Opinions - 05.09.2012

La gauche démocratique face à NidaâTounes :La dangereuse stratégie du « ni – ni »

Le 3 septembre dernier, le militant de gauche  Chokri Belaïd, déclarait ne pas envisager de s’allier avec Nidaâ Tounes, car le  mouvement de M. Béji Caïd Essebsi serait « de droite à tendance libérale ». Quatre jours auparavant, le 30 août, M. Ayoub Messaoudi, ancien conseiller du président Marzouki, injustement poursuivi par l’armée et le gouvernement d’Ennahdha pour avoir révélé certains aspects de l'affaire de l’extradition de M. Bagdadi Al Mahmoudi après sa démission de son poste en juin dernier (et qui a démontré son courage à cette occasion), a déclaré dans une interview au Nouvel Observateur qu’il considérait que le choix entre Ennahdha et NidaâTounes revenait à avoirà choisir entre « la peste et le choléra ». Ces deux arguments (NidaâTounes serait de droite, et NidaâTounes serait aussi dangereux pour la Tunisie qu’Ennahdha) sont forts, et méritent d’être examinés de plus près, car ils constituent les deux raisons principales empêchant le ralliement massif de la gauche démocratique à l’initiative de l'ancien Premier ministre. Répondre à cette initiative par la stérile stratégie du << ni-ni >>, ni NidaâTounes - ni Ennahdha, serait considéré par beaucoup comme une fantaisie de luxe arrivant à contre-temps.

Comment définir la gauche démocratique tunisienne ? De plusieurs façons bien évidemment, mais trois points semblent faire l’unanimité parmi tous ceux qui se réclament de ce courant, et ils sont nombreux en Tunisie. Le premier point est de se battre contre toute forme d’impérialisme ou de colonialisme et en faveur du principe de souveraineté nationale ; le second est de défendre les intérêts de la classe ouvrière et de l’ensemble des travailleurs ; le troisième point est de lutter pour établir un État le plus démocratique possible, garant des libertés individuelles et collectives, et des droits des citoyennes et des citoyens. Selon ces critères, peut-on vraiment considérer qu’Ennahdha et Nidaâ Tounes sont aussi dangereux l’un que l’autre ?

Nidaâ Tounes et la défense de la souveraineté nationale

En effet, Ennahdha semble représenter de plus en plus « le chien de garde » des intérêts américains dans la région, et l’allié zélé, voire le serviteur des projets saoudiens de guerre totale contre l’Iran et les chiites dans le Monde arabe. Pro-américains sans réserves, ils se rêvent en supplétifs des « Al-Saoud », membres d’un grand Califat dont la capitale serait Ryadh et la Tunisie une province. Nidaâ Tounes, au contraire, est l’héritier direct du Mouvement national, qui s’est battu pour l’indépendance et la souveraineté de la Tunisie face au colonialisme français. Pour Nidaâ Tounes, la souveraineté nationale ne se négocie pas, et les Tunisiens, avant d’être sunnites ou chiites, juifs ou chrétiens, pratiquants ou agnostiques, sont avant tout des citoyens, égaux en droits et en dignité. Pour Ennahdha, le drapeau national n’est qu’un « bout de tissu », un obstacle à la constitution du futur califat wahhabite qu’ils espèrent de tout leur cœur ; pour Nidaâ Tounes, notre drapeau représente ce que nous avons de plus cher, la promesse d’un avenir commun, en tant que Tunisiens, et non en tant que sujets des Saoudiens. Peut-on vraiment mettre sur un pied d’égalité le pro-impérialisme d’Ennahdha et l’anti-impérialisme de Nidaâ Tounes ?

Nidaâ Tounes et la défense des droits sociaux et syndicaux

Mais ce n’est pas tout : autant Ennahdha admire la culture, la pensée, la science et les pétrodollars saoudiens et qataris, autant elle déteste l’action syndicale, les grèves et les manifestations. Pour Ennahdha, l’adhésion à un syndicat serait un acte de mécréance,le droit social un obstacle à l’établissement de ce qu’ils appellent « la chariâa », et le marxisme une preuve d’apostasie. Selon Ennahdha, seul l’ultralibéralisme américain, voire le quasi esclavagisme saoudien, représentent des options économiques « halal », tout le reste n’étant que mécréance. Pour lutter contre le chômage, qui frappe en premier lieu les classes laborieuses tunisiennes, ils ne proposent que deux solutions : soit prier, soit mendier. C’est d’ailleurs les deux seules politiques économiques qu’ils suivent depuis un an : prier pour que la croissance économique revienne, et mendier l’aide de leurs parrains qataris ou saoudiens. Mais pour s’enrichir personnellement, ils ont été plus imaginatifs, comme envisager de prendre directement l’argent des caisses de l’État pour le mettre dans la poche de leurs militants, à hauteur d’un milliard de dinars, et peut-être plus (cet épisode a d’ailleurs entrainé la démission du ministre des finances, M. HassineDimassi), ou de privatiser l’ensemble du secteur public tunisien, incluant la SONEDE et la STEG, ce que Ben Ali n’avait jamais osé faire, en le vendant à leurs amis à des prix dérisoires.

NidaâTounes, au contraire, se considère comme l’allié naturel du mouvement syndical. De plus, NidaâTounes est opposé à toute privatisation des secteurs vitaux de l’économie tunisienne, comme les secteurs de l’énergie, de l’eau et des transports, mais s’oppose également au bradage des entreprises confisquées lors de la révolution. Il s’agit d’un patrimoine précieux, celui de tous les Tunisiens, fleuron de l’économie tunisienne qui plus est, qui ne peut être cédé qu’après une analyse coûts-bénéfices des plus rigoureuses. Et si l’État ne trouve pas preneur pour des entreprises économiques non stratégiques, alors il doit continuer de veiller à la prospérité de ces entreprises, ne serait-ce que par respect pour le patrimoine de tous les Tunisiens et des emplois de celles et ceux qui y travaillent. Peut-on vraiment considérer qu’Ennahdha et NidaâTounes sont aussi dangereux l’un que l’autre pour les travailleurs ?

Nidaâ Tounes et la défense de l’État tunisien

Mais le problème le plus urgent posé à la Révolution est la volonté d’Ennahdha de devenir un RCD « halal », voire tout simplement un RCD en pire (comme semble le suggérer M. Marzouki dans son message au dernier congrès du CPR), avec des milliers de < > en son sein. Pour cela, ils sont prêts à tout : museler la presse ou la détruire, et, peut-être si le score de NidaâTounes est trop important, truquer les élections. Je ne suis malheureusement pas le seul à partager cette crainte, car le président de la République provisoire, M. Moncef Marzouki, et M. HammaHammami ont exprimé dernièrement les mêmes inquiétudes. Voilà un domaine où la comparaison est facile : M. Béji Caïd Essebsi a exercé le pouvoir du 27 février 2011 au 23 octobre 2011, tandis qu’Ennahdha gouverne depuis cette date. Quand M. Essebsi était au pouvoir, avons-nous été témoin d’un seul cas de censure d’un journaliste ? D’un seul cas d’emprisonnement pour des motifs oiseux ? D’une seule émission censurée pour manque de respect au gouvernement ? Les salafistes faisaient-ils la loi à cette époque ? Plus important encore, les élections ont-elles été truquées en faveur des amis de M. Essebsi ? Aux yeux des démocrates tunisiens, Ennahdha et NidaâTounes sont-ils vraiment aussi dangereux l’un que l’autre ? Les renvoyer dos-à-dos serait incompréhensible pour les Tunisiens.

La « gauche », une étiquette commode

Par ailleurs, l’histoire nous a prouvé à maintes reprises que seules les mobilisations et les luttes des travailleurs eux-mêmes permettent l’obtention d’avancées sociales significatives. Ces luttes peuvent se mener en toute autonomie, ou à travers le combat syndical, mais ce sont les travailleurs seuls qui tiennent leur destinée en mains. Un parti politique, aussi révolutionnaire et « de gauche » soit-il, ne peut remplacer le peuple, agir à sa place, ou penser pour lui. Par contre, un parti politique comme NidaâTounes, très lié au mouvement syndical réel, dont les contacts avec l’UGTT sont nombreux et réguliers, et qui compte parmi ses adhérents des milliers de syndicalistes, est en mesure de garantir la liberté syndicale, l’expression des intérêts de la classe ouvrière, et d’empêcher que les luttes des travailleurs soient un jour déclarées «haram», ou portant atteintes au sacré, par les antisyndicaux de la mouvance islamiste.

De plus, s’intituler « de gauche », « révolutionnaire », ou « socialiste » n’a jamais garanti quoi que ce soit en faveur des travailleurs. En France, le programme du Conseil National de la Résistance (CNR), qui a permis la nationalisation de la production énergétique et industrielle française et la création de la sécurité sociale universelle, un outil encore inégalé dans le monde, a été mis en place par le général de Gaulle, un homme de droite des plus bourgeois, tandis que les gouvernements socialistes des années 1980 et 1990 ont supprimé l’indexation des salaires sur l’inflation, instauré la rigueur et plus privatisé que l’ensemble des gouvernement de droite les ayant précédés. De la même manière, tandis que le gouvernement socialiste de Guy Mollet accentuait la répression coloniale en Algérie, c’est un gouvernement de droite qui accorda l’indépendance à nos frères et voisins, après des années de lutte anti-impérialiste. En politique comme ailleurs, et surtout en Tunisie, il faut se méfier des étiquettes : se faire appeler « islamiste » n’est en rien une preuve d’honnêteté ; se dire « de gauche » ne signifie pas que l’on va défendre réellement et efficacement les intérêts des travailleurs.

Actuellement, face à l’offensive antisyndicale féroce du gouvernement, le meilleur moyen de défendre les travailleurs, c’est de servir de relais et de partenaire politique au mouvement syndical, et à l’UGTT en particulier. La situation actuelle de la Tunisie est catastrophique, et si nous passons notre temps à nous entredéchirer, les prochaines élections risquent bien d’être les dernières. À part le mouvement Nidaâ Tounes, seul ou dans des alliances à venir,  je ne vois aucune organisation capable de rivaliser avec l’alliance salafistes-Ennahdha. Il est temps de mettre nos différends de côté, et de cesser les anathèmes. Comme le disait si justement Deng Xiaoping (secrétaire du Parti Communiste chinois dans les années 1970), « peu importe que le chat soit gris ou noir, pourvu qu'il attrape les souris ».

L’alternative aujourd’hui ne se réduit pas au dilemme entre l’alliance avec NidaâTounes et son rejet. La Tunisie, plus que jamais menacée dans son existence même, a besoin de la lucidité et du sens de responsabilité de son élite, toutes obédiences politiques confondues, pour remettre le pays sur la trajectoire de l’avenir, dans l’entente si possible. Mais aussi dans la confrontation, si le naufrage du pays devait se poursuivre sans espoir de salut, et ce dans le cadre d’un vrai mouvement de libération nationale, pour faire échouer le projet antinational des aventuriers d’Ennahdha. Prôner la stratégie du << ni – ni >>, ni NidaâTounes - ni Ennahdha, ou renvoyer dos-à-dos ces deux mouvements, serait au mieux une déplorable démission de la part d’hommes politiques de gauche, chevronnés et sincères, ou au pire, une posture suicidaire d’utopistes munis d’œillères. Ce n’est sûrement pas la réponse attendue par l’écrasante majorité de notre peuple.Sachons ne pas se tromper d’adversaire.

Abdellatif Ghorbal