News - 08.02.2012

Les deux fautes de Bourguiba selon Abdelwahab Meddeb

Les deux fautes de Bourguiba

Ce qui arrive aujourd'hui à la Tunisie incombe à la responsabilité de Bourguiba, l'homme qui avait fondé un Etat "instituteur du peuple" (Rousseau), afin de lui donner le degré d'instruction nécessaire pour parvenir à la culture démocratique sans laquelle l'avènement de la démocratie ne peut qu'être dévoyé (comme ce à quoi nous assistons aujourd'hui). Bourguiba a oublié dans son instruction de mettre en place les étapes qui conduisent de l'Etat autoritaire à l'Etat démocratique.

Au lieu de cela, Bourguiba a renforcé la structure du parti-Etat autour du dictateur, il a bloqué la société civile, il a asséché le sol politique, il a renforcé le refoulement des référents qui tournent autour de l'arabité et de l'islam (ce qui nous envahit aujourd'hui c'est ce que la psychanalyse appelle "le retour du refoulé"). Ces multiples blocages vont favoriser la catastrophe que fut le coup d'Etat qui fit venir au pouvoir ce pauvre bougre inculte voyou maffieux que fut Ben Ali. Avec lui l'Etat a été dérouté de sa vocation publique et le bien commun a été détourné vers l'intérêt privé.

Bourguiba a eu deux points de cécité qui, s'ils lui étaient éclairées, nous aurait évité la catastrophe actuelle :

1. Il démantela la Zitouna en 1957 : je proviens d'un milieu zitounien, je connais de l'intérieur les effets de ce démantèlement accompagné de l'humiliation d'un corps "clérical" qui était avant lui paré de gloire. Avec la pérennité de la Zitouna, aurait perduré une institution où le "Pontife" aurait pu jouer son rôle régulateur en tant que dispensateur de normes au nom de la croyance encore profondément enracinée dans le coeur des citoyens. Sur cet aspect ma critique s'atténue car Bourguiba, en pur produit de la culture française de la IIIe République, ne pouvait envisager la nécessité de maintenir une niche traditionnelle dans une perspective de modernisation ; c'est qu'il partageait la vision laïque réductrice qui ne pouvait percevoir la part du sacré dans l'économie de l'humain. Cela me rappelle la querelle que suscita Georges Bataille au sein du comité de rédaction des Temps Modernes : Bataille a en effet été raillé et par Sartre et par de Beauvoir et par Merleau-Ponty, il a été traité de bigot lorsqu'il eut à présenter en tant qu'athée ses thèses autour de "l'expérience intérieure", de la "hiérologie" (à distinguer de la théologie) : le discours raisonné sur le sacré déborde le logos que suscite le dogme divin. Bref, Bataille n'était pas compris par la bande qui le recevait lorsqu'il avait insisté sur la prégnance de l'expérience du sacré, laquelle excède la croyance ou l'adhésion à quelque credo établi. Le discours d'un mystique orphelin, d'un religieux athée ne pouvait dans les années 50 être reçu. Il va falloir attendre une décennie pour que cette configuration paradoxale emporte l'adhésion. Deleuze relira pour nous Nietzsche dans la distinction entre religion et religiosité. Lacan introduira la référence mystique dans la tension entre loi et désir à travers le partage du féminin et du masculin. Ainsi ces deux approches ont-elles balisé le chemin qui conduira à l'acceptation de Georges Bataille et à la nuance qui corrige la vision laïque réductrice. J'ai donné il y a une dizaine d'années une conférence où j'ai évoqué cette question à Carthage (Beit al-Hikma) ; il y avait parmi les auditeurs Chédly Klibi qui m'avait dit avoir assisté au débat autour de Georges Bataille organisé par Les Temps Modernes à Paris, au milieu des années 50. Et il admettait qu'à l'époque, lui-même, comme tous les Bourguibiens, partageait cette vision réductrice. Après tout, le savoir traditionnel, équivalent à celui qui émanait de la Zitouna, continue d'exister et de produire jusqu'à aujourd'hui dans la France républicaine qui tient tant à sa loi de 1905 séparant définitivement l'Eglise et l'Etat. Ce savoir d'origine proto-médiévale est toujours protégé par des institutions que soutien le Saint-Siège, à l'instar des "Etudes thomistes" ou des "Etudes augustiniennes". Au-delà du contexte géopolitique du triomphe islamiste dans la territorialité islamique, j'attribue le culte sauvage de la lettre (qui fait des ravages aujourd'hui en Tunisie) au moins partiellement au retour du refoulé zitounien.

2. La deuxième occasion qui s'est présentée à Bourguiba est strictement politique : elle s'est manifestée à travers le congrès destourien de Monastir (Octobre 1971) : de fait le parti était divisé en deux tendances quasi égales. Bourguiba aurait pu tirer les conséquences de cette réalité et encourager la division du parti en deux entités ; il aurait été ainsi le président arbitre qui aurait pour un temps veillé à la constitution  d'une structure bi-partisane à l'Anglo-saxonne qui reste le gage le plus sûr pour consacrer la pérennité démocratique. Il eût fallu pour cela tempérer l'aspect régionaliste (Tunisois contre Sahéliens) qui avait surdéterminé le clivage qui s'était exprimé à Monastir. Au lieu d'emprunter cette voie de la clairvoyance, Bourguiba avait annulé les décisions du congrès et s'était enfoncé dans la cécité monologique qui allait le conduire à prendre la décision désastreuse de la "présidence à vie". Bourguiba, je l'ai écris maintes fois, était ambivalent ; en sa personnalité s'agglomérait deux contraires que rien ne concilie sinon la mystérieuse alchimie qui produit le caractère humain : il était à la fois l'homme instaurateur de l'Etat de droit tout en restant attaché à la tradition tyrannique de l'Emirat. A cette ambivalence s'ajoute le caractère clinique de sa paranoïa.

Maintenant, nous n'avons pas à nous lamenter sur notre sort. Nous avons à résister et à mener le combat pour trouver la voie du "sauf" dans notre monde dévasté. Deux directions s'imposent :

- D'abord s'organiser autour d'un parti politique aussi présent dans toute la société et aussi bien organisé qu'an-Nahdha ; un parti qui devrait veiller à combler le fossé entre la khaçça et la 'âmma; un parti capable d'absorber l'atomisation de notre camp, si néfaste pour la naissante démocratie, si avantageuse pour la partie adverse ; un parti fort face à celui des islamistes rétablirait la saine règle démocratique fondée sur le bi-partisme.
- Ensuite ne point déserter le front de la création et de la pensée pour mener le combat des valeurs dont le pivot est la liberté. Pour ce faire, toute forme d'intériorisation de l'autocensure serait funeste.

Abdelwahab Meddeb