Blogs - 04.07.2012

Quand Rached Ghannouchi s'entichait de l'Albanie d'Enver Hodja

En 1964, le jeune Rached Ghannouchi,  23 ans, diplôme de la Zitouna en poche,  débarque  au Caire pour y poursuivre ses études supérieures. Il trouve une ville en pleine ébullition. Le colonel Nasser vient de convier ses pairs arabes à un sommet, pour  riposter à la décision d'Israël de détourner les eaux du Jourdain. L’heure est donc  à l’union sacrée pour faire face au « défi sioniste ». « Sawt El Arab » est appelée à mettre une sourdine à ses attaques contre « les régimes réactionnaires arabes », alors que les opposants à ces régimes qui avaient trouvé refuge en Egypte sont sommés de quitter le pays. Le futur leader d’Ennahdha aura juste le temps de s’inscrire à la faculté d’agronomie  avant d’être, lui aussi, déclaré persona non grata.  Il opte pour l’Albanie «parce que c’est un pays musulman» et qu’il est «un fidèle auditeur de Radio-Tirana» dont il «apprécie tout particulièrement…les émissions culturelles »(1) Il ignore encore que ce pays est dirigé depuis 1944 par un dictateur sanguinaire et qui plus est, un athéiste militant qui fermera les lieux de culte et proclamera l'Albanie «première république athée de l'histoire», le fameux Enver Hoxha (ou Hodja), plus connu dans le monde arabe sous le nom d'Anouar Khouja.

Au même titre que Cuba, et bien avant la Libye de Kadhafi et le Soudan de Hassan Tourabi, l’Albanie était, dans les années 60, le refuge des militants de l'ultra gauche européenne et arabe qui étaient pourchassés dans leurs pays. Dotée d’émetteurs très puissants qui lui permettaient d’être captée dans toute la région, Radio-Tirana était à l’Albanie ce que, toutes proportions gardées, Saout El Arab était à l'Egypte nassérienne, dans les années 50 et 60  et la chaîne El Jazeera à Qatar aujourd'hui. 

Avant  de s’envoler vers ce pays, il s’ouvre de son choix à l’un de ses proches amis. Celui-ci  lui conseille plutôt la Syrie «qui est aussi un pays musulman» et où résident des Tunisiens qui pourraient l’aider à s’y installer. Rached Ghannouchi se range finalement  à l’avis de son ami. Bien lui en a pris, car on imagine mal le futur leader islamiste vivre dans le dernier pays stalinien.

M. Ghannouchi s’inscrira donc à la faculté des lettres de Damas et décrochera en 1968 sa licence de philo, avant de se rendre en France où il séjournera  une année avant de rentrer en Tunisie où il fondera en 1979, le Mouvement de la Tendance Islamique qui deviendra quelques années plus tard, le mouvement Ennahdha. On connait la suite : la persécution des islamistes des années 80, la parenthèse des années 87-89, puis l’exil, d’abord en Algérie puis en Grande Bretagne (pour Ghannouchi et sa "garde rapprochée"), en France ou en Suisse, exil qui prendra fin au lendemain de la révolution.

Jusqu’à l’âge de 27 ans, il s’était  gardé de tout contact avec la civilisation occidentale, de peur sans doute d’être confronté à des réalités qui viendraient contredire les a priori sur lesquels il avait  toujours vécu. Depuis, son court séjour parisien et surtout ses 20 années d’exil à Londres, au cœur même de la plus vieille démocratie du monde, ont dû lui dessiller les yeux.

On aura l’occasion de prendre la mesure de son évolution au IXe Congrès national d’Ennahdha  du 13 juillet. Celui-ci ne sera pas historique seulement  parce qu’il se tient pour la première fois de manière publique et légale, mais parce qu’il permettra de prendre la mesure de l’évolution des dirigeants d’Ennahdha et  leur volonté d’opérer les changements adéquats au sein d’un mouvement doctrinaire confronté pour la première fois à l’épreuve du pouvoir.

Même si le discours a évolué depuis une année, même si "les lignes rouges" que ce parti s'était fixé, ont bien reculé,au point  d'accepter un Etat civil et de se contenter du libellé de l'article premier de la constitution de 1959 sans  qu'il n'y soit  fait mention de la charia,  beaucoup reste à faire pour rassurer les Tunisiens, car le changement ne signifie pas seulement changer de réthorique, mais aussi accorder ses paroles avec ses actes et introduire une bonne dose de démocratie dans les rouages du parti.

Car Ennahdha est resté un parti monolithique dont le mode de fonctionnement n’autorise aucun débat contradictoire ou du moins tout débat débordant les limites fixées par le chef. C’est lui qui donne le la à la critique, siffle la « fin de la récréation », quand la discussion se prolonge au-delà du temps qui lui est imparti. Car tout, finalement, procède du chef. C’est lui qui impose ses vues comme l’a montré l’épisode de l’inscription de la charia dans la constitution qui a vu le bureau exécutif faire en 24 heures un virage à 180 degrés en entérinant la décision de M. Ghannouchi après un simulacre de débat. Ce monolithisme renforcé par le culte du chef a épargné certes au parti islamiste les soubresauts qu’ont connus les autres formations politiques. Mais à quel prix ? Lorsque «la confiance vient d’en bas et le pouvoir vient d’en haut», le débat démocratique devient illusoire. On attend également l’autocritique que le mouvement fera à  ces assises. Se limitera-t-on à lever un coin de voile sur le passé en se défaussant de la responsabilité de certaines dérives sur la police politique ? Ou bien, ira-t-on jusqu'au bout, en exerçant «un droit d'inventaire» sur l'action passée  qui pourrait déboucher sur une révision déchirante de la plateforme idéologique du mouvement ? 

Aujourd’hui, le mouvement islamiste est à la croisée des chemins. Il aura le choix entre un congrès qui  serait un remake du plénum du parti communiste nord-coréen et des assises démocratiques, on saura alors dans quelle mesure les dirigeants d’Ennahdha ont fait leur profit des leçons du passé.

Rached Ghannouchi nous a promis un congrès qui fera date dans l'histoire...de l'humanité. On n'en demande pas tant, mais tout simplement un congrès qui marque une ligne de fracture dans l'histoire du mouvement islamiste tunisien et qui rompt définitivement avec les dérives du passé. Ce serait déjà beaucoup.

Hédi Bèhi

 (1)les citations sont extraites d'une interview  de M. Rached Ghannouchi  dont l'essentiel a été publié dans la livraison de juillet de la version papier de Leaders