Opinions - 31.05.2012

Croissance de 4.8% : Où réside la manipulation ?

Les responsables gouvernementaux ont affiché avec fierté les résultats relatifs à la croissance réalisée pendant le premier trimestre 2012. Avec une augmentation de 1.2% par rapport au dernier trimestre 2011, ils annoncent un taux de croissance en « Glissement annuel » de 4.8%. Ces résultats ont été utilisés pour atténuer l’impact médiatique de la dégradation de la note souveraine du pays par l’agence S&P, et même remettre en cause la valeur et l’objectivité de cette notation.

Dans le camp opposé, beaucoup  ont tenté de semer le doute sur ce taux de croissance allant jusqu’à remettre en cause la véracité des informations et la crédibilité de l’Institut National de la Statistique, non sans faire le lien avec l’incompréhensible limogeage, il ya quelques semaines, du Directeur général de cette institution. La cacophonie régnant  au sein du gouvernement lui-même ne faisant qu’amplifier ce sentiment.

Ceux qui, comme moi, connaissent l’INS, savent qu’il s’agit-là d’une véritable Institution dont on peut certes discuter certains choix au niveau méthodologique, mais ne jamais remettre en cause la compétence et l’intégrité de l’institution elle-même et de ses cardes, même sous les périodes les plus sombres de notre histoire.
Ce que je peux dire d’emblée est que les chiffres présentés par l’INS sont réels et incontestables. Mais alors, où réside la manipulation, si jamais il y en a.

Comprenons d’abord, ce que veut dire « Une évolution en glissement annuel ».
Une évolution en glissement compare la valeur d'une grandeur à deux dates, séparées en général d'un an ou d'un trimestre.

Par exemple, le glissement annuel d'une variable à un trimestre T donné correspond au taux d'évolution (en %) obtenu en rapportant le niveau de la variable en T à son niveau au même trimestre de l'année précédente (T-4). Le glissement trimestriel est obtenu en rapportant le niveau de la variable en T à son niveau au trimestre précédent (T-1). En revanche, une évolution en moyenne annuelle compare la moyenne d'une année à la moyenne de l'année précédente. Ainsi une phrase telle que « En 2010, l'emploi salarié a augmenté de... »peut avoir deux significations : selon que l'on se réfère à la moyenne de l'emploi salarié au cours de l'année 2010 par rapport à la moyenne de 2009, ou bien qu'on compare, en glissement, la situation au 31 décembre 2010 par rapport au 31 décembre 2009.

Ces deux évolutions peuvent être très différentes. Par exemple, si l'année N-1 est fortement croissante et l'année N faiblement décroissante, alors l'évolution en moyenne annuelle peut être positive alors que l'évolution en glissement est négative, et inversement.

Le tableau et le graphique ci-dessous disent tout.

PIB trimestriel (Prix constant 2005)

Trimestre

PIB

Taux de croissance trimestriel

Glissement annuel

T1-2010

13056.7

1.2%

4.6

T2-2010

13148.3

0.7%

3.6

T3-2010

13206.2

0.4%

2.8

T4-2010

13182.8

-0.2%

1.4

T1-2011

12645.4

-4.1%

-3.7

T2-2011

12932.7

2.3%

-2.1

T3-2011

13119.5

1.4%

-1.5

T4-2011

13119.5

0.0%

-1.4

T1-2012

13276.9

1.2%

4.8

Source: INS

     

D’abord, le taux de 1.2% de croissance trimestrielle n’est pas un taux exceptionnel. Je vais vous choquer, en disant, comme on peut le constater sur le tableau, que le gouvernement de Caïd Essebsi a fait mieux pendant les deuxième et troisième trimestres 2011, avec respectivement 2.3% et 1.4%. Mais quid alors de ce 4.8% en glissement annuel ? Le 4.8% est la variation en comparaison avec le premier trimestre 2011. Ce trimestre « béni »  est… le pire trimestre de toute l’histoire de la Tunisie contemporaine en termes de croissance du PIB, avec -4.1% par rapport au quatrième trimestre de 2010 et -3.7% en glissement annuel, c'est-à-dire par rapport au premier trimestre de 2010   C’est normal, le pays était pratiquement paralysé. Il est normal qu’en comparaison, le premier trimestre de 2012 fasse œuvre de champion ! Par ailleurs, ce glissement annuel n’a aussi rien d’exceptionnel. La dernière décennie par exemple a connu souvent (voir 2006 et 2007, par exemple) des taux beaucoup plus élevés. Voilà !
Cette histoire me rappelle un adage devenu populaire que j’ai parfois répété à mes étudiants dont certains sont devenus de hauts cadres de l’INS : « Les statistiques pour l’homme politique, c’est comme le réverbère pour l’ivrogne, c’est fait pour se tenir et pas pour s’éclairer ! ».

Mohamed Hedi Zaïem
Professeur à l’Ecole Supérieure de la Statistique et d’Analyse de l’Information de Tunis