News - 01.02.2016

170 ans après, l'abolition de l'esclavage en Tunisie tarde à s'inscrire dans les mentalités

A année exceptionnelle, mesure exceptionnelle

L’année 2016 est exceptionnelle dans ce «pays d’exception» qu’est la Tunisie, c’est l’année des libertés, l’année des émancipations

Nous fêtons, en effet, pour cette seule année, le cinquième anniversaire de la Révolution qui a mis fin à la dictature (14 janvier 2011) (sic), le deuxième anniversaire de la deuxième constitution tunisienne (27 janvier 2014) qui consacre les libertés, l’égalité homme-femme... le soixante-dixième anniversaire de l’Ugtt qui veille sur les droits des travailleurs et des citoyens tunisiens (20 janvier 1946), le quatre-vingtième anniversaire de la mort de Tahar Haddad, l’un des auteurs-cultes de l’émancipation de la femme tunisienne, le soixantième anniversaire de l’Indépendance (20 mars 1956) qui marque la fin de l’occupation coloniale, le soixantième anniversaire du Code du statut personnel (13 août 1956) et last but not least, le cent-soixante-dixième anniversaire de l’abolition de l’esclavage qui est l’objet de notre propos aujourd’hui. D’autres dates ont marqué ce mois de janvier dans le sang et les larmes.

Toutes ces commémorations seront fêtées tout au long de l’année. Les Tunisiens ont de quoi être fiers de leurs ancêtres sinon de leurs aînés. Cependant, soyons réalistes, ni les femmes qui représentent un peu plus de la moitié de la population tunisienne, ni nos concitoyens noirs ne bénéficient de l’égalité pleine et entière. Les femmes comme les Noirs souffrent encore aujourd’hui de discrimination et de violences malgré des lois magnifiques, d’autant plus magnifiques qu’elles sont pionnières dans le monde arabe, mais comme toujours on observe un décalage entre la loi et les faits, entre la loi, si belle soit-elle, et la triste réalité.  Nous devons aussi honorer la mémoire de ces fondateurs de l’histoire tunisienne que furent Ahmed Bey, Tahar Haddad, Farhat Hached et Bourguiba qui ont contribué à faire entrer notre pays dans la modernité mais également honorer nos martyrs qui ont contribué à mettre fin à la dictature. Nous sommes fiers d’eux tous et bien sûr reconnaissants.  Aujourd’hui, nous devons commémorer l’abolition de l’esclavage des Noirs. Nous devons célébrer comme il se doit la fin de cette horreur qui consistait à priver de liberté des centaines de milliers d’Africains pour exploiter leur force de travail de la manière la plus abjecte. Rappelons que le 23 janvier 1846, Ahmed Bey Ier a décrété l’abolition de l’esclavage.

Citons un passage important de ce décret : «En conséquence, nous avons décidé dans l’intérêt actuel des esclaves et l’intérêt des futurs maîtres... que des notaires seront institués à Sidi Mehrez, à Sidi Mansour et à la Zaouia Bokria pour délivrer à tout esclave qui le demandera des lettres d’affranchissement pour être revêtues de notre sceau». A cet événement est attachée une image émouvante des funérailles du bey suivi des 600 femmes et de 200 hommes portant leur lettre d’affranchissement au bout d’une perche. [A noter que les actes importants de la vie publique étaient objet de parade dans les rues principales de la ville. Il en est ainsi du mariage mais aussi du habous. L’acte de habous est promené solennellement dans la ville pour le faire connaître au plus grand nombre. On appelle cette dernière manifestation «zeffat al-waqf»].

Pour revenir au décret d’Ahmed Bey, il est certain qu’il rencontra bien des résistances et même des révoltes, mais il est bon de mentionner aussi une réaction pour le moins curieuse d’un comité abolitionniste lyonnais dans une adresse à ses concitoyens, le 7 février 1847 : «La France se voyait confier la mission de faire entendre sa parole émancipatrice et de ne pas rester en arrière cependant qu’un barbare comme le Bey de Tunis l’avait devancée» (sic!). La France a définitivement aboli l’esclavage le 27 avril 1848.

Le premier décret datant du 4 février 1794 avait rencontré beaucoup d’oppositions dans les colonies françaises et dans les ports atlantiques qui faisaient le commerce triangulaire. La Tunisie importait des milliers d’esclaves pour son marché intérieur mais elle était aussi un pays de transit de ce trafic d’êtres humains vers le Levant et les pays de la Méditerranée. Les deux sources principales de l’esclavage — est-il nécessaire de le  préciser — étaient la guerre, en l’occurrence la course pour l’approvisionnement en esclaves blancs — et le commerce transsaharien pour les esclaves noirs. Les rois africains en tiraient de gros bénéfices et les parents de ces pauvres malheureux ont participé à la traite en vendant leurs enfants dans l’espoir qu’ils puissent échapper à la faim et à la misère dans les pays du Nord . Les grandes puissances avaient fait pression sur la Tunisie hussaynite pour abolir l’esclavage chrétien blanc, et en 1830 ce fut chose faite mais elles se préoccupèrent relativement moins et seulement plus tard des Noirs dans la mesure où elles s’en servaient encore dans les colonies outre-atlantiques.

Les pays arabes et musulmans n’acquéraient comme esclaves que des non- musulmans chrétiens ou païens venant du Dar al-Harb, la maison de la guerre. Leur séjour définitif et leur conversion à l’Islam s’accompagnaient d’un changement de nom et d’une mesure assez terrible qui consistait à les priver de mémoire lignagère car ce passé est un temps de mécréance que le nouveau converti devait oublier. Les prénoms donnés par le maître étaient souvent propitiatoires tels que Saad, Massaoud, Marzouk, Farah, Fath, sinon des noms précieux comme Fayruz, pour les eunuques, ou ayant trait par antithèse à leur couleur comme Labyadh, Kafour... Tous les esclaves convertis, quelle que soit leur origine, étaient dès lors considérés comme des Banu Abd Allah, fils d’esclaves de Dieu. Une fois affranchis, ils restaient attachés au maître et à sa famille. Il est malheureusement nécessaire de se souvenir de cette tradition arabe multiséculaire pour comprendre la situation complètement anachronique que vivent certains de nos concitoyens  qui, 170 ans après, s’appellent encore atig fulan, affranchi d’un tel, et que cette affreuse et inique chose figure sur leur carte d’identité nationale !.

Curieusement, avec le Sénatus Consulte et la loi sur l’état civil des indigènes musulmans de l’Algérie du 23 mars 1882, l’administration coloniale française aboutit à des résultats aussi absurdes qu’incroyables et semblables aux nôtres. Certains Algériens, inscrits à l’état civil, avaient des noms déformés par la transcription dudit nom en français, d’autres avaient pour patronymes des sobriquets qui ne leur occasionnaient que moqueries et quolibets incessants de la part de leurs concitoyens  tandis que ceux qui refusaient de se choisir un nom étaient inscrits sous le sigle SNP (Sans Nom Patronymique). Un chercheur algérien, Farid Benramdane, parle à ce propos d’un «onomacide sémantique». Il qualifie cette mesure «d’opération de dislocation identitaire, de la représentation mentale de la non-filiation, de la non-généalogie caractérisée par l’intrusion violente de deux paradigmes de refondation de la personnalité algérienne par l’administration coloniale et l’armée française» (Cf. la revue d’anthropologie et de sciences sociales Insaniyat, 2000, p.79-87).

Voilà donc des pratiques qui, par des moyens totalement différents, ont brisé la mémoire généalogique d’une population. Ce détour par la description du symptôme a pour but essentiel une revendication pressante: il est temps pour la Tunisie de 2016 de mettre fin à cette pratique barbare sinon caduque de nommer encore des gens du nom de leur ancien maître, de rappeler constamment de la sorte leur origine servile ; en d’autres temps, on parlerait de macule servile d’une personne, homme ou femme, née libre de parents libres depuis la disparition progressive de l’esclavage il y a 170 ans ! Ne laissons pas ces archaïsmes souiller l’image tunisienne de la modernité, ne laissons pas cette macule devenir celle d’un racisme hérité et non renié.

Autre archaïsme non moins révélateur des résistances de la mémoire et partant de la société, est-il normal que dans un pays libre, il y ait encore un groupe de personnes qui s’appelle «Abid Ghbonton», esclaves de la tribu de Ghbonton. Des mots discriminants et anachroniques comme abid, chouachin, ouesfan, etc. doivent disparaître de notre vocabulaire. Certes la Tunisie indépendante a cherché à substituer à la diversité une seule image, celle d’un citoyen tunisien, indépendamment de sa couleur et de sa religion. Aujourd’hui en 2016, la diversité ethnique veut faire entendre sa voix parce qu’elle est opprimée, supprimons donc l’oppression ne serait-ce qu’au nom de la révolution de la dignité, ne serait-ce qu’au nom de la Constitution. Pour que disparaisse cette mentalité discriminatoire, il faut commencer dès l’enfance à la maison pour inculquer des principes sains de tolérance et d’ouverture d’esprit, continuer à l’école et veiller à ce que les manuels apprennent à l’enfant les bases de la citoyenneté et du vivre-ensemble. Il faut sanctionner sévèrement toutes les dérives de ceux qui parlent, interviennent et/ou écrivent dans les médias. La liberté d’expression si chèrement acquise a donné lieu malheureusement à des débordements regrettables d’insanités et de racisme primaire. La liberté d’expression ne doit pas être comprise comme la liberté d’insulter l’Autre. Le maître mot de la vie en société passe d’abord par le respect des autres, condition sine qua non du respect de soi.

J’adresse une demande solennelle aux trois présidents en exercice, à Monsieur le Président de la République, à Monsieur le Chef du gouvernement et à Monsieur le Président de l’Assemblée des représentants du peuple d’inscrire le 23 janvier 1846  comme jour de fête nationale de l’abolition de l’esclavage, de prendre au niveau du ministère de la Justice les mesures nécessaires pour que plus jamais nos compatriotes ne portent de marque infamante sur leur carte d’identité, pour que la justice promulgue une loi pénalisant le racisme sous toutes ses formes. C’est quand toutes ces mesures seront réellement mises en application que nous pourrons mettre fin à l’injustice et à l’humiliation que vivent une partie importante de nos compatriotes.

D’ailleurs, pour que 2016 soit vraiment proclamée l’année des libertés, il faudrait aller au bout de ses rêves et tourner le dos à l’iniquité.

Mounira Chapoutot-Remadi
Professeur émérite d’histoire
à l’Université de Tunis

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Le texte intégral du décret d’Ahmed Bey du 23 janvier 1846 prescrivant l’affranchissement des esclaves

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