Lu pour vous - 02.06.2012

Rafiâ Bornaz : Militante tunisienne sous le protectorat

Elle a failli passer inaperçue, sauf pour ses proches et les vieux militants du mouvement national. Rafiâ Bornaz, qui s’est éteinte à l’âge de 89 ans, le 26 septembre 2011 à Tunis, dans la grande discrétion, était l’une des figures emblématiques de ces femmes tunisiennes modernes qui avaient largement contribué à la lutte contre l’occupant, payant son lot d’emprisonnements pendant deux longues années (1952-1954), sans être pour autant en être récompensée par la nouvelle République.

A une enfance chouchoutée et une jeunesse dorée entre la Médina et Salammbô puis La Marsa, dans une famille de la bourgeoisie tunisoise, a succédé un engagement militant dans le sillage du Néo-Destour et au sein d’associations caritatives, notamment la Goutte de Lait et le Secours National, fondés par Zakia Bey. Camarade d’enfance de la fille de Lamine Bey, elle deviendra sa secrétaire particulière et son bras droit dans ces oeuvres de bienfaisance. Assistante sociale s’occupant de cas sociaux et accompagnant les patients tunisiens envoyés pour soins en France, elle partagera également son temps dans la rédaction d’articles enflammés publiés dans les journaux avant-gardistes, le soutien aux militants nationalistes étant proches de Bourguiba et des autres leaders, et la participation aux manifestations et à la mobilisation de l’opinion publique.

Son activisme qui ne pouvait échapper à la police française finira par la faire arrêter et l’envoyer à la prison du 9-Avril, pour deux longues années, avant d’être acquittée. L’indépendance devait réaliser tous ses rêves, mais voilà que le sort réservé au Bey et à sa famille, après la proclamation de la République, lui vaudra une grande déception. Sa peine sera double, lorsqu’à peine mariée à un médecin dermatologue, Dr Abdelhamid Béji, qui lui donnera trois enfants, elle perdra son époux, qui succombera à la maladie. Veuve, avec ses enfants à charge, elle devra continuer à trimer pour subvenir aux besoins de sa famille, puis se contenter juste d’une modeste pension de retraite. Insensible à ses injonctions, le secrétaire particulier de Bourguiba lui opposera un refus catégorique de tout soutien financier et elle n’obtiendra, plus tard, qu’une modeste pension de militant d’un montant de 170 D par mois… Payait-elle ainsi sa proximité de Zakya Bey ou le tribut naturel de tout militant sincère qui ne sait pas monter d’assaut dans les lauriers des nouveaux dirigeants même s’ils lui étaient proches ?

Drapée dans sa dignité, Rafiâ Bornaz n’avait jamais accepté de parler de son parcours, malgré les multiples sollicitations. Ce n’est qu’au crépuscule de sa vie, tout récemment en 2010, qu’elle a fini par y céder, livrant ainsi ses souvenirs à sa parente, Alia Baccar, docteur d’Etat en lettres françaises et professeur émérite.

En cinq longs entretiens, filmés, d’au moins deux heures chacun, elle a ouvert son coeur.

Avec son style talentueux et sa méthodologie universitaire, Alia Baccar a su agencer ce récit, sur fond romancé et l’illustrer par une série de photos pour la plupart inédites. Tour à tour, elle nous promène à travers la Tunisie du XVIème siècle lorsque les premiers Bornaz étaient arrivés à La Goulette, pour s’installer dans la Médina, nous fait pénétrer dans l’ambiance de ces grandes familles et nous restitue l’enfance insouciante de Rafiâ, ses années école et lycée. Nous suivrons ses pas lors de son premier éveil nationaliste et son engagement au coeur de la résistance en véritable panthère noire. L’auteur nous introduit tout à la fois dans les réseaux militants, les oeuvres sociales et au palais beylical en décrivant, avec force détails significatifs, les cérémonies féminines et les rencontres musicales, avant de nous plonger avec Rafiâ dans l’univers carcéral, durant sa captivité au 9-Avril. Vint ensuite l’euphorie de l’indépendance, puis les années difficiles.

Un véritable voyage à travers une histoire passionnante, une époque-clé et un personnage saisissant qu’Alia Baccar réussit avec beaucoup de raffinement. «Témoignage de qualité, comme l’écrit en préface Abdesslem Ben Hmida, professeur d’Histoire contemporaine, mais aussi oeuvre respectant les obligations du métier d’historien. Cet ouvrage permet également de mieux connaître la contribution de la femme tunisienne à la lutte pour la libération nationale». L’abondance des références et des illustrations et la qualité de l’édition lui confèrent un plus.

Rafiâ Bornaz
Militante tunisienne
sous le protectorat
Par Alia Baccar
Editions Nirvana, 134 pages
mars 2012, 28 DT