News - 06.06.2017

Sadok Belaid - In memorium: Mohamed Talbi (1921-2017) - (Album photos)

IN MEMORIAM: Mohamed Talbi (1921-2017)

Quand on l’a connu tout jeune professeur au Collège Sadiki, frêle silhouette, taille, au mieux, moyenne, toujours emmitouflé dans son manteau, dans son cache-col, très attentif à sa santé, la voix toujours douce et feutrée, toujours parlant un arabe académique, vieillot mais exigeant, qui donc aurait imaginé qu’il aura vécu presque un siècle (96 ans !) et qu’il partira  presque sans prévenir, après une longévité aussi bien remplie ! …

Muni de son agrégation d’arabe (1952), Mohamed Talbi a débuté sa carrière comme professeur au Collège Sadiki, où nous avons eu le privilège d’être parmi ses élèves. Il a reçu une nouvelle consécration de l’Université de la Sorbonne (1968), qui lui a décerné le titre de docteur d’Etat en histoire, avec sa grande thèse sur «Les Aghlabides», ouvrage de référence inégalée sur l’histoire de cette dynastie tunisienne, qui a été la première à faire sécession de l’empire abbasside. Avant même la soutenance de sa thèse, il a été le premier doyen de la faculté des Lettres et des Sciences humaines et sociales, charge qu’il a assumée pendant cinq ans (1966-1970) mais qu’il a refusé de proroger pour un troisième mandat, à la fois par légalisme et aussi, pour, disait-il, laisser la place aux jeunes. Depuis et jusqu’à ses derniers jours, il s’est pleinement consacré, et dans la plus grande humilité, à sa noble mission d’enseignant, de chercheur, de formateur.

Le témoin de son temps, le défenseur des libertés

Ce qui vient d’être dit n’a pas empêché Mohamed Talbi d’être le témoin de son siècle, sa longévité lui ayant donné l’occasion de vivre les grands évènements qui ont marqué l’histoire contemporaine de notre pays, depuis la période coloniale finissante jusqu’à la Révolution de 2011, en passant par la période bourguibienne et par la période «novembriste». S’il a été assez discret au sujet de la première, il a été plus virulent à l’égard de la seconde, et plus encore, pour la suite. Intellectuel engagé mais non pas résolument militant, il a mené son combat au nom de son idéologie libérale et démocratique en dénonçant les abus, les injustices, la corruption, la tyrannie du régime en place et il a, en tout temps, défendu la cause de la femme, à laquelle il a consacré de vibrants plaidoyers (la violence conjugale, la polygamie, la prostitution, le voile, la tutelle, le droit de succession, les inégalités, la lapidation, l’excision, etc.).

Le croyant-pratiquant, le ‘mystique’ de Dieu

Mohamed Talbi n’a pas été que cela. A l’époque de son passage à Sadiki, où la tendance générale n’était pas à la religiosité, Mohamed Talbi était le musulman bon croyant, mais sans étalage hypocrite ni sévérité aucune à l’encontre de certains d’entre nous qui prenaient des libertés avec les obligations les plus strictes de l’Islam. Déjà à cette époque, la foi islamique de Talbi était présente et solidement intériorisée. Elle était une relation à Dieu, directe et intuitive, une «alliance primordiale» (‘mithak’) entre Dieu et Son serviteur, sans appel à témoin ni démonstration extérieure. La spiritualité y est au plus haut niveau, la relation mystique entre l’homme et Dieu est transcendantale et purifiée, sans cependant aucune tendance au soufisme ou à l’ascétisme. Mais cette foi était une foi accomplie, dans le sens qu’elle était aussi une pratique impérative dans toutes ses exigences rituelles, dont le strict respect était, selon lui, la manifestation de la sincérité, de la fidélité, de la soumission à Dieu : «Lorsqu’on est musulman, a-t-il dit quelque part, on est conditionné, on ne peut pas le nier»: logique sans faille…

L’intransigeant, le tolérant, l’oecuméniste, le pacifiste

Bon croyant, intransigeant vis-à-vis de lui-même et quant à sa dévotion vis-à-vis de Dieu, et Lui tout seul, Mohamed Talbi est à plusieurs années lumière de l’extrémisme islamiste dans lequel ont versé plusieurs générations d’obscurantistes et de « fous d’Allah », qui ont dénaturé le message islamique et l’ont outrageusement instrumentalisé au service d’intérêts politiques et matérialistes les plus inavouables. – «Non! L’Islam n’est pas violence, intolérance, terrorisme, extermination, destruction. Il est liberté, et la liberté est ma religion».  – A ce titre, la dénonciation des extrémismes sous toutes leurs formes,  les plaidoyers pour la tolérance, pour la liberté de conscience et de pratique religieuse ont émaillé la vie de Mohamed Talbi, mais ils lui ont aussi valu les pires attaques et les plus irresponsables des condamnations. Pour autant, Mohamed Talbi a été, durant toute sa vie, l’apôtre de la modération, de la tolérance, de l’ouverture, du dialogue, autant à l’intérieur des religions que dans les interrelations entre les religions, et  particulièrement avec les autres religions-sœurs, le judaïsme et le christianisme, avec lesquels il a engagé, mais avec une certaine déception, un dialogue ‘œcuméniste’ et la recherche d’une mutuelle reconnaissance. Fervent défenseur de la liberté de conscience, il a été aussi le partisan passionné de la pacification autant des relations intracommunautaires que des relations intercommunautaires. En l’opposant à d’autres expériences belliqueuses dans les religions monothéistes, il tirera de certains versets coraniques des arguments en faveur du pacifisme de l’Islam,  il relativisera la valeur normative de certains autres versets, mais aussi il aura la faiblesse de laisser dans l’ombre certaines époques de l’histoire guerrière et expansionniste des ‘ghazawât’ islamiques…

Le ‘coraniste’, le moderniste, le rationaliste

Mohamed Talbi fait partie de ces intellectuels tunisiens et arabes du siècle dernier qui ont modifié le regard des musulmans sur leur religion et sur le Coran, en tant qu’il en est le texte fondateur. Pour lui, le Coran, étant la «Parole de Dieu», est un texte parfait, et donc, le texte de référence sacré. Mais cette «Parole», immuable dans son texte, est évolutive dans son esprit, comme cela était le cas durant toute la période de la Prophétie. Faute d’autres messagers à venir, Dieu a doté les hommes d’une raison et de la capacité d’aller au-delà de la littéralité du texte pour accéder à son esprit et pour interpréter ce dernier selon les besoins et les circonstances. Notre savant a ainsi bouleversé l’approche multiséculaire que les musulmans avaient du texte révélé. Ce n’est plus une approche statique, figée, mais une approche dynamique, évolutive, flexible. Dans ses cours à Sadiki, il nous initiait à ce qu’il appelait déjà la «lecture vectorielle» du Coran. Pour cela, il se donnait la peine d’aller au tableau pour y tracer un segment de droite qu’il orientait par une flèche vers la droite et il concluait magistralement : la lecture du Coran doit aller comme cela, dans le sens de la flèche ! (Il y avait toujours un potache pour lui dire: Mais, M. Estève – le professeur de philo- nous a dit que la flèche peut aussi aller vers la gauche ? Réponse : «M. Estève est un idiot», CQFD !)… - Parole divine et transcendantale, le Coran ne peut être qu’au-dessus de la parole humaine, quelle qu’elle soit, y compris la parole prophétique. De là, le bouleversement de la théorie des sources. Pour Mohamed Talbi, il n’est plus question de pluralité des sources, car il y en a une seule, la parole de Dieu. La sunna et a fortiori ce qu’on appelle la charia, paroles humaines, sont disqualifiées et écartées. A cet égard, notre auteur est allé jusqu’au bout de sa logique : il se déclare (exclusivement) «coraniste», en affirmant que le Coran est la seule source impérative de ce qui oblige le musulman  et que la sunna et la charia ne valent que pour autant qu’elles soient conformes au Coran. Rationaliste jusqu’au bout des ongles, il a, dans de nombreux écrits, dénoncé les erreurs, les inconséquences, les contradictions et les manipulations de la parole divine commises par les fuqaha de tous les siècles, leur servilité et leurs compromissions au service du pouvoir et il a conclu à la péremption définitive de la charia. L’horizon étant ainsi dégagé et éclairci,  les perspectives d’une profonde et salutaire réforme de l’Islam sont toutes grandes ouvertes devant les esprits libérés, émancipés, délestés des legs désuets du passé. L’Islam du passé doit céder la place à un Islam nouveau, à construire, à rénover.

Le libre penseur d’un Islam laïque

L’un des traits les plus remarquables de la personnalité de Mohamed Talbi est que le «bon croyant» qu’il était, était aussi un «libre penseur» et, qui plus est, un «libre penseur laïque», ce qui, pour les cheikhs traditionalistes, était un non-sens, une hérésie. Mohamed Talbi, lui, a soutenu la doctrine opposée, selon laquelle l’islam n’est pas «soumission», il est «liberté de conscience», il est autonomie, il est «liberté de choix». Contrairement aux dogmatismes  très répandus dans diverses religions, il affirme que l’islam est la seule religion qui proclame : «Point de contrainte en matière de religion» et «Vous avez votre religion et j’ai la mienne». L’Islam est ainsi une religion laïque dans le sens qu’il ne reconnaît aucun magistère confessionnel, aucun pouvoir de commandement au nom de la religion, et plus particulièrement aucune autorité politique.

De ce fait, toute contrainte, toute violence, toute instrumentalisation de l’islam sont contraires à l’islam et les extrémismes qui pullulent actuellement dans le monde arabe et musulman ne sont que les pires ennemis de l’islam : le parti Ennahdha, une filiale tunisienne  du parti islamiste égyptien parmi les plus radicalisés, les Frères musulmans, a été la cible de ses plus vives attaques au moment où ce parti était au zénith de sa puissance politique, et en 2012, il n’a pas hésité à le condamner comme étant «le cancer qui a métastasé». Dans les tourments de la Révolution de 2011, il a dénoncé avec courage l’invasion de notre pays par ces hordes d’obscurantistes wahhabites invités avec tous les honneurs par les obscurantistes tunisiens qui veulent ainsi se donner des titres de noblesse de champions de Dieu et plonger ce pays dans les abysses de l’extrémisme et du fanatisme islamistes…

L’iconoclaste

Dans ce monde arabe qui a perdu la raison, nombre d’intellectuels tunisiens – et de bien d’autres pays - ont été dénoncés pour leur anti-islamisme, leur modernisme, leur «hadathisme», leur rationalisme. Ils ont été  apostasiés, combattus et violentés. Ils ont été voués par les ‘fous d’Allah’ à la vindicte populaire. Ils ont fait l’objet d’infâmes «chasses aux sorcières» et même reçu d’incessantes menaces de mort. Tout en dénonçant ces manœuvres criminelles avec la plus grande vigueur, nous ne pouvons nous empêcher de faire le constat que Mohamed Talbi, lui, a fort heureusement échappé à toutes ces menaces et humiliations. Quelle pouvait en être la raison ? L’explication nous a semblé résider dans le fait que de tous ces «iconoclastes», notre grand penseur faisait figure d’une «exception» en raison de sa sincère adhésion à la foi islamique. Les caciques du dogmatisme traditionaliste de la Zitouna, d’Al-Azhar ou même d’Al-Qarawiyine du XXIe siècle n’ont pas osé émettre à son encontre les tristes condamnations qu’ils lançaient allègrement contre les regrettés Ali Abderrazak, Nasr Hamed Abu Zid ou encore Mahmoud Mohamed Taha, le siècle dernier...

Car, «iconoclaste», il l’était : de nombreuses prises de position de Mohamed Talbi, bien que toutes purement scientifiques et académiques, sont marquées par leur incontestable anticonformiste et elles ont valu à leur auteur les pires accusations d’hétérodoxie, et plus simplement de «kofr», d’apostasie, de la part des autoproclamés «gardiens du temple». Cet «anticonformisme» portait sur la forme, i. e. les déviances des pratiques faussement religieuses (le jeûne, la consommation du vin), l’injustice des comportements sociaux (la «phallocratie» de la société musulmane, le tribalisme, la polygamie, l’esclavagisme, l’ethnophobie), l’hypocrisie des pratiques sociales rétrogrades (le niqab), sans épargner la «sainte des saintes», l’épouse préférée du Prophète, la «mère de tous les musulmans»…

Mais, cet anticonformisme de Mohamed Talbi touche aussi le fond pour atteindre le plus profond des fondements de la tradition, de la culture, de la structure de la société, du droit, de la civilisation islamiques, et dont la remise en question entraîne l’écroulement de l’ensemble de l’édifice : la théorie des sources de la doctrine islamiste du pouvoir, du droit : les «Usqul al-Fikh».

En proclamant que, par sa transcendance, seule la Loi coranique oblige, notre savant auteur a encore affirmé que,  par leur origine banalement humaine, toutes autres prétendues sources de l’orthodoxie islamique doivent être récusées pour autant qu’elles ne soient pas conformes à la Loi coranique. Cette remise en question représente une véritable révolution, d’autant plus puissante qu’elle est soutenue par un penseur de la sincérité de la foi islamique dont personne ne peut douter ! Elle porte sur l’authenticité et sur la normativité du Hadith (les ‘dires’) du Prophète, placé au même niveau que le Coran et même surpassant la normativité de ce dernier.

Désormais, la valeur du Hadith est conditionnée par son degré de conformité au Coran : et voilà tout l’édifice de la sunna, deuxième pilier du fikh traditionaliste qui s’écroule ! La critique porte aussi sur la charia, périssable œuvre humaine, truffée d’erreurs monumentales, d’innombrables supercheries et d’hypocrites compromissions, que notre auteur rejette sans égards et sans ménagements…Dès lors, la voie du véritable ‘Ijtihad’, fermée depuis plus de quatre siècles, est de nouveau grande ouverte, la Raison humaine est de nouveau réinstallée sur son trône, le chercheur est réinstitué dans sa noble mission, libéré de toute entrave et de toute angoisse…

Paix à l’âme de ce grand penseur ! Que Dieu l’admette auprès de Lui et qu’Il le comble de Sa Miséricorde et de Sa Grâce infinies.

Sadok Belaïd




 

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