Questions à ... - 03.11.2012

Le Pr Ali Chebbi(1) plaide pour un «Progrès Industriel intégré»

Kigali(correspondance particulière) - La conférence internationale annuelle organisée conjointement par la Banque africaine de développement (BAD) et le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) se tient actuellement à Kigali. Elle a pour thème: ‘’ Développement durable inclusif dans une ère d’incertitude’’.  Des spécialistes, experts d’institutions internationales et économistes de renommée ont débattu de plusieurs questions d'actualité portant sur les défis aux économies africaines et aussi celles en transition démocratique comme la Tunisie. 
La Tunisie y est représentée par Pr Ali Chebbi, spécialiste des questions du développement et des politiques macro-économiques dans un environnement incertain, Conseiller du Chef du Gouvernement tunisien et membre au Conseil d’Administration de la BCT.  Il a bien voulu donner des éclairages sur la conférence ainsi que sur la contribution tunisienne.

1 - D’abord, quelles sont les perspectives envisageables pour les économies africaines ?

Sans prétendre être spécialiste des économies africaines, je pense que le contexte actuel de l’Afrique est propice pour envisager des réformes structurelles leur permettant de négocier leur destin. En effet, après avoir dépassé la stagnation qui les a marquées durant les années 1990, au vu de la transition de leur démographie et au vu du potentiel productif dont elles sont dotées, il faudrait qu’elles tirent des leçons d’autres économies ayant réclamé auparavant le progrès selon une approche développementaliste classique, mettant en avant des valeurs souvent sans contenu concret,  sans réaliser ses objectifs comme c'est le cas de l’Egypte, l’Algérie et la Tunisie au cours des décennies 50 et 60. Vers la fin de cette longue période, ces économies ont réalisé peu progrès. Il serait alors hors contexte actuel de revendiquer le développement dans une région du pays au titre d’un mérite local indépendamment d’une vision globale du développement ; un développement devant désormais être multidimensionnel, dont la composante humaine est centrale. Il serait aussi abusif  de revendiquer le développement à travers de simples mécanismes classiques de transfert improductif ou de distribution (de terres, ou de patrimoine) avant qu’une preuve de performance productive et d’accroissement de la richesse ne soit faite. L’approche alternative que je prône est celle basée sur le concept du ‘’Progrès Industriel Intégré’’ dont j’ai parlé en filigrane dans mon intervention.  Cette approche intègre parfaitement le concept de croissance inclusive, objet de la conférence. D’ailleurs, elle a suscité l’intérêt de plusieurs participants. Les économies africaines devraient s’ouvrir davantage en entrant dans une dynamique de réformes structurelles leur permettant de créer leur propres avantages comparatifs dans la perspective d’un développement durable. Leurs atouts sont multiples à commencer par les richesses naturelles, la jeunesse de la population, le positionnement géographique, la composante institutionnelle, prise dans la littérature pour un gisement de croissance, est à explorer par la création d’institutions fiables assurant bonne gouvernance. Ces pays, pourront changer le regard extérieur par des réalisation à leur portée.
  
2 - Qu’entendez-vous par croissance inclusive et progrès industriel intégré ? et quelle en est la portée pour l’économie tunisienne en pleines réformes ?

Loin des considérations académiques, la croissance durable inclusive, à distinguer de la croissance pro-pauvre, est l’ensemble des mécanismes que le décideur met en œuvre pour améliorer la productivité de l’emploi pour qu’une grande partie de la population contribue à  la croissance et en bénéficie.  Ainsi la marginalisation et la pauvreté se réduisent. Bien évidemment, ceci dépend du rythme et de la voie de la croissance. Le lendemain du 14 janvier 2011, l’heure de vérité a dévoilé plusieurs réalités jusqu’alors dissimulées.

La croissance performante enregistrée en Tunisie depuis 20 ans, n’a pas profité à la majorité de la population. Bien au contraire, elle n’a produit que marginalisation et exclusion.  Les disparités régionales notoires et les taux de chômage historiques observés en 2010 témoignent d’une croissance qui est  loin d’être inclusive. Ils commandent de revisiter les méthodes adoptées pour l’appréhension de la pauvreté ainsi que sa localisation spatiale. Les mesures simplistes, adoptées pendant l’année 2011 dans la précipitation et dans l’incapacité d’absorber l’événement de l’effondrement du régime de BA par la classe politique en exercice, consistant en le renforcement des transferts, en la mise en œuvre de politiques macroéconomiques non structurées et en le renversement de la clef de répartition budgétaire aux dépens des régions littorales, ne peuvent s’élever à la hauteur d’une politique d’emploi et/ou d’éradication de la pauvreté, voire de croissance inclusive. Or la croissance jusqu’alors réalisée n’offre pas de marges de manœuvre pour créer davantage de l’emploi puisqu’elle est à 96% de son potentiel. C’est dans ce contexte que la croissance inclusive est une synthèse de revendications de la révolution. Et c’est dans ces termes que la Conférence internationale de Kigali s’inscrit dans les préoccupations des réformes suscitant l’intérêt du décideur en  Tunisie.

Quant à la mise en œuvre des mécanismes réalisant la croissance inclusive en Tunisie,  ils se concrétisent au sein du processus du ‘’ Progrès industriel intégrée’’.  J’aimerais d’abord souligner qu’une nouvelle vision redéfinissant la région économique et sociale est requise pour une stratégie de développement durable. La cartographie actuelle en 24 gouvernorats est simpliste et ne dépasse une lecture administrative localisant les concentrations démographiques. Les expériences étrangères en matière de développement régional telles que celle en Pologne ou en Italie, délimitent la région économique et sociale non seulement selon la composante démographique mais aussi territoriale et productive. Une fois, ces trois principales composantes suffisamment réunies, elles définissent une zone à proprement parler. Le nombre de zones se réduirait nécessairement et chacune se verrait contribuer, selon sa spécialisation partielle, à la création de la richesse nationale. Sans s’étaler sur les détails, je me limiterais à dire que c’est dans ce cadre que le choix des investissements publics sont affectés et selon une clef de répartition assurant équité et transparence d’une part et rendant compte des spécificités de chaque zone d’une autre part (scolarisation, pauvreté, santé, …). Ce sont ces investissements d’infrastructure qui entraineraient les investissements privés, permettant de juguler les flux migratoires internes et offrant des postes d’emploi. C’est aussi dans ce cadre qu’une politique d’emploi globale pourrait être envisagée. L’approche par le ‘’ Progrès industriel Intégrée’’ incorporant une chaine de valeur localisée dans chaque zone, ne se limite donc pas à une seule activité productive. Il s’agit des fondements micro-économiques ayant trait à la structure industrielle identifiant la zone ci-dessus définie. C’est enfin dans ce cadre que la finance inclusive trouve un sens pour le soutien des microprojets et la création de PME et même la formation professionnelle complémentaire aux acquis de l’école. Cette approche devrait finalement faire l’objet d’un consensus national autour d’un contrat social portant sur le modèle de développement voulu par les Tunisiens représentés par la société civile et la classe politique.

3 - Qu’en est-il de la libéralisation extérieure et son rapport avec la croissance inclusive ?

Question au cœur de l’événement. Effectivement, elle a suscité l’intérêt particulier de la présence, ce matin, lors d’un panel dont je faisais partie. Plusieurs voix ont réclamé une intégration commerciale intra-africaine. Pour ma part, sachant que les processus d’intégration requièrent des étapes trop longues pour leur réalisation, j’ai développé l’idée que le principe de l’ouverture sur l’extérieur est difficilement attaquable surtout quand il s’agit d’économies plus avancées, puisqu’il permet de corriger les distorsions, d’instaurer les mécanismes de transfert technologique, rien qu’à travers les biens d’équipement importés, et offre aussi des rendements d’échelle dus à l’élargissement des marchés. Cependant, la Tunisie ayant entamé de manière séquentielle une telle stratégie depuis une vingtaine d’années, bien qu’elle en ait globalement bénéficié, il n’en était pas si évident quand une répartition si inégalitaire et une macroéconomie si vulnérable en étaient parmi les conséquences. Des mesures préalables auraient dû être adoptées (1) ayant trait à la nouvelle cartographie spatiale précédemment indiquée, et (2) portant sur la réforme du système d’offre de compétence pour une meilleure articulation éducation-emploi. (3) une politique salariale indexant le salaire sur la productivité ou sur l’inflation aurait aussi être adoptée. (4) Une gestion plus efficace du régime de change ciblant la stabilité du taux de change aurait dû par ailleurs être mise en œuvre.  La gestion macroéconomique lourde mettant en priorité les équilibres globaux était en fait aux dépens des considérations d’une croissance inclusive soutenue. Une croissance de ce type servirait de démarche socio-économique nécessaire au développement durable mais réalisable dans le moyen sinon le long terme.

(1) Conseiller économique du Chef du gouvernement