News - 13.10.2015

L’orientation universitaire mine dangereusement l’enseignement tunisien

L’orientation universitaire mine dangereusement l’enseignement tunisien

Instituée,  il y a près de 40 ans, l’orientation universitaire a gagné en sophistication d’année en année. Le ’’guide de l’orientation’’ mis à la disposition des admis à la première session des examens du baccalauréat 2015 comprend plusieurs dizaines de pages truffées de renseignements de tout ordre. Pour le lire, ne serait-ce que partiellement, il faut disposer de beaucoup de temps ; pour comprendre tous ses détails et la logique qui le sous-tend, il faut disposer de connaissances qui ne sont pas à la portée de n’importe qui. Des diplômés de l’enseignement supérieur, y compris ceux qui exercent dans les différents niveaux de l’enseignement s’y perdent très souvent. C’est dire que le ’’guide’’ se révèle être, pour la majorité de ses usagers, une jungle impénétrable où les faux pas coûtent très cher.
Ces difficultés de lecture seraient moins condamnables si le système d’orientation remplissait la mission fondamentale pour laquelle il a été créé : l’employabilité des diplômés de l’Enseignement Supérieur qui justifie la capacité d’accueil allouée à chaque filière. Mais ce but est devenu, rapidement, un simple slogan démenti tous les jours et partout par ses effets secondaires lourds de conséquences.

La démagogie de l’Etat qui n’est pas en mesure de garantir l’emploi

Des responsables étatiques dénigrent, depuis longtemps, les filières de l’Enseignement Supérieur considérées à ’’faible employabilité’’ en axant leurs critiques sur les formations en lettres et en sciences humaines et sociales. Basée sur l’ignorance ou le refus d’admettre l’importance de ces filières dans la société d’aujourd’hui, leurs attaques occultent, de manière délibérée, le chômage qui frappe lourdement les diplômés des filières scientifiques et techniques considérées comme nobles, telles que la médecine, la pharmacie, la chirurgie dentaire et l’ingéniorat.
Les preuves irréfutables de l’échec de l’orientation universitaire en matière d’employabilité auraient dû, à elles seules, inviter le ministère de l’Enseignement Supérieur à renoncer à un système totalement contreproductif, au moins depuis 20 ans. Il n’en a été rien surtout pour deux raisons : la demande sociale de l’accès à l’Université pour tout bachelier et la démagogie des décideurs qui monnayent la satisfaction de la demande sociale par une orientation contraignante vers des filières de plus en plus nombreuses et des établissements installés  n’importe où et n’importe comment sans aucune considération pour leur pertinence et leur avenir.
Face à ces constats, l’autisme du ministère de tutelle est imperturbable. Le lecteur attentif des 35 pages du ’’Projet de réforme du système de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche scientifique’’ et des 32 pages du ’’ Plan stratégique de la réforme de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche scientifique  2015-2025’’, qui sera validé au mois de novembre prochain, n’y trouvera aucune intention  de soumettre le système d’orientation universitaire à une évaluation.

La majorité des étudiants est mal orientée

Malgré toute la rigueur dont il se targue, le système d’orientation, dirige la majorité des bacheliers vers des filières qui sont différentes de leur véritable projet professionnel. Pour cacher le très faible pourcentage des étudiants qui ont obtenu leur premier choix, l’autorité de tutelle met en exergue le pourcentage de ceux qui ont obtenu l’un de leurs trois ou leurs quatre premiers choix ainsi que le pourcentage de ceux qui ont été orientés à chaque tour. La jonglerie, cousue de fil blanc, en matière de statistiques, n’arrive pas à cacher les nombreux drames. Qui consolera un(e) étudiant(e) qui a choisi en 1er, 2è et 3è choix d’entreprendre des études d’ingéniorat et d’avoir été orienté(e) vers des études de langue française ? Il faut rappeler que le système d’orientation oblige les bacheliers à faire figurer dans leurs fiches d’orientation au moins quatre choix.

Il n’est pas difficile d’imaginer les frustrations d’un(e) étudiant(e) qui se trouve orienté(e) vers une filière ’’choisie par obligation’’. Il y va de sa motivation pour les études, de ses résultats et de sa vie professionnelle après l’obtention d’un diplôme non souhaité. Ces problèmes majeurs ne concernent pas seulement les très nombreux étudiants aux faibles moyennes au Baccalauréat. Le taux élevé de redoublement en 1ère Année de médecine témoigne fortement de l’incapacité, pour une raison ou une autre, de réussir en ces études, alors qu’il s’agit d’étudiants qui ont réussi au Baccalauréat avec des moyennes qui comptent parmi les plus fortes. En contrepartie de ce constat affligeant, de jeunes tunisiens, qui n’ont pas eu de fortes moyennes au Baccalauréat  de leur pays et auxquels l’accès aux facultés de médecines tunisiennes a été interdit, ont réussi brillamment à ces études à l’étranger.

L’orientation brime les Universités et leurs enseignants-chercheurs 

Les frustrations des étudiants mal orientés ne doivent pas faire oublier celles de la plupart des enseignants-chercheurs des universités tunisiennes qui voient, depuis plusieurs décennies, affluer dans leurs établissements des ’’contingents’’ adressés par l’administration centrale du ministère de tutelle et dont la plupart n’ont aucune disposition à suivre normalement leurs études. De cela découlent l’ambiance pédagogique de plus en plus morne dans les salles de classe, les bibliothèques universitaires vides de leurs lecteurs potentiels et un nivellement général du niveau des études  par le bas, malgré quelques résistances, ici et là.

Dans l’état actuel des choses les structures universitaires de tout niveau n’ont aucune possibilité d’agir pour corriger les effets désastreux du système d’orientation. Leurs demandes les plus simples à satisfaire ont reçu une fin de non recevoir. Tel a été le cas, par exemple, de la révision des composantes des ’’formules globales’’ servant de critère fondamental pour l’orientation. En réalité, rien de tout cela n’est étonnant. La logique du ministère de tutelle est claire : les établissements universitaires ne doivent avoir aucune autonomie réelle. C’est ainsi qu’un établissement d’Enseignement Supérieur, une Université même ne peut pas créer une formation. Au mieux, elle peut la proposer à des structures centrales qui ont un pourvoir de décision irrévocable.

La course effrénée au bon score, à … grands frais

Le verrouillage insensé de l’accès aux filières universitaire jugées socialement nobles a acculé les familles tunisiennes, toujours attachées aux études supérieures et terrorisées par un dirigisme castrateur, à accepter le mal comme une fatalité et à chercher à s’y adapter. Cette adaptation comprend plusieurs postures ; l’une d’elle étant la course aux cours dits particuliers et qui sont en fait un enseignement parallèle organisé pour des groupes étoffés d’élèves qui y cherchent ce qu’ils n’arrivent pas à obtenir en salle de classe.

Ce phénomène de société qui atteint son paroxysme en classe terminale de l’Enseignement Secondaire se constate à des étapes plus ou moins précoces du cursus scolaire selon les moyens des parents. Il commence pour les uns à tel ou tel niveau du lycée ou du collège ; pour les plus nantis, il débute à l’Ecole primaire, parfois dès sa 1ère Année. L’idéal qui n’est accordé qu’à une infime minorité consiste à inscrire son enfant dans une  école, un collège ou un lycée  privé ; Le bonheur total a pour adresse certains établissements scolaires étrangers où les études coûtent une fortune.

Si la ruée vers les écoles privées et les écoles étrangères s’explique par plusieurs raisons, le souci d’y trouver le niveau qui garantit, in fine, l’accès aux ’’bonnes filières universitaires’’ constitue une motivation de premier rang.  Ces preuves affligeantes de la perte de confiance en l’enseignement public sont observables dans tous les milieux sociaux et  chez toutes les catégories socioprofessionnelles y compris de très nombreux enseignants qui exercent dans des établissements en lesquels ils ne croient plus.

D’autres comportements illustrent la terreur causée par le score du Baccalauréat. Les familles nanties ou prêtes à s’endetter lourdement pour les études de leurs enfants admis au Baccalauréat et frustrés par les résultats de l’orientation n’hésitent pas à s’adresser aux établissements d’enseignement supérieur privé, coûteux mais de plus en plus nombreux et prospères. Les plus disposées parmi elles envoient leurs enfants à l’étranger.

Une autre pratique révèle le poids de l’argent dans la fuite des conséquences de l’orientation universitaire. Elle consiste à ’’contourner légalement’’ le système de l’orientation en présentant la candidature des bacheliers  des filières scientifiques et techniques, aux bourses de pays étrangers (Maroc, Algérie, Sénégal) gérées par notre ministère de l’Enseignement Supérieur. Ces bourses sont réputées pour être accordées d’une manière peu transparente à des candidats  désireux de poursuivre des études de médecine ou de chirurgie dentaire, par exemple, sans avoir la moyenne qui leur permettrait de postuler pour ses études en Tunisie.

Ce ’’système étatique parallèle’’ est généreux : après une année d’étude (deux années, depuis peu) à l’étranger, l’intéressé(e) peut rentrer s’inscrire, en toute légalité, dans un établissement tunisien qu’il ne pouvait pas intégrer de par sa moyenne au baccalauréat. Les correctifs apportés dernièrement à cette pratique  et sa suppression annoncée pour un avenir proche sont un aveu de son iniquité criarde. Même s’il coûte moins cher que les études payées intégralement par les parents, le séjour à l’étranger pour un an ou deux n’en constitue pas moins une charge qui n’est pas à la portée de la plupart des familles tunisiennes. Cette sélection par l’argent, qui est acceptée comme un mal nécessaire, a éloigné, depuis longtemps l’Enseignement Supérieur public  de ses idéaux de promotion sociale qui ont donné maintes preuves de leur efficacité.

La réaction des familles face au verdict frustrant de l’orientation universitaire peut aller jusqu’à l’anticipation qui relève du hara-kiri : de très nombreux candidats ajournés à la première session du Baccalauréat décident, en accord avec leurs parents, de ne pas se présenter à la session de rattrapage qui, si elle leur permettait de réussir, ne les ferait accéder qu’aux miettes gérées par les établissements et les filières universitaires les plus sinistrés. Ainsi, le redoublement volontaire est préféré à un score trop faible pour assurer un bon positionnement à la bourse de l’orientation.

Comment arrêter le gâchis?

Afin de s’assurer de l’ampleur des problèmes que pose le système d’orientation universitaire, rien ne vaut une large consultation nationale qui pourrait prendre plusieurs formes (rencontres publiques regroupant des représentants de toutes les parties intéressées, émissions télévisées et radiophoniques, site WEB…) D’ici la fin de la l’année universitaire en cours, beaucoup de données pourraient être réunies et éclaireraient sûrement les décideurs  de bonne volonté.

En attendant une réforme globale  de l’accès à l’Université, le ministère de tutelle a toute latitude de décider, pour la rentrée 2016,  que certains établissements universitaires organiseront, à titre expérimental, l’admission des étudiants selon des critères qu’ils auront établis. Libres aux bacheliers de présenter ou non leur candidature à ces établissements. Cette véritable autonomie académique des institutions universitaires rejoindrait la pratique la plus en usage de par le monde. Si elle est adoptée en Tunisie, l’entrée à l’université sera probablement plus difficile pour certains étudiants mais elle le sera moins pour d’autres ;  la formation sera plus solide car donnée à des étudiants motivés ; les diplômes gagneront en crédibilité et nos universités seront, à la longue, certainement mieux classées.
Nos décideurs savent bien (ou sont sensés bien savoir) ce qui se passe dans les pays où les universités se portent bien mieux que les nôtres. Ne parlons pas du Japon, de l’Allemagne et des pays qui leur sont comparables ; de petits pays émergents tels que le Portugal et la Slovénie ont des systèmes universitaires performants dont les retombées sont palpables chez nous sous forme de produits que nous leurs achetons de plus en plus. Il est à parier que si l’un  de ces pays adoptait notre système d’orientation universitaire, il irait à sa perte.

Les vrais chantiers de l’Enseignement Supérieur  de notre pays sont nombreux. Nul doute que la révision approfondie du système d’orientation universitaire constitue un domaine d’intervention prioritaire. Ne pas le reconnaître relèverait de la cécité qui encouragera la poursuite de la destruction de l’Université tunisienne.

Une remise en cause sereine et courageuse du système  d’orientation universitaire pourrait se révéler un remède efficace pour nombre de maux qui ne peuvent pas être guéris avec des mesures homéopathiques ou démagogiques: la faible crédibilité de l’enseignement  public, la baisse du niveau de l’Enseignement Supérieur, l’hystérie nationale des ’’cours particuliers’’ et l’attitude conflictuelle qu’a la société avec le système éducatif à tous les niveaux.

Houcine Jaïdi
Professeur à l’Université de Tunis
   
 

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