News - 06.09.2014

Crèches, jardins d'enfants et koutteb: La petite enfance livrée à la jungle

L’éprouvante mort, le 4 août dernier, du nourrisson Yazid. T. (7 mois), étouffé par son biberon forcé dans une garderie illégale, restera sur la conscience des coupables. Ce drame tire ainsi la sonnette d’alarme. Nichée sans la moindre enseigne en haut d’un immeuble du Centre Urbain Nord de Tunis, cet établissement  s’ajoute à des centaines d’autres dans le pays qui font fi de la loi et exercent sans le moindre respect de la réglementation en vigueur.

Plongés dans une profonde consternation, les Tunisiens découvrent encore plus l’anarchie dans le secteur. A qui la faute? Aux parents qui ne prennent aucune précaution? Aux pouvoirs publics qui ne fournissent pas un nombre raisonnable d’établissements de référence et n’assurent pas la supervision nécessaire? A la société civile qui ne se soucie pas suffisamment de la petite enfance? A tous qui oublient qu’un dollar bien investi en faveur des enfants rapportera à la communauté 17 dollars? Une grande problématique.

C’est la hantise pour les parents en cette rentrée! A qui confier ses enfants en bas âge? Comment payer les prix si forts réclamés et sont-ils pour autant justifiés? Il faut allonger pas moins de 100 D, 200 D et même 280 D de frais mensuels, sans compter les frais d’inscription, d’assurance, de fournitures scolaires obligatoires, et autres. Les papas se saignent pour payer et les mamans n’arrivent guère à se rassurer. Faute d’établissements publics en nombre suffisant, offrant garanties et réelle attention, c’est la loi du secteur privé, mais surtout de l’informel. D’excellents établissements privés se distinguent par des prestations de haute valeur, sans pour autant être les plus chers.

L’aménagement des lieux et la qualité de l’encadrement pédagogique sont remarquables. Mais, le secteur est squatté  par ces «établissements» anarchiques qui, depuis la révolution, poussent comme des champignons. Les uns sont mus par l’appât du gain, les autres par des motivations idéologiques.

Pas moins de 279 jardins d’enfants illégaux ont été identifiés, rien qu’en 2014. Un délai suffisant leur a été accordé pour qu’ils régularisent leur situation. Passé ce délai, 83 décisions de fermeture ont été prises par les gouverneurs dans les régions. Combien d’autres le méritent tant ils ne respectent ni les règles d’hygiène et de sécurité, ni les programmes pédagogiques. Il faut d’ailleurs s’estimer heureux de pouvoir trouver un jardin d’enfants et d’y obtenir l’inscription de sa progéniture, près du quart des secteurs du pays (imadats) en sont dépourvus. Encore de fortes inégalités déterminantes. Reportage au cœur de cette jungle.

La clarification est nécessaire: pas moins de cinq catégories d’établissements accueillent la petite enfance. On trouve en effet les crèches (de 0 à 3 ans), les jardins d’enfants (jusqu’à 6 ans), les classes préparatoires (5 ans), les garderies d’enfants et les koutteb. A partir de là, les interrogations sont nombreuses et les réponses édifiantes. Qui en assure la tutelle? Quelle en est la répartition entre public, privé et associatif? Quelle est la couverture nationale? Combien ça coûte?

Les chiffres parlent d’eux-mêmes: quatre enfants seulement sur dix fréquentent un établissement préscolaire. Où vont les 6 autres? Pourquoi en sont-ils privés? Ce taux varie en fait entre 6 enfants sur dix en milieu urbain et, tenez-vous bien, 1.7 en milieu rural. Pis encore, plus de 600 secteurs (imadats) sur les 2 080 que compte la Tunisie ne disposent d’aucune crèche, ni d’aucun jardin d’enfants, privés, publics ou associatifs. Une inégalité inacceptable.

Inégalités et peu d’éducateurs

Au total, nous comptons 7 440 établissements dont 4 005 jardins d’enfants, 2 055 classes préparatoires et 1 380 koutteb. Ils sont fréquentés par 256 309 enfants dont 70% en jardins, 18% en années préparatoires et 12% en koutteb. Si on regarde de près le réseau des jardins d’enfants, on relève qu’il est soumis au régime du cahier des charges, spécifiant nombre d’exigences, notamment l’existence d’une partie à l’air libre pour les jeux extérieurs. Il souffre cependant de la prédominance des établissements privés (3 600) par rapport aux établissements publics (70) appartenant essentiellement aux municipalités. Quant aux associations (OTE, Utss, etc.), elles détiennent 335 jardins. Ce fort déséquilibre, surtout pour ce qui est du secteur public, est pénalisant.

Fréquentés par 179 416 enfants, ces 4 005 jardins ne disposent en effectifs que de 11 055 personnes dont seulement 1 220 éducateurs spécialisés. Les autres se répartissent entre 4 223 personnes formées et surtout 5 612 personnes, soit près de la moitié, non formées. Cela en dit beaucoup. La régulation du secteur pour ce qui est de la qualité des lieux, prestations et contenus pédagogiques, mais aussi des prix, passe nécessairement par la réhabilitation des jardins d’enfants municipaux.

Un vrai marché parallèle

Ce n’est en fait que la partie apparente de l’iceberg. Le nombre d’établissements illégaux est impressionnant. On en trouve à chaque coin de rue, dans des garages, des habitations inachevées et autres. Pour contourner la loi, beaucoup se réfugient en effet derrière le statut d’association, croyant pouvoir échapper ainsi à l’impératif de signer un cahier des charges et de se conformer à ses dispositions. D’autres vous disent que c’est un lieu privé accueillant les enfants de parents et amis. La question de la tutelle est, elle aussi, importante. Les crèches et jardins relèvent du secrétariat d’Etat à la Femme et à la Famille, alors que les classes préparatoires sont sous la responsabilité du ministère de l’Education nationale. Quant aux koutteb, autorisés uniquement dans les mosquées—et c’est une précision importante—, ils sont du ressort du ministère des Affaires religieuses. Inutile de souligner les complications et le manque d’efficience que suscite cette multiplication d’autorités de tutelle.

La Kasbah a fini par réagir

La situation ne pouvait durer plus longtemps. Le gouvernement ne pouvait ignorer tant de dépassements et de flou. Quelques semaines seulement après sa nomination à la tête du secrétariat d’Etat à la Femme et à la Famille, Neila Ben Chaabane a pris le taureau par les cornes. Sans relâche, elle ira taper à la porte de ses collègues dans les ministères concernés, réunir les staffs respectifs et convenir d’un mode opératoire. Elle en était tellement convaincue qu’elle ralliera immédiatement à la cause Mehdi Jomaa. C’est ainsi qu’une circulaire du chef du gouvernement, datée du 14 avril 2014, remet les pendules à l’heure : demander aux illégaux de régulariser leur statut, sinon les fermer. Pour l’exécution de la fermeture, les gouverneurs pourront faire appel à la force publique. Aussi, les associations ne sont pas exemptées des cahiers des charges et autres autorisations exigées. Celles qui ne s’y conforment pas s’exposent à la dissolution pure et simple.


Jardins d’enfants Classes préparatoires Koutteb Total
Etablissements 4 005 2 055 1 380 7 440
Enfants 179 425 45 351 31 533 256 309

Jardins d'enfants

   Publics  Privés  Associatifs Total
Etablissements  70  3 600  335  4 005
 Enfants   166 578  12 847 179 425

Classes préparatoires

   Publics  Privés Associatifs Total
Etablissements  2 055  2 622  -  4 677
 Enfants  45 351  48 054  -  93 405

Maltraitance et abus: éviter le pire

La fermeté des pouvoirs publics, qui a bien tardé, est largement justifiée. Demandez aux parents d’enfants de vous raconter leur calvaire. Enfants maltraités, mal nourris, soumis à des punitions traumatisantes, abandonnés à eux-mêmes ou livrés à de simples ouvrières sans la moindre formation au lieu d’éducateurs spécialisés ! Les récits sont hallucinants. Sans parler de la médiocrité sidérante du contenu éducatif. Qui n’a pas eu à en souffrir?
Il y a pire. Les abus que beaucoup taisent et surtout l’endoctrinement religieux. Au nom de l’éducation islamique que beaucoup de parents cherchent à inculquer à leur progéniture, certains établissements, pour la plupart illégaux, ne se privent pas de fantasmer. Hijab pour les filles (de 3 ans) et séparation des garçons, bourrage de crâne avec des histoires effarantes sur l’infériorité de la femme par rapport à l’homme, les souffrances de la tombe et de l’enfer, le péché généralisé, la culpabilisation totale…

Pénurie d’inspecteurs et d’encadreurs

Pour superviser les 4 005 jardins d’enfants légaux, le secrétariat d’Etat à la Femme et la Famille ne dispose que de 35 inspecteurs et 159 agents chargés de l’orientation, notamment pédagogique. A eux seuls, suffisent-ils pour visiter, au moins une fois par an—alors qu’ils sont censés le faire deux ou trois fois— chaque jardin d’enfants et lui consacrer le temps nécessaire ? D’ailleurs, disposent-ils des moyens de transport nécessaires?

Si les portes sont ouvertes aux inspecteurs et agents d’orientation dans les établissements légaux, elles se ferment devant eux dans les autres. «C’est un espace privé, leur rétorque-t-on. Présentez un ordre de perquisition émanant de la justice!» Derrière la porte, on entend parfois des enfants pleurer, mais rien à faire, les inspecteurs sont démunis. Recours alors aux délégués régionaux à la protection de l’enfance, dûment habilités par la loi pour intervenir dans pareilles situations. Ils sont cependant tenus d’obtenir au préalable l’accord de la justice. La première question que leur posera le juge sera de fournir des éléments probants quant à la présomption d’abus nécessitant l’intervention. Ce qui est difficile à produire. Sans baisser les bras, les délégués et les inspecteurs essayent toujours d’agir dans le respect des formalités.
Un dossier à traiter avec beaucoup d’attention et en urgence.

T.H.

Jardins d'enfants: Comment sauver la petite enfance?



 

Tags : Tunisie  
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