Opinions - 14.01.2013

Pour un système politique bipolaire

Afin de préparer les prochaines élections,  le Parti Ennahdha a déjà précisé son objectif et établi les moyens pour l’atteindre. Il  vise à  gagner largement les élections et à s’installer durablement dans le  pouvoir ; et il a réuni la plupart  des conditions nécessaires pour y parvenir. Déjà, il a pu facilement remporter les élections du 23 octobre 2011 en adoptant un langage populiste,  en se plaçant en tant que défenseur  de la religion, et en se servant  d’une manne financière dont les origines sont opaques. Il s’est présenté de  plus aux électeurs en tant que victime de l’ancien régime, et en même temps entant que groupement  dynamique, réunissant autour de lui tous les salafistes de Tunisie, alors qu’en face s’agite  une multitude de formations politiques plus ou moins consistantes.

Pour affronter la prochaine campagne électorale,  le mouvement islamiste  compte ajouter aux moyens dont il a déjà disposé, de nouveaux atouts : sa conquête des  mosquées,  sa mainmise sur le gouvernement, les entreprises publiques et les administrations régionales  et locales, ainsi que sur l’Assemblée Nationale Constituante,  pour faire passer des lois barrant la route à ses adversaires les plus dangereux,  et faire adopter une Constitution qui n’entrave pas ses  desseins. Et à chaque fois qu’il le désire, il lance contre ses rivaux des troupes de violents mercenaires, constituées sous l’appellation de « défenseurs de la révolution ». Il cherche en plus à briser le camp civil en mettant sous sa coupe des groupuscules d’opportunistes et de ceux dont la principale raison d’être est  d’arriver à prendre leur revanche sur ce qu’ils appellent sans pudeur  « les 60 années de ruines  qu’a connues la Tunisie».

Face à « Ennahdha » , les démocrates et modernistes semblent naviguer à vue. Après la déroute du 23 octobre, ils ont pris conscience que leur éparpillement est suicidaire.  Mais ils ne sont pas parvenus à s’entendre sur la démarche conduisant à la réduction du nombre de leurs formations politiques d’une manière significative. Certains parmi eux jugent qu’il est nécessaire de rassembler tous les démocrates modernistes en un bloc aussi puissant qu’Ennahdha, permettant l’émergence de deux forces assez équilibrées, et ouvrant la voie à l’alternance démocratique.  Ils appellent soit à la fusion de tous les partis civils en un seul, soit à l’alliance de ces partis pour constituer un front unique.

D’autres disent qu’une telle solution ne prend pas en compte l’existence dans le camp démocrate de deux courants opposés, le libéral et le socialiste, et qu’elle est en plus dangereuse, car elle conduit à un système politique bipolaire, mettant face à face Ennahdha  et un seul parti, et risquant de diviser les Tunisiens en deux camps fortement antagonistes.

Il semble que les partisans d’un système multipolaire ne se rendent pas compte que, dans les conditions actuelles, il conduit immanquablement à un système monopolaire. Il donnera naissance à une Assemblée avec un Parti majoritaire, et plusieurs autres partis de moindre importance. Ce serait alors le glissement vers un régime dictatorial, plus dangereux que celui de Ben Ali, car le Parti dominant serait islamique.

Remarquons aussi que la division existe déjà dans le milieu des élites. Cheikh Ghannouchi  l’affirme en disant qu’en Tunisie il y a le camp des islamistes et le camp des modernistes. (al-ilmânyine). Le conflit entre eux est donc là. Il est plus profond que celui qui prend l’aspect d’une lutte de classes. Le premier a pour origine l’esprit, la foi. Le second s’appuie sur des considérations matérielles, même s’il se réfère  à une valeur, la justice sociale. Il est en plus limité  par le fait que la marge de manœuvre d’une politique économique est très étroite en Tunisie où, en fin de compte, on peut arriver à des compromis entre ouvriers et patrons. Mais on ne peut trouver un terrain d’entente avec ceux qui sont solidement convaincus que leur propre vision de l’Islam est la seule qui soit juste, et qu’ils sont appelés à accomplir « une mission divine» : islamiser la société  tunisienne, par la ruse ou par la force, ou en utilisant tour à tour ces deux moyens.

Les Nahdhaouis ont des objectifs de nature idéologique. En voulant se maintenir pour longtemps au pouvoir, ils entendent l’instrumentaliser afin de transformer graduellement la société tunisienne, et la rendre ghannouchiste, c’es-à-dire mi-ikhwaniste et mi-wahabite.  Les modernistes ont au contraire des objectifs socio-économiques, et considèrent que l’introduction en Tunisie de  normes religieuses venant d’un temps passé, empêchera la réalisation de ces objectifs. Ils s’opposent en conséquence à la politique du parti Ennahdha, et cherchent à unir leurs forces pour lui barrer la route.

Les ambitions personnelles

Mais une telle union est contrecarrée par deux obstacle de taille : les ambitions personnelles, et la vieille querelle entre bourguibistes et  youssefistes .

On sait que la naissance du Parti Aljomhouri, à la suite de la fusion du PDP et de  Aafek Tounes, a entraîné la démission de plusieurs cadres dont  des députés. On sait aussi qu’une mini – crise a éclaté entre Nidaa Tounes et Aljomhouri  parce que le premier, me semble-t-il, demande qu’on définisse d’abord les lignes politiques de l’alliance entre les deux partis, alors que le second considère qu’il faudrait au préalable préciser les mécanismes de désignation des candidats aux prochaines élections.

Certes, les ambitions personnelles sont légitimes. Mais pour les personnalités qui ont combattu Ben Ali et sa mafia, et que l’Histoire a placées pour avoir l’insigne responsabilité  de faire avancer notre pays dans la voie du progrès et de la modernité, les sentiments et les ressentiments doivent être surmontés, et les intérêts personnels doivent venir au second rang des préoccupations. Sinon, ces personnalités failliraient à leur responsabilité historique.

Il est à espérer que la raison l’emportera,  et que les dirigeants nationaux et régionaux des différentes  formations politiques civiles arrivent à s’entendre, sans dosage ni quotas,  pour désigner les meilleurs candidats, c’est-à-dire ceux qui auront le plus de chances de battre les candidats adverses. Si une telle entente est impraticable, pourquoi ne pas passer alors par des élections primaires ou par des sondages d’opinion, même si de telles opérations sont financièrement coûteuses ?

A ce sujet, je voudrais m’adresser à mes camarades destouriens. Ils savent que je suis  un militant nationaliste et un bourguibiste convaincu. Comme eux, je suis fier de l’œuvre moderniste  accomplie sous la direction de Bourguiba. La génération qui dirige actuellement  les formations politiques démocratiques, est le résultat heureux de cette œuvre. Ce sont nos filles et nos fils, et nous constatons qu’ils sont hautement compétents. Pour sauver le legs moderniste de Bourguiba, notre devoir est de leur céder le devant de la scène politique, les conseiller et les soutenir, s’ils demandent  nos conseils et notre aide.

Le cas est différent  pour notre frère Béji Caïd Essebsi. Ses qualités personnelles, la grande expérience qu’il a accumulée au service de l’Etat, et le prestige qu’il a acquis tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, font de lui un grand rassembleur et une pièce maîtresse dans le dispositif que le camp démocrate doit mettre en place en vue des prochaines élections.

Bourguibistes, youssefistes et nationalistes arabes

Le  second obstacle à la réalisation d’un front unique réside dans  les conséquences du conflit entre Bourguiba et Ben Youssef.  J’étais stupéfait en écoutant le militant M. Ali Ben Salem parler des traitements  inhumains qu’il avait endurés en prison. Il faut dire que plusieurs personnes ont affirmé qu’ils avaient subi dans des locaux de la police, des sévices comparables à ceux qui avaient été perpétrés au temps du Protectorat. Mais que des  tortures  aient été commises dans les prisons, cela étaient ignorés de la plupart des Tunisiens.

Il est certain que ce conflit a engendré aussi des épreuves et des souffrances chez les familles des condamnés à mort, des prisonniers et des exilés. Je comprends que cela ait produit des ressentiments durables. Il faut comprendre aussi que pour nous, la mort de Bourguiba aurait été une catastrophe,  à un moment critique de l’histoire de notre pays.  Aussi, est-il utile que bourguibistes et youssefistes se réunissent ensemble afin de tirer au clair et sans passion ce qui s’est passé pendant ce pan de notre histoire. Une telle réunion pourrait avoir lieu le plus tôt possible, dans le cadre de l’Institut Supérieur de l’Histoire du Mouvement National, en présence des professeurs de l’Histoire Contemporaine.

Mais cette réunion ne devrait pas être un préalable à notre action commune pour sauver  notre pays de l’obscurantisme. Nous avons des références convergentes à ce sujet. Bourguiba, Ben Youssef et également Nasser ont sur la religion les mêmes idées progressistes. Tous les trois ont combattu les Islamistes. Pour Ben Youssef, il suffit de rappeler le conflit qui l’opposait aux cheikhs zeitouniens et notamment à Sawt Ettaleb. C’est dire que le moment est venu pour dépasser nos vieilles querelles, penser à l’avenir et agir en conséquence.

Un programme commun

Cette action au sein d’un pôle moderniste devrait être sous-tendue par un programme répondant aux objectifs de la Révolution. Celle-ci a mis en lumière l’échec du modèle de développement suivi sous le régime de Ben Ali. Il a abouti à l’approfondissement des inégalités sociales et régionales, et à amener nos jeunes chômeurs à risquer leur vie en s’embarquant dans des conditions inadmissibles vers les rives européennes. C’est pourquoi aucun programme économique n’est valable  s’il ne vise pas à faire hisser notre pays, qui est à quelques encablures de l’Europe, au niveau de nos voisins du Nord dans les domaines économique, social, culturel et scientifique.

C’est là notre objectif stratégique. Les plans quinquennaux futurs qui s’inscriront dans son cadre, devront prévoir un accroissement annuel  moyen du PIB de plus de 7%, pour faire diminuer progressivement et efficacement le chômage. Un tel effort exige une mobilisation nationale autour de l’objectif stratégique. Elle sera possible si notre politique de développement est établie sur deux principes :

  • D’une part la répartition équitable entre le Capital et le Travail des bénéfices de la production, et une solidarité sans faille des travailleurs avec leurs entreprises.
  • D’autre part l’abandon de la gouvernance centralisée du Développement, pour lui substituer l’établissement de 5 ou 6 districts couvrant le pays, dont chacun est dirigé par un Conseil élu, chargé du développement du district, et ayant des ressources financières tirées directement de la fiscalité.

Le cadre de cet article ne permet pas d’aller plus loin dans la définition des conditions d’un développement décentralisé. Mais il serait utile que le Parti ou le Front commun prenne l’initiative de réunir des experts qui, à la lumière  des études déjà faites,  seraient chargés d’approfondir le projet, pour en faire un élément important du programme commun.

Avec le programme qui sera accepté par l’ensemble des composantes du Pôle à constituer face à Ennahdha,  ses membres iront devant les électeurs pour défendre ce programme, comme étant celui qui sera mis en œuvre,  si leur formation politique conduira le gouvernement de demain. Mais dans ce cas, faut-il continuer à demeurer un front fragile susceptible de tomber à tout moment  à la suite du retrait d’un de ses constituants ? N’est-il pas nécessaire d’en faire un Parti solide dont le programme est déjà tracé, et dont les membres ont appris à militer ensemble au cours de la campane électorale ? C’est ce qui nous semble souhaitable.        

Hamed Zeghal
 

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4 Commentaires
Les Commentaires
Skander - 15-01-2013 10:18

Excellent article. Je me joins à Mr Zeghal et j’interpelle tous les membres et tous les dirigeants des partis modernistes, démocrates : Nidaa Tounes, El Massar, Aljomhouri, le front populaire et tous les autres. Je les supplie de s’unir, de se rassembler. C’est notre seule et unique chance. Ne laissez pas tomber votre pays. Je crie haut et fort : vous avez une responsabilité historique, c’est maintenant qu’il faut le faire, c’est maintenant qu’il faut y aller main dans la main. C’est maintenant qu’il faut mettre de côté vos différents. Je crie haut et fort : ne laissez pas le pays aux mains d’ennahdha, ne les laissez pas salir, abimer, détricoter tout ce que nos pères et mères ont réalisé. Je vous en supplie sauvez mon pays.

yanim - 15-01-2013 17:50

Merci Mr Hamed Zeghal pour cette analyse. J'adhère au cri de désespoir et d'espoir de Mr Skander et supplie tout ceux qui ont la volonté de poursuivre l'oeuvre de Bourguiba, malgré tout, de prendre la parole et se se rassembler. N'oublions pas que Bourguiba ne s'était jamais enrichi que de sa gloire nationale et internationale et celle de son pays.

Mohamed - 16-01-2013 10:05

Bravo Si Hamed. A mon avis, votre article constitue la feuille de route à suivre pour contrecarrer Ennahdha et sauver notre chère tunisie de l'obscurantisme.

Mohamed Obey - 16-01-2013 23:54

Mr. Hamed Zghal est un nationaliste comme il se présente aux lecteurs qu'il entend sensibiliser au danger d'une dictature idéologique passéiste qui, accaparant le moment historique de la Révolution, vise à imposer une lecture unique du texte de la Révélation; mais ces styles d'endoctrinement ont invariablement poussé les dynasties et les pays vers les bords des gouffres de la mort. Alors, ce pays qui s'est toujours battu pour sa vie à travers les époques n'a qu'à compter sur son génie pour se recréer. Je sais qu'il ne manquera point d'élan vital! Et cet élan est la somme de les talents tunisiens qui ont la capacité d'imagination et de prévision des futurs. Les talents qui ont la singularité d’être créatifs conjuguent les actions au pluriel; et leur hypothèse est que si toutes les actions se réfèrent au sujet singulier, cela est signe que la liberté est en hypothèque!!

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