Opinions - 17.02.2013

Refonder le modèle de développement ?

Nous avons pris l’habitude, depuis deux ans, d’une dénonciation permanente et béate du schéma de développement actuel, qui s’inscrit dans la continuité de ce que la Tunisie a connu au cours de la dernière décennie, sans que des propositions concrètes et précises n’aient été faites par ces mêmes détracteurs.

D’abord le constat, la Tunisie a fait de la croissance, mais pas de développement

La Tunisie a été présentée pendant longtemps comme un champion régional, à l’échelle du continent africain. Les organisations multilatérales de financement du développement: Banque mondiale, Fonds monétaire international, Banque européenne d’investissement étaient toutes unanimes pour saluer les performances de la Tunisie en termes de croissance mais aussi en termes de tenue des grands équilibres macroéconomiques et de données socioéconomiques. La bonne résilience du pays était également saluée comme un signe de diversification de son économie et de sa capacité à résister aux soubresauts des crises économiques et financières internationales. Les classements du World Economic Forum, de Heritage Foundation, de Doing Business, gratifiaient la Tunisie de classements enviables, laissant dire à certains de ses dirigeants de l’époque que la Tunisie respectait bien mieux que beaucoup de pays européens les critères de convergence économique de Maastricht.

Quand bien même les chiffres seraient en partie manipulés, le recueil des données biaisé et certaines analyses complaisantes, il n’en demeure pas moins que la Tunisie a connu sur une longue période une croissance soutenue, enviable et sans grands à-coups.

Là où le bât a blessé et la blessure a fini par être profonde et insupportable, c’est que la croissance, même soutenue, n’a pas généré le développement. La Tunisie a manqué, depuis au moins quinze ans, de solidarité, d’inclusion, d’ouverture, d’efficacité et de réformes. Son modèle de développement s’était essoufflé, n’arrivant plus à créer suffisamment d’emplois pour endiguer l’accroissement endémique du chômage et encore moins pour le faire reculer. Les disparités sociales et régionales se sont élargies. Le chômage des diplômés de l’enseignement supérieur s’est installé comme une fatalité inéluctable, générant la révolte et le désespoir. Le marché intérieur a été géré à la manière d’un parrain distribuant les rentes et les privilèges. Les coûts d’accès au marché sont devenus prohibitifs. La gestion bureaucratique et l’assujettissement d’une partie de l’appareil administratif au service d’un clan et de ses proches ont fait le reste.

Voilà le constat ! Partant de là, il est affligeant que le souci des autorités, aujourd’hui, soit de retrouver la croissance et non de rénover le schéma de développement et de le réinventer. Il est quand même étonnant que l’ambition de nos gouvernants soit, plus de deux ans après la Révolution, de faire seulement aussi bien que le régime déchu!

Les leçons : quelles caractéristiques pour le nouveau modèle de développement ?

De ce constat des faiblesses du passé, il nous revient aujourd’hui de nous inspirer pour inventer le nouveau modèle. Quelles doivent en être les principales caractéristiques et quelles sont les modalités pour y parvenir ? L’association Action et Développement Solidaire, que j’ai fondée en mars 2011 et que je préside, s’était attelée à une telle tâche en y associant de multiples représentants de la société tunisienne, dans sa diversité régionale, culturelle, sociale et économique. Elle a établi un bilan global et sectoriel des réalisations passées avec leur portée et leurs limites, leurs avancées et leurs insuffisances. Le nouveau modèle devra être inclusif, social et solidaire, riche en emplois, durable, ouvert, performant et respectueux des principes de la bonne gouvernance.

Inclusif:
l’ensemble de la population devra être partie prenante dans l’identification des besoins, des projets et des modalités de leur mise en œuvre. Le sens de la responsabilité devra être inculqué et développé à tous les niveaux : national, régional et local, politique, social et économique. Les décisions se répercutant sur le quotidien des populations ne pourront plus être prises ni du haut vers le bas, ni du centre vers la périphérie. Nous avons besoin d’édifier une nouvelle société plus impliquée, plus responsable et plus solidaire, avec des mécanismes de contre- pouvoirs et d’arbitrage forts, privilégiant systématiquement l’intérêt général aux intérêts particuliers. Chacun devra bénéficier des fruits de la croissance. Une attention particulière et permanente devra être portée aux modalités de répartition, la nécessaire redistribution de manière à ne laisser personne sur le bord de la route, sans pour autant verser dans la confiscation et le nivellement par le bas.

Social et solidaire: La révolution a mis au jour d’immenses déficits en termes de solidarité sociale, régionale et intergénérationnelle. La Tunisie a évolué sur les vingt dernières années. La solidarité traditionnelle, construite autour de la famille élargie, a volé en éclats, sans que la société n’ait mis en place de nouvelles formes de solidarité moderne. La gestion administrative, autoritaire, non concertée et inefficiente des Caisses de sécurité sociale et de prévoyance a dilapidé les trésors de guerre d’une période où la démographie permettait à ces organismes d’être excédentaires. Le libéralisme effréné a fortement déséquilibré la compétitivité relative des territoires, approfondissant les déséquilibres régionaux et livrant les populations des régions intérieures à un sort peu enviable. Les inégalités, en termes de patrimoine, de revenus ou de consommation, se sont largement creusées, s’étalant de manière ostentatoire et insolente. Il est fondamental aujourd’hui, dans un effort de mobilisation de la collectivité tout entière et d’atténuation des risques de dissension, de retrouver les modalités d’un développement social et solidaire.

Riche en emplois: Le défi majeur que doit affronter la Tunisie aujourd’hui est celui de donner à chacun de ses enfants la possibilité pour accéder à un emploi digne, en rapport avec ses capacités et en ligne avec ses aspirations. L’emploi n’est pas uniquement la voie pour accéder à un travail ou une source de revenus. Il est d’abord le vecteur de la socialisation et de la citoyenneté.

Le chômage, massif, frappant fortement les régions intérieures, les femmes, les jeunes et les diplômés de l’enseignement supérieur, a généré la révolte et instillé le désespoir. Il a nourri les chimères de l’émigration clandestine. Il a favorisé la consommation de  drogue et a fortement contribué à la dislocation du lien social. Le modèle de développement dont nous héritons est une chronique annoncée de l’explosion du chômage et de ses effets pervers. Les études disponibles sont unanimes. Ce modèle a une limite tendancielle de croissance de 5% l’an. Un point de croissance génère en Tunisie
15 000 emplois par an. Le modèle ne pourrait créer au mieux que 75 000 emplois par an, à un moment où la demande additionnelle d’emplois est de 90.000 par an. Il est donc inscrit dans le modèle que le chômage augmentera inéluctablement au mieux de 15 000 par an, jusqu’à ce que le vieillissement de la population et le retournement de la démographie viennent soulager à terme ces tendances!

Pire encore, nous «produisons» annuellement 80.000 diplômés de l’enseignement supérieur, alors que la structure actuelle de notre économie présente un taux d’encadrement de moins de 10%, soit 7 500 emplois cadres par an. Nous programmons donc que sur les 75 000 nouveaux emplois créés annuellement,
67 500 ne correspondent pas à la qualification de leurs titulaires, générant insatisfaction, révolte et refus de travail.

Non seulement, nous devons créer plus d’emplois, mais des emplois en rapport avec les diplômes généreusement distribués. Nous devons impérativement migrer d’une économie de sous-traitance à une économie d’innovation et de plus grande valeur ajoutée. Nos entreprises doivent être incitées et aidées à monter en gamme, à intégrer plus de valeur, à être plus ouvertes et plus compétitives.

Durable: Depuis longtemps, nous faisons un usage peu respectueux, pour les générations futures, des ressources rares et précieuses dont nous disposons, qu’elles se nomment  eau, terre, littoral, faune ou flore. Les exemples abondent de littoral emporté par les courants, faute de respect des normes d’aménagement du territoire, mais aussi d’avancées spectaculaires du désert, installant le désarroi et condamnant les populations à l’exode.

La Tunisie perd annuellement 25 000 hectares de terres agricoles, sous l’effet de l’avancée de la désertification et des activités humaines, notamment l’urbanisation. En 25 ans, cela représente l’équivalent de la surface du Cap Bon !

La Tunisie est un pays semi-aride, avec moins de 400 m3 d’eau par habitant et par an, émargeant ainsi sur la catégorie des pays classés sous stress hydrique. Le principal consommateur d’eau est le secteur agricole, avec ses méthodes d’irrigation obsolètes, qui prélève 80% de la ressource, alors qu’il ne contribue qu’à hauteur de 12% du Produit intérieur brut. Nous devons nous rappeler la parole divine : «Nous avons fait de l’eau toute chose vivante» (Sourate les Prophètes, verset 30), et tout mettre en œuvre pour préserver cette ressource rare et précieuse. Le changement climatique fait peser sur la Tunisie, à un horizon relativement proche, d’immenses menaces, allant de l’inondation de plusieurs de ses agglomérations littorales et insulaires à l’inadéquation annoncée de ses variétés culturales.

Il est urgent dans ces conditions que nous prenions la mesure des défis qui nous attendent, que nous cessions d’opposer développement et protection de l’environnement et que nous anticipions sur les évolutions à venir. À défaut, nous léguerions aux générations futures un pays délabré, sans vie et sans espoir.

Ouvert et performant : La Tunisie est engagée dans la mondialisation. À la fois, l’histoire et la géographie nous commandent un tel choix. Nos traditions d’ouverture et d’échange, notre héritage culturel méditerranéen partagé, la structure de nos échanges économiques, de nos flux touristiques, de nos investissements extérieurs, mais aussi les pays d’établissement de notre diaspora sont autant de facteurs qui font que notre recherche d’une plus grande insertion dans l’espace maghrébin et euroméditerranéen soit un choix inéluctable. Cette insertion ne sera toutefois possible et soutenable que par la performance de nos entreprises et de nos créateurs, leur capacité à innover, à exceller et ne pas se retrouver dans la posture du consommateur systématique.

Cela passera notamment par une réelle appropriation de l’économie du savoir, de la recherche constante d’une plus grande valeur ajoutée, de l’internationalisation de nos entreprises, de la rénovation de notre système d’éducation et de formation et sa mise aux standards internationaux, de la généralisation de la culture de l’innovation et de l’entrepreneuriat et de la mise de l’entreprise innovante, transparente, citoyenne et responsable au cœur du processus de développement, de création de richesses et d’emplois.

Gouvernance:
Les dérapages qu’a connus la Tunisie sur les vingt dernières années du régime déchu étaient essentiellement dus à l’absence d’un référentiel de valeurs s’imposant à tous et de contre-pouvoirs forts et indépendants. Cela était vrai du champ politique, avec l’absence de démocratie réelle, l’absence de respect des libertés fondamentales et des droits de l’Homme, l’assujettissement de l’État au service d’une famille et d’un clan. Cela l’était également pour le champ économique, avec la généralisation de la prédation et de la confiscation, l’absence entretenue de règles du jeu transparentes, préalablement connues, stables et s’imposant à tous et l’instauration d’un régime fondé sur la rente, le privilège et la proximité du pouvoir. Cela l’était enfin pour la sphère administrative, avec la censure des statistiques, la mise de la justice sous tutelle, le détournement systématique des textes et des procédures, tout cela, dans un apparent respect du formalisme et avec la complicité de hauts commis de l’État.

La démocratie réelle ne s’ancrera en Tunisie et ne s’érigera en muraille contre la corruption et les mauvaises pratiques de tous ordres qu’à travers un souci permanent de transparence, de bonne gouvernance et d’indépendance des organes de régulation et des contre-pouvoirs. Cela passera d’abord par la compréhension des mécanismes qui avaient fait que cela fut possible du temps du régime déchu. C’est là la véritable mission d’une justice transitionnelle qui ne se limiterait ni à être vengeresse, ni à être transactionnelle, mais qui permettrait de tirer les leçons pour un avenir meilleur.

La voie vers une Tunisie meilleure: comment y parvenir?

Telles devraient être, à mon sens, les caractéristiques du nouveau modèle de développement. Plusieurs de ces idées, mises dans le domaine public par ADS, à travers notamment l’ouvrage : Ensemble, Construisons la Tunisie de demain : modernité, solidarité et performance, ont été depuis reprises par les discours des uns ou des autres.

Personnellement, je m’en suis toujours réjoui. Mais l’exercice ne peut en aucun cas s’arrêter là. Les mots ne font pas la réalité. Ils ont besoin d’être traduits dans les programmes, dans les projets précis et dans les actions. Et pour que cela soit possible, il faut de la conviction, de la durée et une très forte association des populations.

Restaurer l’ordre juste, le respect des institutions et la confiance :Rien ne se fera sans le retour de la confiance et l’adhésion de tous à cette grande « Maison Tunisie » qui nous tient tous à cœur. Cela passera nécessairement par la restauration de la sécurité et l’engagement à condamner explicitement et à bannir les actes de violence qui prolifèrent sous couvert de la protection de la révolution. Les conséquences des multiples dérapages actuels sur la confiance et le moral des populations sont désastreuses. Il n’y aura ni adoption d’une nouvelle constitution, ni construction d’une deuxième République, ni réforme territoriale, ni redéfinition du découpage administratif sans une forte volonté de consensus qui restaure ce puissant sentiment d’appartenance collective, de solidarité nationale et de cohésion sociale. Un référentiel de valeurs doit nous unir, sur la base de notre identité, mais aussi de notre adhésion aux valeurs universelles. Cela passera par l’adoption d’une feuille de route politique crédible et consensuelle, qui montre la voie et fixe les échéances. Nous n’avons que trop tardé à le faire.

Donner des raisons d’espérer aux populations: Les vraies réformes porteuses de lendemains meilleurs mettront inéluctablement du temps à générer les fruits de leurs promesses. Les populations déshéritées n’attendront en aucun cas encore plus. Elles ont déjà attendu trop longtemps. Leurs exigences étaient déjà légitimes au lendemain de la Révolution.

Elles ne souffrent plus aujourd’hui la moindre attente. Les évènements récurrents de Siliana, de Sidi Bouzid, de Gafsa et d’ailleurs traduisent cette profonde exaspération, née du sentiment insupportable d’abandon, de leurre et de désintérêt. De multiples actions doivent et peuvent être menées immédiatement. Elles auraient l’avantage de redonner de l’espoir à tous, de mobiliser la société dans sa globalité pour affronter les défis à venir. Les actions à engager doivent concerner l’emploi des diplômés de l’enseignement supérieur au chômage, la situation économique et sociale dans les régions déshéritées, les populations pauvres et vulnérables. De ces actions, nous avons longuement parlé dans notre ouvrage mentionné plus haut. Elles demeurent toutes d’actualité, de la création de 500 cyberbases à travers le pays, employant 10 000 diplômés de l’enseignement supérieur et donnant à chaque Tunisien un passeport vers la modernité, au tutorat scolaire en milieu défavorisé, créant là aussi

10 000 autres postes, aux fonds d’investissement adossés à des incubateurs pour réamorcer la création d’entreprises, notamment dans les régions, aux actions de recyclage et de formation qualifiante additionnelle à l’adresse d’une partie des diplômés actuels pour répondre à la demande du marché de l’emploi, notamment dans les technologies de l’information, aux travaux d’intérêt collectif ou à la création de dix institutions de microfinance en Partenariat public-privé. Voilà quelques pistes et l’imagination au service de la collectivité ne manque pas.

Engager les réformes à bras-le-corps: D’innombrables réformes doivent être engagées pour projeter la société tunisienne dans la modernité et l’engager vers l’ouverture, donner à son économie les ingrédients de la compétitivité et favoriser ainsi la relance sur des bases saines, créatrices de plus d’emplois et de plus de valeur. Au lieu de s’engager dans cette voie, certes complexe, le gouvernement actuel a préféré privilégier le court terme sur le long terme, recruter à tour de bras, sans que cela ne corresponde à des besoins réels et compliquer ainsi encore plus la nécessaire réforme de l’administration et sa conversion aux standards internationaux de performance et de responsabilité. Seules des réformes structurelles et profondes seront en mesure de mettre en place un modèle plus compétitif. Elles concerneront l’administration qui devra être allégée en nombre, renforcée en capacités et rapprochée du citoyen, mise à son service et à celui de l’entreprise. Les réformes concerneront également les secteurs de la santé pour en améliorer la performance, avec des réponses plus adaptées aux besoins des populations, mettant le patient au centre de ses préoccupations. L’hôpital public devra être réhabilité dans sa double fonction de soins mais aussi d’enseignement et de recherche. Une attention particulière devra être portée aux cliniques privées pour en améliorer les capacités de réponse, aux côtés des structures publiques, à la demande nationale mais également à l’exportation de services de santé, dans des conditions médicales irréprochables et économiques compétitives. Les réformes devront porter aussi sur la situation de la Caisse générale de compensation, pour en évaluer l’efficience, la pertinence de ses interventions et identifier les modalités d’allègement de ses charges, sans pour autant en faire supporter le coût aux populations pauvres et vulnérables. Les régimes de prévoyance et de sécurité sociale devront aussi être réformés pour une meilleure pérennisation. Une rationalisation de leurs interventions devra être identifiée, mais aussi des modalités complémentaires de couverture, identifiées, au bénéfice de leurs adhérents.

Engager une grande réforme du système d’éducation et de formation professionnelle

L’enseignement est un actif majeur de la Tunisie. Il est important que toute réforme qui le concerne soit tenue à l’écart des approches dogmatiques ou idéologiques. Seuls la performance, l’accès au savoir universel et aux meilleurs standards internationaux doivent motiver une telle démarche.  Les réformes doivent avoir pour objectifs de remplacer la mémorisation par le raisonnement, privilégier les méthodes aux contenus, insuffler la culture de l’innovation et de l’entrepreneuriat et engager les étudiants sur la voie de l’ouverture à l’enseignement des langues, des humanités et plus généralement favoriser leur épanouissement et les préparer à être les futurs citoyens d’un monde qui se contracte et se complexifie.

Instaurer le dialogue et la participation des populations en méthode de gouvernement

Le mode de gouvernement des affaires publiques devra être réinventé. Il devra être fait de proximité, d’association, de concertation et d’échanges. Les populations, à tous les niveaux, dans leur quartier, leur ville, les étudiants dans leur université, le personnel dans son usine, doivent être systématiquement associés à la définition de leur devenir. Nos gouvernants devront faire preuve de beaucoup plus d’humilité et de redevabilité. C’est à une véritable révolution culturelle que cela appelle. Les gouvernants se mettent au service de la collectivité. Leur rôle est d’impulser, de coordonner, d’arbitrer, de veiller à la mise en œuvre et de rendre compte et en aucun cas d’imposer et encore moins de se servir.

Instaurer plus de justice sociale et de solidarité nationale: Toute la difficulté sur la période à venir sera de faire en sorte que le développement soit plus juste, sans tomber pour autant dans l’égalitarisme et le nivellement par le bas. Il est nécessaire de s’attaquer à toutes les discriminations, tout en ayant en vue que cela relève de la stricte intervention des pouvoirs publics et ne peut en aucun cas être laissé à l’initiative du marché. Cela passera par le désenclavement des régions intérieures et le lancement d’un large programme d’infrastructures interconnectant les régions entre elles, mais aussi le pays à son environnement proche. La Tunisie est un petit pays pour y prévoir de multiples pôles de développement ou des infrastructures de transport qui ne débouchent sur rien. Il faudra notamment éviter le syndrome des autoroutes, des lignes de chemin de fer ou de celles de transport électrique qui s’arrêtent au milieu de nulle part. Nos infrastructures doivent être pensées et interconnectées à celles de nos voisins algérien, libyen, italien... Elles doivent favoriser l’insertion de la Tunisie dans des espaces économiques plus larges, faute de quoi, elles accélèreraient l’exode rural et la désertification des territoires.

La lutte contre les discriminations est aussi culturelle et sociétale. Elle doit participer à la sauvegarde et à l’amélioration du statut de la Femme, de l’Enfant et de la Famille. Des mécanismes particuliers d’appui et de suivi des jeunes à la recherche de leur premier emploi, des candidats à l’entrepreneuriat pour les accompagner dans ce parcours du combattant et leur donner leur première chance. La fiscalité pourra jouer un rôle majeur dans une telle démarche. Elle pourra et devra être mobilisée de manière différenciée au profit des régions et de certaines catégories vulnérables pour plus de solidarité et de cohésion sociale.

Engager une déconcentration ambitieuse et une décentralisation d’envergure: Plus aucun schéma de développement, plus aucun plan ne pourra plus être établi au départ de Tunis et être imposé aux régions. La Tunisie a fait preuve d’un niveau de conscience politique tel que le devenir des populations est aujourd’hui la préoccupation de chacun. L’adage arabe : «Les habitants de La Mecque sont mieux à même de connaître ses méandres » est plus que jamais d’application. Il en sera de même dans les villes et villages de la Tunisie, dans les entreprises, dans les quartiers. Les populations doivent être associées à la réflexion, à l’identification de leurs besoins et aux modalités de leur prise en charge et de leur mise en œuvre. Elles recèlent des trésors de connaissance et d’ingéniosité. C’est une nouvelle culture qui doit s’instaurer, faite de participation, d’échange, d’information, de transparence et d’humilité de nos gouvernants. Une déconcentration ambitieuse doit être engagée sur la base des principes de subsidiarité, de proximité et d’efficacité. L’appareil d’État doit être redéployé, avec ses moyens humains et financiers pour rapprocher des populations tous les services qui gagneraient en efficacité dans la proximité. Cette déconcentration est un préalable à une véritable décentralisation politique, où les pouvoirs régionaux et locaux seraient systématiquement élus et dotés des pouvoirs de gestion correspondants. Le débat actuel sur la Constitution devrait traiter de ces questions majeures, en auditionnant notamment les représentants régionaux mais aussi ceux des services de planification et de gestion centralisés et enfin passer en revue les multiples expériences étrangères menées en la matière.

Promouvoir l’économie sociale et solidaire:
Les problèmes multiples et variés auxquels se trouve confrontée la Tunisie d’aujourd’hui, notamment le chômage massif, le déséquilibre régional, l’insuffisance qualitative et quantitative de l’offre dans les services de santé, d’éducation ou de formation professionnelle, ne trouveront pas leurs solutions dans des approches traditionnelles, entre les interventions du secteur public et celle du secteur privé. Le secteur public est confronté à des défis majeurs. Il est pris en tenailles entre des besoins grandissants, trop longtemps insatisfaits, à l’image des transports collectifs déficients, d’une éducation dont le niveau se dégrade et dont les produits sont en décalage avec les besoins de l’économie, et des possibilités qui se réduisent déjà, malgré des déficits budgétaires grandissants. Le secteur privé, naturellement mû par la loi du profit, n’ira pas investir dans les activités de faible rentabilité.

Des relais à l’intérieur même de la société doivent être favorisés, à l’effet de faire éclore et prendre en charge certains besoins nécessaires, mais insatisfaits, des populations par elles-mêmes. À cet effet, le statut des associations doit être revu, pour leur donner plus de souplesse dans le recrutement, la gestion et le financement. Les statuts des mutuelles et des coopératives doivent être dépoussiérés. Des incitations fiscales doivent être identifiées pour favoriser ce type d’organisations non lucratives, solidaires au service de leurs membres. Les expériences étrangères montrent qu’il y a là des gisements considérables de création d’emplois et de valeur.

Des travaux d’intérêt général, identifiés en concertation avec les populations et destinés à améliorer leur cadre de vie, tels que les travaux de lutte contre la désertification, la construction de trottoirs dans les villes, la réhabilitation de certains équipements publics ou encore la création et l’entretien d’espaces verts sont autant de chantiers que les associations pourraient prendre en charge, de manière rémunérée, cela s’entend, pour le compte de l’État ou des collectivités locales, dans une relation de maîtrise d’ouvrage déléguée, avec bien plus d’efficacité et de performance.

Moderniser l’économie et mettre l’entreprise privée et citoyenne au cœur du processus de développement: La modernisation de l’économie est de loin le chantier le plus urgent et le plus attendu, car il dépendra de sa réussite que la Tunisie soit capable de générer plus d’investissements locaux et étrangers, de créer plus d’emplois, de produire plus de biens et de services, plus compétitifs et à plus haute valeur ajoutée, d’exporter et d’assurer les conditions d’une meilleure redistribution, au profit de tous.

Ces réformes doivent concerner le secteur bancaire pour le sortir de sa protection et de sa léthargie, y troquer la culture du risque contre celle des garanties, lui faire adopter les meilleures pratiques internationales, lui faire acquérir une taille et des capacités autrement plus importantes que celles qui le caractérisent aujourd’hui encore. La fiscalité doit être refondue, comme un instrument au service du projet de société. Le Tunisien doit être réconcilié avec l’impôt qui devra être plus juste et plus équitable. La fraude fiscale devra être traquée et l’assiette élargie. Toutes les catégories socioéconomiques devront contribuer à l’effort national de manière responsable. Le régime forfaitaire doit être éliminé. En contrepartie de cette mobilisation générale, le poids de la fiscalité devra être allégé et les contribuables traditionnels, salariés et entreprises transparentes devront en bénéficier. L’initiative privée doit être largement soutenue et encouragée. Les énergies devront être libérées par une stricte limitation des champs économiques soumis à autorisation. Les situations de rente, de privilège et de proximité du pouvoir devront être traquées et ouvertes à la concurrence sur la base de cahiers des charges clairs et transparents. Les partenariats public-privé doivent être encouragés, de manière transparente, avec une juste répartition des risques.

Une expertise internationale devra être mobilisée pour définir au cas par cas cette juste répartition, car l’administration reste profondément hostile à une plus grande participation du secteur privé dans les domaines historiquement monopoles d’État. En règle générale, l’entreprise privée compétitive, innovante et performante, citoyenne et responsable, respectant ses obligations sociales et fiscales, transparente et si possible cotée en partie en Bourse, devra être au cœur des préoccupations des politiques publiques, car c’est largement sur les épaules de telles entreprises que pèsera le poids de la création d’emplois, de l’effort de production et d’exportation.

Approfondissement de nos relations avec le Maghreb, l’Afrique et l’Europe:
La Tunisie a une grande tradition en matière de relations extérieures. Elle se doit de continuer à les approfondir et améliorer les conditions de son insertion dans un espace économique, mais aussi culturel plus large. L’accès récent de la Tunisie au statut de partenaire privilégié avec l’Union européenne est à la fois une chance et un défi. L’accord d’association et de partenariat, signé en 1995 entre la Tunisie et l’Union européenne, avait imposé à la Tunisie de lever toute protection douanière sur les importations industrielles. Il l’avait alors amenée à mettre en œuvre une politique industrielle de mise à niveau et de compétitivité de son secteur industriel. Aujourd’hui, nous devrions nous saisir du statut de partenaire privilégié pour nous imposer à nous-mêmes, volontairement et sans contrainte extérieure, la convergence législative et normative avec l’espace européen. Telle a été depuis plusieurs années la voie empruntée par la Turquie et tel pourrait être notre passeport vers la modernité.

Voilà esquissés les contours du nouveau modèle de développement que tous les Tunisiens appellent de leurs vœux et pour lequel nous devons mobiliser tous nos enfants, sans exception, en Tunisie et ailleurs, dans le respect de leurs diversités culturelles, sociales, politiques et de liberté de culte. L’exercice est certes complexe, mais c’est à ce prix que la Tunisie saura reconnaître la valeur de chacun, respecter l’égalité entre les genres, engager la responsabilité de tous, au développement d’un avenir commun, empreint de justice et de liberté. C’est également à ce prix que la Tunisie saura donner à chacun les conditions de son épanouissement et la possibilité d’accéder à un emploi en ligne avec ses aspirations et en adéquation avec ses capacités.

R.M.
(*) Président-Fondateur
d’Action et Développement Solidaire

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