News - 31.05.2012

Egypte : Requiem pour une révolution ?

Le verdict des urnes égyptiennes sonne à première vue comme une fin de partie pour la révolution. Dix huit mois après le 25 Janvier, c’est en effet à un remake du film « Moubarak et ses frères », dont ils avaient été gavés durant trente deux ans, que les citoyens égyptiens auront droit en guise de second tour. Un film au partage des rôles parfaitement réglé. Au premier, et à l’appareil militaire derrière lui, la réalité du pouvoir, surtout économique d’ailleurs. Car on ne comprendrait pas la réalité de l’Egypte si l’on oubliait le rôle économique de premier plan qu’y joue l’armée : près de 30% de l’appareil de production est contrôlée par elle, sans même évoquer les commissions générées par des marchés d’armements, dont elles sont devenues le principal objet depuis la neutralisation militaire du pays à Camp David. Aux seconds, un magistère moral et caritatif dans une société abandonnée à elle-même. Une société où les Frères Musulmans se sont peu à peu substitués à l’état – avec sa bénédiction – dans chacune des fonctions que celui-ci désertait, l’éducation et la santé en premier lieu. Usant de fonds en provenance d’ailleurs, ils ont pris sur eux de maintenir les pauvres – l’écrasante majorité de la population égyptienne ! - dans un état de misère « supportable », en leur apportant les services minimaux que l’état et les collectivités ont cessé de prendre en charge. En s’assurant ainsi une reconnaissance et une dépendance qui s’étendent jusqu’au champ politique.

Jusqu’à la révolution, ce face à face semblait arranger tout de monde, et en premier lieu les deux protagonistes. Mais il convenait surtout à Israël et aux USA, en ce qu’il préservait un semblant de stabilité au pays tout en gelant son rôle politique dans la région. La révolution avait donné le sentiment de mettre un terme à cet équilibre, dont les deux acteurs principaux paraissaient  – les Frères ne s’étant ralliés que tardivement au mouvement – avoir été durablement mis hors-jeu.

Mais c’était compter sans les pesanteurs sociologiques et le besoin d’ordre et de sécurité. Comme en Tunisie, passée l’euphorie des premiers moments, le peuple a été renvoyé à la dure réalité de sa vie quotidienne. Comme en Tunisie, la nature a prouvé son horreur du vide, de ce vide que l’absence de l’état génère, avec son cortège d’insécurité, de dépassements de la part des uns et des autres, de désertion des instances de régulation. Avec son florilège de misères sociales, d’emplois qui se désagrègent au rythme des désinvestissements, et de prix qui flambent au rythme des chutes de production.

Du fait de son caractère spontané et inorganisé, et de l’incapacité qui en est résultée à mettre en place l’ordre nouveau qu’elle était censée porter, la révolution égyptienne – tout comme son aînée tunisienne – n’a pu répondre aux besoins critiques de sa population en matière de sécurité et de stabilisation économique. Et ceux-ci n’ont donc pu s’exprimer que par le retour/recours aux figures de l’ordre ancien.  La puissance de l’appareil de la confrérie d’une part et celle des réseaux toujours vivaces du PND d’autre part ont fait le reste.

Pour autant, s’agit-il d’une contre-révolution ? L’histoire récente nous invite à davantage de circonspection. Souvenons-nous que la chute du mur de Berlin a été suivie, à partir de 1992, d’un retour au pouvoir par les urnes des anciens  partis communistes en Lituanie, en Pologne, en Hongrie et en Bulgarie. Sans que cela se traduise par un retour à l’ordre ancien. Comme en Egypte ou en Tunisie, il n’y avait pas eu dans ces pays de génération spontanée de nouvelles élites politiques, et celles qui avaient déjà servi ont donc été les seules à même de servir à nouveau pour assurer la transition. Et comme en Europe de l’Est, on peut donc espérer que le personnel politique ancien ne servira que de passeur vers le nouvel ordre égyptien dont il ne peut empêcher l’avènement.

La mutation de la conjonction d’intérêts actuelle entre les Frères et les Fouloul de l’ex-PND vers une alliance stratégique en bonne et due forme, via un partage de rôles plus équilibré – selon le mode pakistanais par exemple – en vue de leur assurer une hégémonie durable sur la société, constitue une autre hypothèse. Une hypothèse improbable toutefois, au moins dans l’immédiat, tant les positions et les électorats paraissent irréconciliables. Même si des compromis et des rapprochements tactiques sont évidemment à attendre entre les deux parties. Car il faut être fort pour négocier de tels arrangements stratégiques, et aucune des deux parties ne l’est suffisamment : chacune ne pèse que le quart de l’électorat, et elles ne représentent ensemble que moins de sa moitié. Le chiffre qui a constitué une divine surprise pour Ahmed Chafiq est en en revanche une sévère déconvenue pour le candidat des Frères, ainsi que pour leurs alter-egos salafistes, qui ont perdu près de la moitié de leur addition de voix en six mois d’exercice législatif : 70% en novembre, moins de 40% d’aujourd’hui.

C’est encore beaucoup, certes. Mais certainement pas assez pour que le président que l’Egypte portera au pouvoir le 17 juin soit un nouveau Moubarak. Quel qu’il soit, il aura besoin de compter avec  la société, avec tous ses acteurs, et non plus seulement avec l’autre figure de l’ordre ancien.

La véritable surprise de ce scrutin, c’est en effet le début de cristallisation d’une troisième force – non confessionnelle – dans un pays qui compte une forte minorité de chrétiens, et où le principal danger d’instabilité provient des éventuelles crispations communautaires. Autour de Hamdeen Sabbahi, plus de 20% des électeurs se sont reconnus dans le projet d’état civil pour la société égyptienne. Auxquels il faut ajouter les 11% de Amr Moussa  et sans doute une bonne partie des 17% de voix recueillies par Aboul Foutouh, même s’il est difficile de démêler ces dernières des voix salafistes curieusement ralliées à sa candidature en dépit de la modération de son discours islamisant. Ce bloc civil, qui pèse aujourd’hui autour de 40%, soit autant que les islamistes, et sans doute davantage que les « fouloul » de l’ancien PND, sera pourtant absent du second tour du fait de son éparpillement et de son absence de structuration. Mais il constituera certainement l’un des principaux facteurs de recomposition du champ politique égyptien dans les prochaines années. Et après avoir totalement manqué son premier rendez-vous post-révolutionnaire avec les urnes, et n’avoir réussi le second qu’à moitié, il ne fait pas de doute que le train électoral sifflera pour lui une troisième fois.

Mohamed JAOUA
(1) Universitaire