absolue, indépendante du type de la croyance religieuse. Dès lors, un autre mot est absent : celui de « pluralité » : celle des croyances et des consciences.
Dans l’article 28, la liberté de culte est d’emblée associée à l’ordre public: cette liberté est garantie à condition de ne pas nuire à l’ordre public. Ceci implique –t-il la liberté de tout culte, ou uniquement les dérives islamistes, qu’il s’agisse de manifestations de violence de toutes sortes qui n’ont rien à voir avec le culte ?
Toujours dans le champ des libertés, l’article 37 affirme que l’état garantit la liberté d’opinion, de pensée, d’expression et de diffusion de l’information. A cela aucune limite ni interdiction préalables ne semblent imposées. En somme une liberté absolue, qui ne passerait pas par le respect des préceptes de l’islam, ce qui contredit l’article 5.
Au passage, les articles 40 et 41 annoncent la liberté de constitution de partis et syndicats, ainsi que celle des activités syndicales.
Dans l’article 46, le travail est abordé : ce droit de tout citoyen et citoyenne est garanti par l’état. Ce lien « état-travail » peut être lu comme le fait que c’est à l’état de garantir à chaque citoyen et citoyenne le droit au travail et l’obtention d’un poste. Nous voici bien loin des visions actuelles qui gagnent du terrain : à savoir le désengagement de l’état et l’essor de l’entreprise individuelle, et de l’activité privée.
Selon l’article 47, l’état est censé garantir aux citoyens un environnement sain, permettant une vie et une hygiène de qualité. Ici, on ne peut s’empêcher de repenser à cette ville-poubelle qu’est devenue Sfax, tout comme aux détritus qui s’accumulent à travers le pays, le transformant en déchèterie à ciel ouvert.
Autre ambiguïté: l’articule 49 garantit la liberté de création ; il encourage les activités culturelles de toutes sortes, mais soutient la culture nationale à travers ses diverses expressions. L’expression culture nationale renvoie sans doute aux diverses formes de création que recèle l’artisanat Tunisien. Pourquoi donc soutenir la culture nationale et juste encourager (sans soutien) toute autre forme de création qui s’écarte de l’adjectif » national » ?
La femme est abordée dans l’article 51: l’état s’engage à protéger les droits acquis par les femmes et à les faire « évoluer ». Ce dernier verbe est pour le moins vague, et autorise diverses lectures. Il aurait sans doute été plus judicieux de remplacer « évoluer » par « élargir », mais ce n’est pas le cas. Puis est mentionnée l’égalité d’affectation professionnelle entre les genres et le respect de la parité, dans la composition des assemblées nationales et régionales. A aucun moment, l’égalité devant l’héritage n’est mentionnée. Pas plus que l’égalité de salaires entre hommes et femmes.
L’article 56 installe officiellement les assemblées régionales et départementales, juste après l’assemblée nationale, comme susceptibles de représenter les citoyens dans les prises de décision. Comment se fera l’élection des députés ? Ceci n’est pas précisé. La seule condition étant d’avoir 23 ans ou plus et d’être né d’au moins un parent Tunisien.
L’article 65 reconduit la fameuse immunité parlementaire qui a tant nui à la précédente assemblée, à savoir qu’aucun député ne peut être passible de poursuite ou d’incarcération si l’assemblée ne lève pas l’immunité parlementaire à son encontre. En somme, la mise en examen d’un député reste confiée aux décisions de ses pairs, souvent à leur bon plaisir (ou leurs intérêts).
Dans l’article 68, la primauté du président de la république est clairement affirmée par rapport à la « fonction » législative: c’est au président d’adresser des projets de lois, tandis que les députés ne peuvent qu’émettre des propositions de lois, mais les projets présidentiels sont prioritaires par rapport aux propositions des députés.
Dans le long article 75, on énumère les champs devant faire l’objet de lois essentielles: parmi ces champs, on trouve l’audio-visuel, la loi électorale, les droits et devoirs du citoyen, tout comme le code du statut personnel. Est-ce à dire que les instances jusque-là agissantes dans ces domaines vont voir leur autonomie et leur liberté de décision amputées ?
Après avoir installé les conseils régionaux et départementaux, voici l’article 82 qui interdit aux membres de ces conseils, d’exercer toute autre activité professionnelle, qu’elle soit lucrative ou non. Si ces membres sont enseignants, avocats, médecins ou pharmaciens, ils seraient censés arrêter leur activité pour se consacrer aux conseils dont ils font partie. De quoi vivront-ils ?
Toujours à propos de ces conseils régionaux l’article 87 impose que la loi des finances soit votée par la majorité des membres, et qu’elle le soit par l’assemblée des députés, et l’assemblée régionale nationale. Ceci représentera une entrave, tant il est vrai que l’examen de la loi des finances par le seul parlement est une entreprise ingrate, longue et longuement débattue. Cela augure de discussions à n’en plus finir et de délais non respectés. Que se passera-t-il si les deux instances ne s’accordent pas ? Qui tranchera dans un tel débat et selon quels critères ?
A la prééminence du président de la république sur l’assemblée législative, s’associe celle sur le pouvoir exécutif: l’article 86 affirme que le président assure la fonction exécutive, « aidé en cela » par le gouvernement et son chef. Dans le même sens, le président nomme non seulement son chef du gouvernement mais aussi ses ministres (articles 102 et 103) De plus, l’article 104 arroge au seul président, le pouvoir de révoquer le gouvernement, sans passer par le parlement. Enfin, les projets de loi, prérogative de la « fonction » législative, seront désormais discutés au sein de l’exécutif, plus précisément au conseil des ministres (article 105) Adieu la non-ingérence des trois fonctions l’une dans l’autre, établie dans un article précédent. Dernier point: le président de la république demeure intouchable : nul n’est en droit de le critiquer ou de le juger, même après la fin de son mandat présidentiel (article 110).
Nous ne verrons donc pas, comme c’est le cas ailleurs, un ancien président de la république traîné devant les tribunaux pour malversations financières ou autres, commises lorsqu’il était en exercice.
La toute-puissance du président apparaît dans ses relations avec son gouvernement: celui-ci est chargé d’appliquer les directives du président et de lui rendre compte des résultats obtenus. Il demeure cependant, un trou d’air : le parlement garde le droit de convoquer un ministre, ou d’adresser un blâme au gouvernement en cas de défaillance. (Article 115)
Quant à l’autonomie du pouvoir judiciaire, le texte indique que cette fonction est autonome. Il n’en demeure pas moins que les juges sont nommés par le président de la république, sur proposition de du conseil supérieur de la magistrature. Pour ce qui est de la cour constitutionnelle, elle est remise sur son piédestal, mais ses prérogatives ne lui permettent pas d’agir en cas de défaillance ou de malversation provenant du pouvoir exécutif.
A travers cette première lecture de la nouvelle constitution, nous sommes frappés par l’absence d’affirmation de la laïcité de l’état, comme par l’ambigüité quant au statut des libertés individuelles et à l’égalité entre les genres. Pour ce qui est de l’équilibre entre les trois « fonctions » nous voilà sur le chemin d’un système présidentiel à outrance où le président détient quasiment tous les pouvoirs, système dans lequel même la cour constitutionnelle ne possède plus les prérogatives lui permettant d’arbitrer dans un conflit entre le président et le parlement. Est-ce vraiment ce que le peuple souhaite ?
Azza Filali
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