News - 26.10.2012

«Descente» à la Brigade des stups!

El Gorjani, à quelques encablures de la Kasbah, siège de la Police judiciaire. Au fond, à gauche, les locaux de la Brigade antistupéfiants. Les locaux sont vétustes, mais l’approche est moderne. Ici on suit de près ce qui se passe dans l’ensemble du pays, mais aussi dans le monde, avec des contacts assidus avec divers services et organismes. Le discours est scientifique, économique et sociologique, agrémenté de références de droit international, notamment les diverses conventions des Nations unies sur les drogues ratifiées par la Tunisie (1961, 1971 et 1988). On se réfère aux dernières études sociologiques, psychologiques et démographiques, on évoque l’impact sur la santé, avec les conséquences en hépatite C et sida, l’atteinte aux ressources humaines et les risques de destruction de la plus belle tranche d’âge d’une vie : la jeunesse.

Dans le bureau, de grandes cartes du monde retracent les filières des trafics, et un tableau d’affichage qui doit probablement servir lors des briefings et des séances de formation. Un ordinateur connecté à un modem  d’internet est maintenu, le temps de l’interview, en hibernation et le téléphone portable en mode silencieux. Notre interlocuteur (qui préfère garder l’anonymat) étale une longue expérience dans le secteur renforcée par une bonne connaissance des pratiques internationales. Ses propos, au risque de surprendre, ne sont pas ceux d’un super commissaire privilégiant l’exposé du tableau de chasse, mais d’un stratège, qui réfléchit à l’ensemble du phénomène, analyse ses interconnexions, et fixe bien les priorités.

S’excusant de l’anonymat requis, il rappelle qu’à la différence de nombreux autres crimes, celui lié à la drogue est le plus entouré de clandestinité.  «Le trafiquant, le transporteur, le dealer jusqu’au consommateur final se murent dans le secret le plus absolu. Pour les traquer, il faut faire de même. D’ailleurs, nous devons épouser leur mental et leur comportement, penser comme eux, agir comme eux. Notre objectif est de remonter le plus loin possible toute la filière, arrêter toute la chaîne et détruire le système, réseau par réseau. La démarche consiste à intervenir au bon moment, au bon endroit, pour procéder aux arrestations, à la constitution des preuves et la saisie des produits».

Un vrai travail de fourmi

«La traque, révèle-t-il, peut s’avérer longue. Il nous faut une bonne préparation, des études, des investigations, car il ne faut pas se contenter de tomber sur le consommateur, mais de démasquer la chaîne des fournisseurs. Le trafiquant ne lâche pas. Il peut se mettre en hibernation, mais finit par reprendre du service ». A la fois rassuré et attentif, il souligne qu’ «heureusement la Tunisie n’est ni un pays de culture de cannabis, ni d’industrie de psychotropes et qu’elle est surtout un pays de transit. Plus de 80% des quantités saisies sont destinées à d’autres pays voisins, du Sud ou en Europe. Il y a aussi un détournement de destinataires, pour ce qui est des psychotropes, avec notamment des vols dans les pharmacies». 

Par expérience, il sait que la distance entre le pays producteur et celui de consommation augmente le prix et que le transport constitue le point le plus vulnérable de la chaîne, offrant le moment le plus propice pour intervenir. Chaque gramme saisi, c’est un manque pour le marché, mais surtout un drame évité.

Ici, on sait que la drogue est un phénomène mondial auquel aucun pays n’échappe. C’est un véritable commerce international qui a ses lois et ses circuits, avec une forte interconnexion des marchés. «Ce n’est pas par hasard, souligne notre source, que les Nations unies lui ont consacré un organisme spécial qui porte le nom d’Office des Nations unies contre la drogue et le crime. Saisissez bien la distinction entre drogue et crime, tous deux quasiment mis sur un même niveau d’importance».

Le stratégique et l’opérationnel

Alors comment procède la Brigade antistupéfiants? De différentes manières, apprend-on. C’est d’abord une brigade nationale (une sous-direction de la direction générale de la Police judiciaire), qui a compétence sur l’ensemble du territoire, et dispose de ses propres équipes dans certaines régions. Elle diligente ses propres enquêtes et opère directement. Souvent aussi, le parquet, saisi d’une affaire signalée, ici et là, lui confie un mandat rogatoire. L’accumulation des informations, le rapprochement des indices et faits et le recoupement de données et aveux sont précieux. Un simple cas de consommation, ou de trafic, démasqué par une patrouille au fin fond du pays ou dans un quartier peut s’avérer fort utile pour démanteler tout un réseau. Et c’est là le grand objectif.

La Brigade antistupéfiants fonctionne en fait à deux niveaux : le stratégique et l’opérationnel, mais aussi  toute la coordination nécessaire à entreprendre avec les autres corps concernés, la Garde nationale et la Douane et les services des ministères de la Santé et des Affaires sociales, notamment. Elle est également impliquée, en tant que source précieuse d’expertise, dans la prévention et la prise en charge médicale. C’est pourquoi on voit souvent ses hauts dirigeants participer à des séminaires spécialisés, comme celui tenu au mois de mai dernier à l’Institut Pasteur par le ministère de la Santé, en collaboration avec le Groupe de coopération en matière de lutte contre l’abus et le trafic illicite des stupéfiants, bénéficiant du soutien du Conseil de l’Europe. Ils sont également en contact avec les associations tunisiennes de prévention et de prise en charge (ATUPRET, ATIOS, ATL MST/SIDA…) et prennent part à des rencontres internationales.

Cet aspect prévention et prise en charge tient beaucoup à cœur les spécialistes de la Brigade. «Autant nous redoublons de vigilance dans la traque des trafiquants, dealers et consommateurs, autant nous devons nous soucier de la sensibilisation des jeunes notamment. Certes, il serait difficile d’agir en prévention auprès des deux premières catégories, souvent impossible de s’assurer de leur repentir, même à l’issue de lourdes condamnations de prison et de pénalités, mais il y a toujours espoir avec les jeunes. C’est essentiel !».

Tarir l’offre et la demande

La stratégie idéale serait en fait d’agir à la fois sur l’offre et la demande. L’offre : traquer la drogue, réduire au minimum les quantités infiltrées dans le pays, démanteler les réseaux. La demande: favoriser la prise en charge des toxicomanes et renforcer l’effort de sensibilisation en impliquant d’abord les parents, le système éducatif, les organisations de jeunesse et la société civile.

Faut-il dépénaliser certaines formes de drogues dites douces ? Evidemment, en bons agents de l’Etat, les spécialistes de la Brigade ne souhaitent pas s’exprimer officiellement sur la question qui demeure plutôt du ressort des décideurs. Mais cette obligation de réserve peut se lire comme un refus de principe. Divers aménagements juridiques, surtout en faveur des primo-consommateurs, moyennant suivi réussi de cure de désintoxication,  peuvent être envisagés, mais une dépénalisation partielle, non. Les arguments, même s’ils ne sont pas exprimés, sont faciles à deviner. D’abord, cette dépénalisation n’est pas de nature à réduire la consommation et le nombre des consommateurs, ni à faire éviter l’impact sur leur santé. Mais aussi, elle va dans le sens des intérêts des trafiquants et des dealers qui vont y trouver un élargissement de leur marché. Sans oublier que faute d’arrestation des consommateurs, on parvient difficilement à constituer la preuve et remonter la filière pour la démanteler.

Dans les autres  bureaux de la Brigade, l’activité est intense et l’atmosphère laborieuse. Des enquêtes se préparent et des interrogatoires se poursuivent. Deux grosses prises, cette année, restent mémorables. La première de près de 62 kg de cannabis planqués dans une maison insoupçonnable à Sousse. Et la seconde de près de 50 autres kg aussi. On peut imaginer alors la performance des opérations, quand les doses se vendent en grammes. La procédure est rodée, il faut transférer les prévenus au laboratoire du CAMU pour leur faire subir les prélèvements nécessaires, et la drogue saisie, aux services techniques du ministère de l’Intérieur pour analyse. Une fois l’enquête clôturée, les prévenus sont déférés devant le parquet, avec les PV et les pièces à conviction. C’est d’ailleurs dans les coffres du ministère de la Justice que finira par atterrir la drogue saisie. Mission accomplie ? On ne s’arrête jamais, le suivi est de rigueur. C’est la règle.

Plus d’attention et meilleure prise en charge

Malgré la recrudescence du phénomène de la toxicomanie, on déplore l’absence d’études à grande échelle en Tunisie. Le contexte politique actuel rend visible ce fléau qui n’est pourtant pas nouveau. Une attention soutenue et une prise en charge effective des toxicomanes sont plus que nécessaires. Autrefois, les Tunisiens connaissaient le takrouri. Ce mot désigne les sommités femelles de chanvre, desséchées, hachées menues et fumées. Les consommateurs de takrouri faisaient surtout partie des classes populaires. Les bourgeois ne s’y adonnaient que rarement. «Contrairement aux consommateurs de drogue des temps modernes, cette frange de la population ne présentait pas de problèmes majeurs. Sa consommation n’était liée ni au banditisme ni à la criminalité », affirme le Pr Nabil Ben Salah, directeur de la recherche scientifique au ministère de la Santé. Aujourd’hui, la donne a changé. La consommation des stupéfiants dans toutes ses variétés est devenue un problème de salubrité publique.

Les enquêtes faites sur la consommation de stupéfiants dans le pays sont rares et éparses. Les chiffres ne sont qu’approximatifs et ne permettent pas de mettre en place une stratégie nationale pour la prise en charge du problème. Il est vrai que la Tunisie ne fait pas partie des 150 pays cités dans les statistiques de l’ONU souffrant des ravages de l’héroïne, la cocaïne, l’opium ou la morphine. Le pouvoir d’achat, très bas, ne le permet pas. Les drogues les plus consommées dans l’Hexagone actuellement sont la résine de cannabis, plus connue sous le nom de zatla en provenance des frontières tout comme  le subutex qui vient également d’Europe. Le subutex, à l’origine un  traitement substitutif des pharmacodépendances majeures aux opiacés, est mélangé à l’eau chaude ou au sérum physiologique pour être injecté dans les veines. La boîte de 7 comprimés, vendue en France sur ordonnance médicale au prix de 2,8 €, est vendue par le dealer tunisien à raison de 250 dinars le comprimé.

La dépendance aux solvants chez les enfants et les adolescents tunisiens est un grave problème qui reste encore tabou. La drogue des pauvres prolifère dans les quatre coins du pays. Une colle forte et un sac en plastique font l’affaire. Les plus malins fabriquent des drogues de fortune à partir d’un cocktail de comprimés neuroleptiques. Désormais, le monde du consommateur tunisien foisonne d’opiacés, d’amphétamines, de barbituriques, d’anxiolytiques, d’hallucinogènes, d’analgésiques et de solvants. D’ailleurs, d’après l’étude du Pr Nabil Ben Salah, 45 452 comprimés ont été volés lors des cambriolages des pharmacies en 2010.

Lutte et stratégie


La loi actuellement en vigueur en Tunisie en matière d’usage de stupéfiants, une des plus sévères au monde, prévoit une peine de prison d’un à cinq ans et une amende de mille à trois mille dinars pour toute consommation de drogue. La production, la détention, le transport et la distribution de stupéfiants sont passibles de peines beaucoup plus lourdes, pouvant atteindre jusqu’à 20 ans de prison et 100 mille dinars d’amende. Les prisons tunisiennes comportent un nombre non négligeable de détenus condamnés à cause d’un joint fumé pour les uns, de trafic pour les autres. «Une loi contre productive », s’insurge le Pr Nabil Ben Salah même si elle comporte, après son amendement, un chapitre intitulé « De la prévention et de la guérison des toxicomanes », qui reconnaît enfin la toxicomanie comme une maladie. Néanmoins, il regrette la non-reconnaissance de cette maladie par la CNAM, et déplore « la contrainte de ne pouvoir accéder aux soins gratuits, sans poursuites pénales, qu’une seule fois dans la vie ». Une stratégie nationale de lutte contre les stupéfiants est en cours d’élaboration. Un partenariat solidaire se met en place entre le tissu associatif et les ministères de la Santé, des Affaires sociales, de la Justice et de l’Intérieur. L’aménagement de nouveaux services de prise en charge thérapeutique et sociale est en cours de réalisation. Un nouveau master en toxicomanie, ouvert à partir de cette rentrée, ambitionne de former des spécialistes en la matière. Un projet de loi visant à mieux adapter les lois à la réalité sociale est en cours de réflexion… « Autant de pistes que la Tunisie explore en matière de lutte contre la toxicomanie », se félicite le Pr Nabil Ben Salah.

Lire aussi :

Le traitement des toxicomanies: les enseignements de l’Histoire

Drogue: est-ce la cote d’alerte?