Opinions - 29.01.2012

Une constituante démocratique à l'ombre de l'islamisme?

Si le parti vainqueur du scrutin du 23 octobre avait été un parti de type ordinaire dans la droite ligne du schéma classique de la politique démocratique, cela n’aurait posé de problème à personne. Mais le fait qu’il s’agit d’Ennahdha, qui se dit parti politique «civil»( ?) (hizb siyassi madani), tout en affirmant cependant «s’inspirer dans ses choix et ses programmes des préceptes de la religion islamique», cela constitue à mon sens une curiosité politique digne de figurer comme question d’école, aussi bien du point de vue de la pensée politique contemporaine elle-même que de celui de la simple pratique politique.

Une curiosité disais-je, parce qu’en vérité, un régime qui se proclame républicain ne peut, sans se contredire, se prévaloir d’une autorité légitime politique autre que celle qui est reconnue de droit au peuple comme source unique de la souveraineté politique, je veux dire celle qui est fondée sur le contractualisme du droit positif moderne, même si à bien des égards, d’autres formes de légitimité spirituelles ou religieuses peuvent exister.

Je veux dire précisément que toute tentative visant à dénaturer cette souveraineté politique octroyée au peuple, en l’amputant par exemple de certaines prérogatives, ou en la soumettant à d’autres forces souveraines concurrentes, qu’elles soient extranaturelles ou mondaines, ne peut être qu’une tentative vaine qui, en plus de la confusion qu’elle sème dans les esprits, la situe d’emblée à contre-courant de l’esprit républicain moderne dans son essence. Il faut comprendre qu’il s’agit là de l’esprit qui anime la pensée laïque, et qui dans ses diverses figures, mène un combat pour l’instauration universelle du principe de la séparation entre l’Etat et la Religion, l’Etat moderne étant par définition l’espace neutre, ou si l’on veut le lieu de confluence des diversités citoyennes, et non l’instrument séculier et profane d’un culte ou d’une religion.

Mais qu’est-ce à dire ? Serions-nous en train de suspecter Ennahdha de double langage et aussi, ce qui serait plus grave, d’incohérence politique ? Ce parti n’a-t-il pas remporté haut la main les élections de l’Assemblée nationale constituante, de sorte qu’il est plutôt de mauvais goût de lui faire chicane sur sa légitimité populaire?

Il faut reconnaître sans doute que personne ne doute en gros de la transparence et de l’honnêteté des élections du 23 octobre, mises à part quelques récriminations de détail. Seulement et malgré tout, bien des voix s’élèvent chez nous pour exprimer des craintes sérieuses vis-à-vis de la teneur républicaine du parti qui se trouve par la voie des urnes et le plus légitimement possible à la tête d’une coalition gouvernementale et parlementaire contre–nature, il faut bien le dire, et qui, à brève ou à moyenne échéance, mettra très probablement à rude épreuve notre toute jeune démocratie.
Mais au fait, que s’est-il donc passé lors de ces dernières élections pour susciter de telles inquiétudes, surtout après que le verdict des urnes s’est traduit par une coalition parlementaire pour le moins bizarre ?

En bonne logique électorale il est vrai, il n’y aurait rien à redire, puisqu’au petit jeu des regroupements parlementaires, presque tout est permis afin que se dessine rapidement au sein de la Constituante les lignes de démarcation entre le bloc au pouvoir et celui des formations politiques qui se déclarent devoir être dorénavant dans l’opposition.

Mais là où le bât blesse, c’est qu’il s’agit d’un parti, Ennahdha en l’occurrence, qui n’a pas réussi, selon moi, à convaincre ses contradicteurs ou bien ses adversaires de la bonne foi…de sa politique républicaine. Trop de discordances dans son discours! On ne sait plus où donner de la tête.
Mais de quoi s’agit-il enfin ? D’un parti politique tout court, c’est-à-dire d’un parti non confessionnel au sens moderne du terme, ou bien d’une association caritative de la société civile, ou alors d’un parti politique religieux, mais qui toutefois ne veut pas dire son nom ?

Il faut dire que les déclarations de certains de ses dirigeants éminents laissent planer le suspense entre les trois possibilités à la fois ; sans parler bien entendu des débordements soi-disant collatéraux de l’armée de réserve salafiste qui contribuent déjà à semer le doute et la terreur dans le rang de nos paisibles concitoyens. Ennahdha a beau essayer de trouver la parade à ce trilemme en déclarant qu’elle est plutôt un mouvement politique(ou un parti) civil «hizb siyassi madani», mais cela ne diminue en rien la perplexité dans laquelle se trouve le citoyen, car un parti étant par essence politique, cela lui ajouterait quoi de l’affubler du qualificatif.de «civil» ? Car n’étant nommément ni un parti religieux ni une O.N.G. pour mériter le distinctif de civil» madani», quel genre de parti serait-il donc ?
La réponse se trouve peut-être dans la dénomination complète du parti Ennahdha qui, ainsi que je l’avais évoqué plus haut, se dit être expressément «un parti politique civil qui s’inspire des principes de l’islam et de la culture arabo-musulmane».

On peut penser évidemment qu’une telle dénomination ne devrait pas faire problème, du moment qu’il s’est formé depuis longtemps un quasi consensus sur la particularité attribuée à l’Etat tunisien, à savoir celui d’être un «Etat indépendant et souverain dont la religion est l’Islam et la langue l’arabe». Il reste cependant que l’équivoque n’est nullement levée, du moins d’un point de vue strictement moderniste.

En effet, le problème reste entier de par la collusion savamment entretenue entre le caractère à la fois politique et civil du parti («siyassi et madani»), formulations qui voudraient signifier qu’il est question en fait d’un parti politique religieux, mais qui aurait intérêt, du moins pour l’instant, à mettre en sourdine son identité religieuse, puisqu’il se déclare publiquement comme un parti de nature civile, autrement dit sans connotation religieuse particulière, alors que dans le même mouvement, il ne recule pas devant l’affirmation conjointe et plutôt contradictoire «qu’il s’inspire dans ses choix et ses programmes des préceptes de la religion islamique».

Peut-être qu’une telle formulation est considérée comme moins contraignante idéologiquement, et donc plus souple politiquement qu’une théocratie publiquement proclamée; affirmation politique qui ne manquerait pas justement de susciter la méfiance ou la susceptibilité de bien des démocrates aussi bien chez nous que dans le monde… ?

Mais à quoi donc rimerait tout cela ? Je ne pense pas en tout cas qu’il s’agit là d’un vulgaire tour de passe-passe langagier ou d’une anodine querelle de mots. Au contraire, je suis enclin à croire que derrière ces joutes oratoires se profile en vérité tout le drame de notre situation de musulmans devant le déferlement de la modernité scientifique, technique, culturelle et politique. On ne sait plus tout simplement à quel saint se vouer, comme on dit.

Car, tandis qu’en Occident, tous les pans de la modernité avaient pu avancer de concert malgré les excès et les heurts qu’on connaît, de sorte qu’une espèce de pacte de bonne entente a pu se conclure et s’installer entre l’Eglise et la société civile et politique, il faut reconnaître que chez nous, les choses ne se seraient pas passées de la même manière à telle enseigne que nous sommes depuis plus d’un siècle comme désemparés devant une condition vécue de façon dramatique et contradictoire, celle d’être tout à la fois musulmans et modernes !

Certains musulmans n’arrivent pas en effet à faire leur deuil de l’Islam politique devenu obsolète par la force des choses. En réalité, ils répugnent à l’idée de se défaire de la vieille conception impériale, moniste et totalitaire du pouvoir politique sur laquelle les exégètes médiévaux ont fondé la théorie, très controversée par ailleurs, du Califat.
Mais enfin, ne se doutent-ils pas qu’en pensant de la sorte, ils veulent tout simplement acculer les musulmans d’aujourd’hui à vivre dans des systèmes politiques autocratiques d’un autre âge, un âge où l’idée de démocratie libérale moderne n’existait même pas, ni en tant que concept ni en tant que réalité politique ?

Je voudrais quand même rappeler, à l’occasion, que la démocratie est une «invention» des temps modernes, et qu’elle est née dans un terreau qui a dû voir tout d’abord éclore une philosophie universaliste de la dignité intangible de l’homme, et donc de son fondement : l’Individu-Sujet-de Droit ; «invention» comme on en a pas connu d’équivalent chez nous, aussi profondément qu’on s’enfonce dans notre long passé philosophique, culturel et politique.

Sinon qu’on veuille bien nous démontrer, avec preuves à l’appui, que la démocratie libérale parlementaire, comme institution politique fondée sur la liberté absolue de conscience et sur l’égalité des citoyens devant la loi, quels que soient le sexe, la religion ou l’appartenance sociale, avait bel et bien existé pendant l’Antiquité et le Moyen Age, et a fortiori, du temps des Califes !

Aussi, voudrais -je bien dire haut et fort que toute politique qui déroge à ces préceptes fondateurs de l’esprit démocratique moderne, en niant par exemple l’égalité absolue des sexes ou en limitant la liberté de conscience ou d’expression, ne peut être au fond que l’expression politique d’un déni flagrant de l’esprit républicain.

C’est à mon sens pour cette raison impérieuse de philosophie politique qu’un Etat de type moderne ne saurait être régi par les valeurs religieuses en tant que telles, c’est-à-dire par des valeurs qui transcendent forcément les individus et même les communautés, du fait même que dans les nations modernes, où les communautés religieuses peuvent être aussi nombreuses que diverses, aucune d’elles ne doit pouvoir s’arroger le droit d’exercer son diktat sur les autres au nom par exemple de la religion majoritaire, sur la foi qu’elle serait légitimement hégémonique.

Dans une nation moderne, en effet, chaque individu-citoyen est par définition absolument libre de croire, ou même de ne pas croire, et surtout de refuser de s’accommoder des conséquences juridico-politiques contraignantes qu’une religion majoritaire voudrait imposer à l’ensemble des citoyens, en vertu justement de la liberté de conscience, qui est, comme on l’a dit, au coeur même de la pensée démocratique libérale, liberté que seul un Etat laïque, c’est-à-dire non confessionnel, et donc neutre vis-à-vis de toutes les formes de la spiritualité religieuse, est à même de garantir en distinguant soigneusement le spirituel du temporel, sans tomber bien évidemment dan le laïcisme qui n’est qu’une forme perverse de l’esprit laïque.

En conséquence, ce parti politique qui se présente malgré tout comme non religieux, puisqu’il se dit civil, ne devrait pas à mon sens, jouer sur l’amalgame simpliste, mais savamment entretenu, entre la notion de majorité et celle de démocratie, comme si l’une pouvait remplacer l’autre.

Se prévalant de sa majorité, et donc d’une légitimité toute démocratique, ce parti semble croire que la prise du pouvoir va lui laisser les coudées franches afin que tout lui soit permis; majorité oblige ! Quitte même à brader en douce, par des procédures étatiques rampantes et délictueuses que l’on ne connaît que trop, la démocratie elle-même ! Je veux dire très exactement qu’au nom du légitimisme de la majorité religieuse, on peut tordre facilement le cou aux principes fondateurs de la démocratie elle-même.

Comme le disait déjà Aristote, la notion de la majorité, celle qui exprime en principe la volonté populaire, du moment qu’elle est la voix du plus grand nombre, n’est qu’un indice parmi d’autres de la démocratie, et ne définit donc nullement son essence. Pour ce philosophe, c’est la liberté qui est le principe de la démocratie, et non une triviale question de comptage.
En effet, une majorité, par la seule vertu, toute arithmétique de son nombre, quelle soit par ailleurs religieuse, prolétarienne ou d’un autre genre, peut amener en toute bonne foi aux pires dictatures ! Devrais-je les dénombrer ?

La démocratie, disons-le une bonne fois pour toutes, ne peut être confondue avec un trivial cartel de sondage d’opinions publique où c’est le quantitatif du plus ou du moins qui règne. En démocratie, nous sommes tout d’abord dans un monde de valeurs, de valeurs qualitatives, s’il vous plaît.

En un mot, la démocratie républicaine n’est ni uniquement ni forcément l’expression de la volonté d’une majorité, même bien élue, de sorte que la démocratie bien comprise ne se confond pas automatiquement avec la majorité légalement acquise, ainsi que beaucoup ont tendance à le penser.

En vérité, une majorité n’est crédible en démocratie que dans la mesure où elle se donne les moyens de ne pas… se retourner contre les principes libéraux qui la fondent en tant que majorité. Finalement si la majorité est un concept nécessaire à toute démocratie, elle n’est certainement pas suffisante pour déterminer son statut politique.
Le parti Ennahdha, une fois au pouvoir, sera-t-il tenté par exemple de jouer sur sa majorité islamiste, avec bien sûr le renfort et le soutien condescendant de ses alliés, pour faire adopter à l’Assemblée constituante des textes qui abrogeraient certaines dispositions du Code du statut personnel ? La question est d’autant plus pressante, me semble-t-il, que l’allégeance apportée par un dirigeant éminent de ce parti à un dignitaire religieux wahhabite tel qu’Ibn Baz dans sa Fatwa (consultation juridique islamique) qui avait décrété l’apostasie de Bourguiba sur la question de la libération des femmes musulmanes tunisiennes de l’emprise rétrograde des traditions séculaires, nous fournirait plus d’un motif sérieux de suspicion et de méfiance relativement aux anathèmes jetés sur le modernisme tunisien dans son ensemble.

N’est-ce pas là des raisons impérieuses pour rester vigilants et de ne pas céder à l’atmosphère de crédulité béate et généralisée en faveur du fondamentalisme religieux ?

Au fond, et pour dire les choses comme elles sont, pourquoi voulez-vous qu’un parti islamiste se donne tant de peine pour conquérir le pouvoir si ce n’est pour asseoir sa vision forcément religieuse du fonctionnement de la Cité et du monde ? Mais si des fois, telle n’est pas son intention, alors une fois encore, pourquoi tant de peine? Prendre le pouvoir pour quoi faire si l’on promet à qui veut vous l’entendre dire qu’il ne sera touché à rien ?! Même pas pour revenir sur les acquis modernistes du Code du statut personnel, pourtant mille fois décrié par les fondamentalistes de tout bord ? Peut-être une simple retouche pourrait-on dire, pour libérer les femmes par exemple…du joug de la modernité occidentale en libéralisant le niqab et le voile ? Consolation bien maigre semble-t-il, au regard des sacrifices consentis, mais aussi tristement révélateurs de ce qui doit peut-être nous attendre.

Mais peut-être aussi, et j’en oublie, pour promouvoir la démocratie qui était restée en panne pendant des décennies ? C’est vrai, la démocratie, c’est nouveau chez nous. Mais ce serait donc aux islamistes de la faire, cette transition démocratique? Car, au fond, ils n’y croient pas franchement, puisqu’il ya toujours dans leur conception de la souveraineté politique une primauté de la souveraineté «politique» divine à laquelle la volonté populaire serait de toute façon subordonnée et soumise.

Décidément, être musulman aujourd’hui requiert de remettre nos pendules métaphysiques à l’heure de la modernité. Notre grand poète national Chabbi nous en a donné pourtant depuis longtemps l’exemple. Il faut faire le choix douloureux, déclamait-il dans un poème célèbre, de décider de vivre, en décrétant péremptoirement que dans ce bas-monde, nous sommes nés libres ; que Dieu lui-même nous a créés libres de toute entrave de sorte que nous sommes les seuls responsables de nos choix et de nos actes.

Pour moi, Chabbi devrait être considéré à ce titre comme le père de la révolution intellectuelle tunisienne et même musulmane, puisqu’il a osé faire ce qu’aucun théologien musulman n’avait jamais osé faire. Il a tout simplement fait descendre la philosophie dans la rue ! Notre Destin est le nôtre, ont crié à l’unisson et après lui tous les peuples musulmans et arabes de la Terre. Et ils le crient aujourd’hui encore plus fort qu’hier.

Notre Destin, c’est très simple, nous en sommes les seuls maîtres, clament-ils. Fini pour toujours les élucubrations métaphysiques oiseuses des doctes assemblées sur le libre choix des hommes ou sur la fatalité divine. Dorénavant, c’est le peuple qui décidera lui-même de son sort politique en toute conscience et en toute liberté.

Certes, ce ne sont là que les premiers pas de la démocratie en Tunisie et dans le monde arabo-islamique, et le chemin à parcourir reste long, plein d’entraves et d’embûches. Mais c’est toujours le premier pas qui coûte, puis quand le train de la révolution s’ébranle, il n’y a plus qu’à continuer le combat.

Une strophe du poème de notre grand poète, inscrite en lettres d’or dans notre hymne national, n’a-t-elle pas déjà enflammé le coeur de ceux qui nous ont déjà devancés dans la lutte pour une identité nationale recouvrée et une identité culturelle et spirituelle apaisée ?

M.A.H.