Opinions - 26.10.2012

Le traitement des toxicomanies: les enseignements de l'Histoire

Dans le monde entier, les pouvoirs publics ont mis en œuvre depuis quelques décennies des politiques de lutte contre la consommation de drogues qui ne sont guère parvenues à enrayer l’épidémie. L’échec est tel que les ambitions se réduisent au fil du temps: réduction des risques et substitution, dépénalisation et distribution contrôlée ont remplacé l’objectif de l’éradication.

Car, pour qui veut en tirer les leçons, le passé est une porte ouverte sur l’avenir

La première difficulté qui fait obstacle à toutes les campagnes anti-addictives réside dans la définition de la toxicomanie. C’est la seule pathologie dont la définition n’appartient pas à la seule médecine (trouble mental), mais également à la législation (délit) et au corps social (vice), ce qui contribue à en minimiser la morbidité. Comment lutter contre la triple stigmatisation de la folie, de la criminalité et de l’immoralité ?

Et pourtant il existe au moins une politique réussie de lutte contre les toxicomanies : la prohibition islamique qui dresse un rempart infranchissable depuis 14 siècles entre la majorité des croyants et les substances psychoactives (SPA). Cette prohibition s’intégrait dans un ensemble de mesures composant une véritable stratégie de lutte contre ces fléaux, dont les étapes se sont échelonnées pendant plusieurs années et dont les principes restent à notre avis d’une grande actualité.

La première évocation de l’alcool n’apparaît dans le Coran que quelque dix ans après les premières révélations
(XVI, 67): «Et du fruit du palmier et de la vigne, vous extrayez une boisson enivrante et un excellent aliment; il y a là un sens pour les gens doués de raison». Remarquons déjà que le Seigneur en appelait à la raison des hommes mais ne formulait aucune condamnation. Il suggérait simplement l’alternative entre l’effet enivrant des boissons alcoolisées et la qualité de l’aliment (datte, raisin).

Le second verset (II, 219) est d’une très grande modernité puisqu’il anticipe une découverte très récente, les addictions sans drogue (jeu compulsif en l’occurrence): «Si l’on t’interroge sur le khamr et les jeux de hasard, réponds qu’ils comportent tous deux un grand mal et quelque bienfait pour les hommes et que le mal qui s’y attache est supérieur au profit que l’ont peut en tirer …». Le message fondamental est qu’il est inutile d’occulter le potentiel d’attraction des SPA ou du jeu mais insister sur leur plus grande dangerosité. Il en résulte une déculpabilisation et une déstigmatisation du toxicophile: les quelques bienfaits expliquent l’attirance de tous les humains pour ces addictions; ils ne sauraient donc être ni forcément malades, ni immoraux ni coupables du désir d’y goûter ! Il faut admettre qu’il y a chez tout humain une appétence pour les paradis artificiels, disait Freud. Ce n’est pas un hasard si elle a toujours existé sous une forme ou une autre et à de lointaines époques tellement valorisée qu’elle était réservée à une élite. C’est lui également qui le premier a utilisé le terme «addiction» pour illustrer un «besoin primitif» qui fait partie de la condition de tout être humain: l’infant est dépendant de sa mère pour sa survie. C’est de cet état primordial qui aurait mal évolué que dériveraient les «addictions».

La prohibition, toute relative d’ailleurs, n’interviendra que dans un troisième verset (IV, 43): «Ôvous qui croyez, n’approchez pas la prière en état d’ébriété ; attendez d’avoir recouvré votre lucidité». Cette restriction était capitale à tous égards : l’accent est d’abord mis sur la perte de lucidité et non la simple consommation, sur l’effet psychodysleptique de l’alcool tel qu’il peut perturber le fonctionnement mental humain. L’ivresse est ensuite déclarée incompatible avec la prière; or les cinq prières couvrent pratiquement tout le nycthémère ; c’est dire que le musulman qui veut (et doit) s’y adonner n’a plus guère le temps de boire jusqu’à s’enivrer. D’autre part, les prières s’accomplissant en commun à la mosquée, son absence désignait automatiquement le coupable et ses compagnons n’avaient de cesse que de ramener la brebis momentanément égarée ; cette solidarité active avait souvent raison des ultimes résistances.

Les musulmans étaient désormais prêts à entendre l’interdiction totale que les deux derniers versets allaient enfin formuler (V, 90-92): «Ô vous qui croyez, le khamr, les jeux de hasard, les idoles et les flèches divinatoires sont œuvre du démon ; évitez-les si vous voulez connaître la félicité » ; «Satan se sert de l’alcool et des jeux de hasard pour semer parmi vous la discorde et la haine et vous éloigner de la prière et de l’invocation de Dieu ; cesserez-vous de vous y adonner? ». L’interdiction n’est pas assortie de sanctions ni de menaces mais de promesse de félicité, d’amour et de paix!

Il ne restait plus dans une dernière étape qu’à consolider l’interdit pour prévenir toute rechute ultérieure ; une succession de mesures furent encore là mises en œuvre cette fois par le Prophète. Plusieurs hadiths ainsi explicitent et étendent cette prohibition de façon à parer à tous les effets d’entraînement, d’opportunité et d’exemple et à éviter toute tentative de substitution ; il précisera ainsi, après la révélation du dernier verset : Dieu a interdit le khamr, que celui qui en possède une quelconque quantité ne la boive ni ne la vende ; ailleurs, interpellé sur la nature exacte des boissons interdites, il répondra: tout enivrant est khamr et tout khamr est interdit en ajoutant: la consommation d’une quantité aussi minime fut-elle d’un produit dont l’excès entraînerait l’ivresse est interdite. Il étend enfin l’interdit à l’ensemble du circuit de production, de distribution et de commercialisation de l’alcool. Désormais toute infraction vaudra à son auteur une sanction qui sera fixée après la mort du Prophète à 80 coups de fouet. Mais de son vivant, les ivrognes étaient battus à coups de sandales ou de branches de palmier ; encore que le Prophète répugnait à faire appliquer la sanction, craignant de rejeter le pécheur dans les bras de Satan et de l’inciter à commettre d’autres péchés. C’est dire qu’une sanction trop sévère peut être contre-productive et que la  volonté d’intégrer doit primer.

Quels enseignements en tirer aujourd’hui ?

Réduire la demande par une éducation de masse fondée sur une information sans tabou, issue des données de la science, généralisée, précoce (intégrée dans les programmes scolaires), régulière. Il faut apprendre à dire « non » à la drogue » mais « oui » au drogué ». La lutte contre la stigmatisation des toxicomanes est impérative pour consolider le sevrage. La réhabilitation du toxicomane est, à notre sens, fondamentale et explique que toute démarche thérapeutique réductrice ou discriminatoire soit vouée à l’échec ; ce qui implique que le traitement du symptôme toxicomanie passe par la prise en charge globale et préalable d’un sujet qui n’est pas que toxicomane.

Réduire l’offre en limitant l’opportunité de consommer (comme avec le tabac). C’est dire qu’il faut maintenir la répression de l’usage car l’Interdit protège indubitablement une majorité des jeunes et parce qu’il est du devoir de l’Etat de protéger la santé des citoyens. Mais il est aussi nécessaire de moduler la sanction de l’usage en maintenant l’injonction thérapeutique qui est une opportunité de prévention de la dépendance. Et aucun adolescent ne devrait être incarcéré pour avoir exercé l’une des plus grandes qualités de son âge : la curiosité.

Au total, «la dépendance à une drogue doit être considérée comme une maladie cérébrale curable… et non pas comme un problème social ou un manque de volonté », déclare Alan Leshner, directeur du NIDA (National Institute on Drug Abuse) à Bethesda. C’est dire que le toxicomane est avant tout un malade, qu’il peut peut-être être délinquant mais certainement pas pervers. Aussi faut-il médicaliser et déstigmatiser la toxicomanie sans la dépenaliser.

Mais le plus puissant des incitatifs est incontestablement le projet d’une société meilleure, comme celle qu’augurait l’avènement de l’Islam. Seuls l’espoir et la foi en l’avenir et en l’Autre peuvent ouvrir l’impasse où la dépendance risque d’enfermer l’homme. En d’autres termes, il ne suffit pas de réprimer, il faut donner à espérer.


S.D.D

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