Lu pour vous - 22.03.2012

Mémoires de Hédi Mabrouk : Feuilles d'Automne Ladgham, Nouira, Mzali et les autres

Il aura fallu attendre pas moins de onze ans après sa disparition pour que paraissent enfin ses mémoires. On le doit à sa famille qui, après avoir respecté ses voeux, s’est décidée à cette publication, mais aussi à l’inlassable éditeur, Mohamed Masmoudi (Sud Editions) qui n’y a jamais perdu espoir.

Après celles de Béji Caid Essebsi, Mansour Moalla, Mahmoud El Materi, Ahmed Mestiri et autres Moncef Mestiri, dans la même collection, les mémoires de Hédi Mabrouk, intitulées «Feuilles d’Automne», prennent une saveur particulière.

Ambassadeur de Tunisie à Paris qui a battu le record de la plus longue période passée en poste dans la capitale française (13 ans, de 1973 à 1986) et dernier ministre des Affaires étrangères de Bourguiba, H. Mabrouk a été sans doute un témoin privilégié du sérail. Dans la préface qu’il lui consacre, Chedli Klibi dresse son portrait de «diplomate hors pair ». Et dans les bonnes feuilles extraites du chapitre Pléiade, que nous publions, Hédi Mabrouk nous gratifie des propos que tenait Bourguiba à l’égard de nombre de ses proches collaborateurs: Béhi Ladgham, Hédi Nouira, Mohamed Mzali, Chedli Klibi, Mohamed Sayah…

…Bourguiba releva le défi, entouré de compagnons de valeur, révélés compétents pour leur nouvelle mission : Bahi Ladgham responsable de l’administration, Mongi Slim faisant honneur sur la scène internationale (après avoir dirigé dans la turbulence yousséfiste le ministère de l’Intérieur), Hédi Nouira gérant à divers titres l’économie et Taïeb Mehiri méritant vigile de la sécurité intérieure.

Toute une pléiade de responsables et de cadres administratifs consacra son énergie et ses ressources d’initiative afin de contribuer laborieusement à la réussite d’un difficile pari. D’autres jeunes, initiés à la gouvernance, se sont joints à eux pour seconder leurs aînés et plus tard pour assurer le relais, mais les quatre premiers noms cités demeureront les vétérans de l’équipe bourguibienne et s’inscrivent de plein droit dans sa légende vécue. Les générations qui se sont succédé derrière le panache de Bourguiba constituent un impressionnant palmarès dont les composantes et la diversité sont telles que des observateurs le désignaient comme «un mangeur d’hommes».

Il conserva un souvenir durable de ceux qui ont laissé leur empreinte sur son sillage. J’en eus la démonstration lorsque je l’entendis évoquer leurs noms et commenter le caractère de chacun devant moi. Il ne s’en gênait pas parce que, me situant hors-jeu du pugilat politique militant, je ne m’amuserais pas à m’en servir comme un quelconque atout dans ce jeu et, surtout, il avait déjà eu à tester ma discrétion.

Cela me permit, bien des fois, de connaître sa pensée profonde à leur sujet. J’en ai conservé des traces, transcrites sur des feuillets reproduisant l’intégralité de ses propos.
Par exemple, Bahi Ladgham était pour lui :

«Un homme loyal qui aurait pu l’être autant avec Salah Ben Youssef si je ne le lui avais pas arraché.
«On pourrait lui confier en toute tranquillité l’administration du pays dans un état de paix sociale.
«C’ est bien parce que je sais qu’il peut être plus utile que je le bouscule parfois pour le faire bouger.
«Et lorsque je le brusque, je le regrette; car j’ai pour lui beaucoup d’estime.
«Je pense qu’il s’est embourgeoisé, par effet d’alliance, et cela l’amollit».

Quant à Hédi Nouira auquel le liaient, tout à la fois, un sentiment de fraternité, de compagnonnage bien ancien et une sorte de respect mutuel, souvent exacerbé par des distorsions dues à un froid affrontement de la fougue de l’un avec l’apparente placidité de l’autre, Bourguiba en disait :

C’est un homme d’une grande rectitude à mon égard et dans son comportement politique. J’ai pensé à lui depuis bien longtemps pour diriger le gouvernement mais quelques responsables du Parti menés par Taïeb Mehiri ont manifesté leur hostilité et j’ai évité de le mettre en difficulté avec eux ... Il faut dire qu’il est agaçant par son hermétisme. Silence ! Silence! On ne peut rien en tirer que ce qu’il veut dire ... Mais, lorsqu’il écrit, c’est autre chose ! Un brillant éditorialiste ... c’est un excellent gestionnaire ... je lui reproche seulement de truffer ses discours de statistiques auxquelles le peuple ne pige rien ou bien n’en est pas pour autant convaincu.

Hédi Nouira ne m’a jamais rendu d’une manière ouverte l’affection que je lui porte, mais je suis sûr qu’il en a beaucoup pour moi ! L’essentiel est que j’ai confiance dans sa capacité à gouverner ... Sa maladie a contrarié mes projets ... Je voyais en lui un successeur rassurant... Mais il est âgé et il n’est pas évident qu’il me survive».

De fait, Bourguiba était très embarrassé d’annoncer à Hédi Nouira qu’il était contraint de le décharger de sa mission de Premier ministre compte tenu de sa longue maladie et de sa difficile convalescence.

Il fallut la nette prise de position de Nouira «donnant priorité absolue aux intérêts de la nation avant toute chose» pour que le Président se décide à lui annoncer que son choix s’était porté sur Mzali.
Mzali, il l’ estimait, il le considérait comme «un homme de gouvernement qui avait de bonnes ressources pour me seconder et s’initier à l’exercice difficile du pouvoir suprême, mais il était trop pressé de s’y installer; je le sentais trépidant d’impatience à mes côtés.

«Il se créait aussi beaucoup de problèmes par des propos déplacés et blessants.
«Il voulait imiter mes formules souvent dures mais il ne savait pas que moi, il m’arrivait de blesser et d’apporter aussitôt le baume pour cicatriser la blessure.

Un fait mérite d’être relevé au sujet de Mohamed Mzali, Premier ministre qui n’a pas donné lieu à confidence dans nos conversations. Il était invité à l’une des manifestations du Comité international olympique à Athènes et venait demander au Président l’autorisation de s’y rendre. Bourguiba se montra réticent et lui conseilla de ne pas s’absenter, ajoutant qu’il avait beaucoup à faire comme Premier ministre et que « le jour où il sera Président, il pourra agir à son gré ». Mais Mzali s’obstina à vouloir effectuer le voyage.

Lorsqu’il quitta le Président, celui-ci ne put s’empêcher de murmurer en soupirant devant un confident : «Si Mohamed ne m’accorde plus considération (khrat alia), il est temps de m’en séparer !».
Il le disait avec une réelle amertume parce qu’il appréciait tout à la fois son tonus et sa culture. II semblait atteint d’une vraie déception.

Il eut l’occasion de mesurer le changement intervenu dans le comportement de Mzali en racontant que celui-ci aussitôt nommé l’informa qu’il avait choisi comme proche collaborateur Mezri Chekir. Lorsque le Chef de l’Etat lui fit remarquer que Chekir avait fait un très bon travail au planning familial et qu’il était préférable de l’y maintenir, M. Mzali se rétracta immédiatement, et offrit d’annuler cette nomination sans essayer de justifier ni son choix ni son annulation. Ainsi Bourguiba compara avec une amère ironie le zèle du promu à se renier trop promptement et l’entêtement désinvolte du Premier ministre bien installé dans ses fonctions.

De tous ses Premiers ministres, seul Rachid Sfar n’avait jamais donné lieu à une quelconque appréciation en ma présence. Il semblait le considérer, sous l’angle d’un cas de conscience, comme une relique de ses rapports parisiens avec Tahar Sfar auquel il vouait, depuis l’époque de leurs études de droit dans la capitale française, une amitié que rien ne pouvait briser ; car il pensait avoir été responsable de sa déplorable dérive en l’ayant associé à son combat politique tumultueux alors que cet honnête avocat, homme de réflexion tranquille, n’y était nullement prédestiné.

La mansuétude de Bourguiba avait atteint des sommets lorsque Tahar Sfar, ébranlé sous le choc de la singularité de sa situation, le lâcha devant le juge français De Guérin ; le Chef du Parti, apitoyé, le couvrit en déclarant que « si cela pouvait sauver ce pauvre type, il prendrait lui-même toutes les accusations à sa seule charge ».
Cette horrible mésaventure plongea le pacifique avocat théoricien dans le précipice d’une inexorable déchéance ... intellectuelle.

… Dans la galerie de ceux qui l’accompagnèrent en dirigeant son cabinet, Bourguiba avait gardé un souvenir sympathique de Ben Fadhl et une grande estime pour Amor Chadli. Il évoqua, un soir à Paris à l’Ambassade, avec une sorte de déférente nostalgie, le temps où le cabinet était dirigé par Chedli Klibi :

«Je ne sais pour quelle raison j’avais accepté de me séparer de Chedli Klibi qui m’offrait à Carthage dans mon entourage un environnement serein et de haut niveau ... Sans avoir l’air de contester certaines initiatives à risques, il savait d’une voix douce, juste audible, relever avec sagesse leur intérêt incertain et vous en éloigner.

« Je ne sais pas si cela ne contrariait pas autour de moi ... Pourtant il n’essayait pas d’occuper le devant de la scène ... Il était simplement à la fois présent et discret ».

Au cours de ce monologue repris souvent dans les après-midi, en tête à tête dans l’Ambassade à
Paris, le nom de Mohamed Sayah revenait sans cesse. Il appréciait en lui «l’ardeur du militant et le dévouement du disciple». Je ne l’avais jamais entendu exprimer la moindre réserve à son sujet ; cela, même lorsqu’il le soumettait périodiquement à une révision de son statut. Je retrouve dans mes notes, juste ce bref commentaire :

«Sayah qui, comme la plupart des jeunes, s’ est formé dans le moule révolutionnaire, communiste m’a-t-on dit, en conserve une tendance au secret ; c’est comme cela que les gens ne découvrent pas en lui les grandes qualités qui sont les siennes.

«Il a une exceptionnelle force de caractère et une solide capacité de travail qui en font un organisateur efficace comme ministre ou comme meneur d’hommes ... Parmi ses camarades et même ailleurs, on le craint».

Hédi Mabrouk
Feuilles d’Automne
Par Hédi Mabrouk
Sud Editions, Mars 2012