Opinions - 17.05.2015

Mansour Moalla: La réforme de l’Etat

La réforme de l’Etat

La Tunisie a retrouvé son indépendance depuis maintenant 59 ans. Je dis « retrouvé » parce que, sur 3 000 ans d’histoire, elle a vu se succéder sur son sol de nombreuses formations étatiques, depuis l’Etat carthaginois jusqu’à la dynastie beylicale husseinite, en passant par l’Etat aghlabite à Kairouan, fatimide à Mahdia et hafside à Tunis.

Ces diverses formations étatiques ont été des monarchies constituées par leurs fondateurs. Elles ont illustré la capacité du pays à constituer des institutions étatiques, qui, pour les plus importantes (hafsides et husseinites), dureront des siècles. Ces deux dernières ont été installées par des conquérants étrangers venus du Maroc (Hafsides) ou de Turquie (Husseinites). Elles se sont « tunisifiées » et dureront trois siècles et demi (Hafsides) et deux siècles et demi (Husseinites). La colonisation française n’a été qu’une brève période de l’histoire du pays, une transition qui a débouché sur la naissance de l’Etat tunisien républicain indépendant qui dure depuis 1956 et qui est appelé à durer des siècles comme ses prédécesseurs s’il parvient à évoluer et à s’adapter au fur et à mesure de l’évolution des besoins, des nécessités et aussi des esprits et des mœurs. La Révolution a mis en évidence la nécessité de cette évolution et de cette adaptation. La période de transition qui vient de se terminer a montré l’inefficacité de l’Etat et son incapacité à résoudre les problèmes les plus urgents, ce qui explique le désordre, l’anarchie et le terrorisme. Il est donc urgent et fondamental d’envisager sérieusement une réforme de l’Etat, qui sera certainement la réforme la plus urgente et la plus importante et dont dépendent les nombreuses autres réformes que nous avons énumérées dans le précédent numéro de Leaders d’avril 2015 et qui concernent l’éducation, l’entreprise, le secteur bancaire et financier et le développement régional.

Le contenu de la réforme

En quoi peut donc consister cette réforme de l’Etat ?

L’Etat tunisien, indépendant de 1956, s’est trouvé en charge d’un pays sous-peuplé(3 millions d’habitants), sous-développé, démuni, tout était « français » ou européen depuis l’école jusqu’à la banque, l’industrie, l’agriculture, etc. Il fallait tout organiser, créer des départements ministériels, des banques, dont notamment la Banque centrale, des entreprises-clés en matière d’énergie (Steg), d’eau (Sonede), de transport, etc. Ce qu’on appelle aujourd’hui la société civile n’existait pas. Au lycée de Sfax, à la classe de philosophie, nous étions quelques Tunisiens perdus dans une masse de Français de toutes origines. Nous serons des milliers, puis des millions rapidement. Bref, au lendemain de l’indépendance, l’Etat a été contraint de tout prendre en charge pour avancer. Ce qui fait qu’aujourd’hui, il s’occupe des secteurs dont il a l’exclusivité (les ministères de souveraineté : sécurité, défense, justice, diplomatie) ainsi que de ceux qui concernent les domaines économiques (investissement, production, exportation, importation) que des domaines techniques (transport terrestre, maritime et aérien). Il importe encore aujourd’hui le thé et le sucre et subventionne de nombreux produits de consommation. Il en résulte qu’il a été contraint d’établir une administration devenue pléthorique devant gérer aussi bien l’éducation et la santé que les phosphates et le transport en autobus. Cette administration va nécessiter des ressources et un lourd prélèvement fiscal largement fraudé.

La réforme de l’Etat devra comporter deux aspects différents.

Il s’agit en premier lieu de rétablir l’autorité, le prestige et la dignité de l’Etat en le déchargeant progressivement des tâches qu’il a été contraint d’exercer, faute de partenaire capable de les assumer. Il s’agit en second lieu d’associer la population à  la gestion des affaires publique. Aujourd’hui, tout un chacun attend tout de l’Etat, d’où le réflexe de réclamation et de revendication qui finit par devenir une seconde nature. La réforme de l’Etat doit par ailleurs associer la population à l’exercice du pouvoir sur le plan local et régional de manière à ce qu’elle se prenne en charge et décide dans les domaines concrets qui intéressent de plus près les citoyens qui ne doivent plus tout attendre de l’Etat.

Alléger les charges de l’Etat

L’Etat doit s’occuper principalement des tâches qui ne peuvent guère être déléguées comme celles qui concernent la sécurité et la défense du pays et celles relatives à deux autres domaines aussi importants : la justice, pilier de la civilisation, et les relations diplomatiques, secteur  important pour une «petite puissance» qui est une grande nation et qui doit pouvoir se servir de ses relations avec l’extérieur pour promouvoir son développement.

Or ces divers domaines, qui sont au cœur de la mission de l’Etat et le fondement de son existence, ont été négligés et n’ont pas bénéficié de l’attention nécessaire de la part des responsables de l’Etat. C’est ainsi qu’on découvre aujourd’hui que nous n’avons pas la sécurité et la défense nécessaires pour affronter les vagues d’instabilité, de violence et de terrorisme qui menacent le monde, la région et notre pays. C’est ainsi aussi que, guidés par des considérations inhérentes au régime dictatorial qui a précédé la révolution ou d’autres considérations idéologiques ou confessionnelles durant la Troïka, notre diplomatie a perdu de vue les intérêts du pays au profit d’intérêts partisans ou personnels. Ces responsables étaient encombrés par des tâches secondaires qui peuvent être accomplies par les acteurs de la société civile devenue aujourd’hui une réalité vivante et qui risque de s’étioler si elle n’est pas utilisée efficacement.

L’exemple du  transport

C’est ainsi par exemple que le secteur du transport peut être confié aux acteurs de la société civile tout en étant conçu en commun avec celle-ci et en étant contrôlé par l’Etat. On ne verra plus ainsi des autobus en mauvais état circuler dans les villes tunisiennes « bourrées » de passagers debout pour la plupart. J’ai vécu au gouvernement les « grèves » de ce secteur au début des années 1980 et j’ai constaté comment on embarquait des femmes dans des camions militaires surchargés. Il fallait laisser le secteur privé s’en occuper et il est certain qu’il aurait pu obtenir de meilleurs résultats. Etant lycéen du temps du Protectorat, je prenais un bus qui faisait la navette entre le centre-ville et notre domicile situé dans la banlieue, à 5 km du centre. Il y a donc de cela plus de 70 ans. Je me souviens très bien que personne ne pouvait et ne devait rester debout. Aujourd’hui, ceux obligés, hommes et femmes, jeunes et âgés, de rester debout sont plus nombreux que ceux ou celles restés assis. Une parenthèse pour mieux illustrer l’inefficacité de l’Etat dans de tels domaines.
Mais le seul allègement des charges de l’Etat ne suffit pas à lui seul pour le réformer de manière à ce qu’il puisse faire face à l’avenir de manière plus rationnelle et plus efficace.

Décentralisation et association

Il faut donc en plus associer la population et les citoyens à l’exercice de l’autorité publique et décentraliser le pouvoir, y associer les nationaux de manière à les responsabiliser. Il ne faut pas que la gestion du pays reste monopolisée par le pouvoir central. Ce monopole est de nature à fragiliser l’institution étatique, contrairement à ce qu’on peut penser a priori. Tout monopoliser, ce réflexe primaire, a pu être considéré comme un facteur de force et d’efficacité. C’est le contraire qui s’est produit. Responsable de tout, l’Etat finit par être accusé de tous les malheurs et son autorité ne peut que décliner. Si la population, les régions et les localités sont associées à la gestion de leurs propres affaires, on leur demandera des comptes et elles doivent répondre de leur gestion. Aujourd’hui elles ne font que réclamer sans pouvoir agir efficacement pour avancer et progresser. Le système en place est incohérent. On a des municipalités de diverses tailles dont les populations peuvent se compter par quelques milliers ou par centaines de milliers ou par millions et qui sont soumises au même statut : des compétences fort limitées et une tutelle rigoureuse de l’autorité régionale et centrale qui les étouffe. Les conseils des municipalités, malgré leur élection au suffrage universel, n’ont guère de pouvoirs autonomes.

Les grandes communes

Il s’agit d’instituer ce qu’on pourrait appeler les grandes communes et dont le territoire pourrait être le gouvernorat actuel. On aura ainsi 25 à 30 grandes communes, Tunis et Sfax pouvait comporter chacune 2 grandes communes. Ces grandes communes seront peuplées d’environ 200 à 500.000 habitants, ce qui constitue une dimension humaine pouvant se prêter à une vraie décentralisation et à l’institution d’un « gouvernement » local démocratique de nature à inciter les populations à s’intéresser à leurs propres affaires. Chaque grande commune en effet sera dotée d’un Conseil communal (municipal) dont les membres (60 à 120 par exemple) seront élus au suffrage universel et direct avec un scrutin uninominal à un seul tour à l’issue duquel sont élus les candidats ayant obtenu le plus de voix. Les candidatures peuvent émaner des partis politiques ou des personnes concernées elles-mêmes. C’est un scrutin simple, à l’anglaise, compréhensible et rapide et le candidat n’aura pas besoin de calculs compliqués pour savoir s’il est élu ou pas.

Le conseil de la grande commune élit un bureau et un président qui assurent une fonction permanente de gestion des affaires de la commune. Leurs pouvoirs seront réglementés par la constitution  ou une loi organique. Il s’agit surtout des affaires qui ont un lien particulier avec la commune et qui ne peuvent pas souffrir d’être gérées par le pouvoir central. Leurs ressources proviendront d’une fiscalité communale qui doit être mise en place et doit être composée principalement d’impôts indirects d’une perception plus « directe » et imposant moins de contrôle. Une étude de la répartition des ressources en conséquence doit être établie.

La grande commune sera donc l’organe de la diffusion de la démocratie et de la citoyenneté dans le pays, les élections nationales et le pouvoir central étant trop politiques et trop lointains pour provoquer un réel intérêt auprès des habitants de la commune. Ces derniers se sentiront ainsi plus concernés et les dirigeants des grandes communes se sentiront plus responsables directement devant leurs électeurs, n’ayant pas à subir la lourde tutelle du pouvoir régional (les gouverneurs) et central (le gouvernement et les ministres). Le pouvoir central aura à contrôler la régularité des élections et la légalité des décisions prises par le Conseil de la commune et les dirigeants de celle-ci. Il peut, dans des conditions à définir, dissoudre ces conseils au moyen d’une loi votée par le Parlement pour que la décision ne soit pas hâtive et improvisée.

Les régions

Le système de la grande commune constituera l’innovation la plus importante pour la réforme structurelle de l’Etat. Elle doit être appuyée par la création de régions qui grouperont 4 à 5 grandes communes et seront conçues de manière à réunir à la fois des communes de l’intérieur et d’autres situées sur le littoral(*) pour pouvoir devenir complémentaires. Les régions sont dirigées par un ministre, membre du gouvernement qui réside sur place et qui est chargé d’organiser la coordination entre les différentes communes de la région de manière à répondre aux besoins les plus légitimes et prendre les décisions qui concernent plus particulièrement le développement rationnel de l’ensemble de la région. Membre du gouvernement, il permettra ainsi au pouvoir central de suivre de manière positive l’évolution de la réforme des grandes communes et des régions.

Ces institutions des régions et la présence à leur tête d’un membre du gouvernement sont une garantie contre la dispersion des efforts et permettent d’éviter toute tentative d’isolation ou de séparation ou d’atteinte quelconque à la solidarité et à l’union nationale, tout en garantissant le développement d’une démocratie réelle à l’échelle des grandes communes.

C’est un équilibre entre la centralisation à outrance et la décentralisation sans limites qu’il importe d’atteindre en créant les 25 à 30 grandes communes et les 5 à 6 régions dans le pays. Il y aura décentralisation réelle à l’échelle des grandes communes et déconcentration à l’échelle des régions. Le pouvoir à l’échelle centrale s’attellera aux grands problèmes du pays, aux politiques générales à adopter dans les principaux domaines de la vie nationale tels l’éducation, l’économie, l’investissement, la création d’emplois, les finances intérieures et extérieures et la limitation sinon la suppression des déficits tout en suivant l’évolution de la réforme et son application.

Quelques remarques pour terminer

Ces réflexions sur la réforme de l’Etat sont conformes aux dispositions constitutionnelles. Elles les précisent pour les rendre applicables en les simplifiant : il y aura les communes et des régions, la dispersion communale actuelle (264 municipalités) nous a paru totalement inefficace comme constaté depuis l’indépendance.

La constitution méritait d’être précisée dans ce sens, ses rédacteurs ayant cité ce qui est possible, ne sachant pas ce que le législateur aura à décider. L’élection au suffrage universel des conseils des grandes communes est confirmée par la constitution. Nous précisons le mode de scrutin le plus approprié pour de telles élections. L’article 138 précise que le contrôle de ces conseils élus sera postérieur et ne paralysera pas l’action de telles institutions, le contrôle de la tutelle préalable ayant rendu l’action municipale peu efficace étant ainsi supprimé.

Il est évident qu’il faut un gouvernement efficace et décidé pour faire aboutir une telle réforme. Il faut espérer qu’il existera un et le plus tôt possible sera le mieux, pour ne pas stagner et régresser.n

M.M.

(*) On peut citer l’exemple de Bizerte associé à Béja, Le Kef et Jendouba.

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1 Commentaire
Les Commentaires
Mohamed Obey - 18-05-2015 10:30

Des réflexions très justes et applicables dans le contexte socio-économique tunisien. D'ailleurs, cette méthode contribuerait à la mise en action de ce que l'on appelle la "démocratie de proximité".

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