Questions à ... - 08.12.2011

Fadhel Moussa : Dégager le Pôle de son image élitiste et élargir sa base populaire

« Les Tunisiens n’accepteront plus que leur liberté individuelle soit mise en cause. Ils se sont soulevés contre le despotisme avec des slogans civils le 14 janvier et ils le referont encore et chasseront toute nouvelle forme de despotisme au cas où…». C’est l’enseignement majeur que tire Fadhel Moussa, élu du Pôle démocratique moderniste (PDM) à la Constituante. Doyen de la faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis et militant associatif, il a été l’un des concepteurs de la plateforme fondatrice du PDM. Le plus important, à ses yeux maintenant, c’est d’amorcer utilement la transition démocratique, en rendant hommage et justice aux martyrs de la Révolution, mettant en place les fondements de la justice transitionnelle, doter la République d’une Constitution moderniste conforme aux aspirations du peuple affranchi et d’engager les réformes, à commencer par les plus urgentes.

Quant à la priorité pour le Pôle, « c’est de le dégager de cette image de coalition élitiste, bourgeoise, composée pour l’essentiel d’intellectuels, de cadres supérieurs et de hauts fonctionnaires et de s’adosser, en parallèle, à une base ouvrière, populaire et bien implantée dans les régions ». Retour sur les moments forts de la campagne électorale, réflexions sur le rôle que doit jouer désormais le PDM et projection quant aux perspectives de redéploiement du Pôle. Interview.

Vous venez d’être élu à l’Assemblée nationale constituante. Comment avez-vous vécu cette élection ?

Ce sont les premières élections politiques auxquelles je participe. Mais j’étais, comme indépendant, habitué aux élections, dans les associations ou à l’université, qui étaient démocratiques et parfois très disputées. Si, toutes proportions gardées, les enjeux électoraux sont finalement identiques, il n’en demeure pas moins que l’élection d’une Assemblée constituante est d’une toute autre nature. C’est pour dire que j’ai acquis une petite expérience et les conditions nécessaires pour avoir le plus de chance possible, des conditions subjectives et d’autres objectives.

Pour les conditions subjectives, je citerais le travail en équipe, le sang- froid, la carapace, le sens du contact humain, l’audace, le sens de la répartie et quelques autres reflexes mais ce n’est pas suffisant. Pour réussir, il n’y a pas de mystère, il y a des conditions objectives. Il faut avoir acquis une certaine légitimité ou mieux une légitimité certaine, avoir des moyens substantiels, avoir une bonne implantation territoriale structurée, des militants, un travail méthodique et organisé, se faire représenter dans tous les rouages de l’administration du processus électoral, une bonne capacité de mobilisation le moment venu, une bonne visibilité, un bon discours et un contact direct avec la population. La seule notoriété sur le plan national n’est pas suffisante à elle seule. C’est ce qui explique le résultat d’Ennahdha qui a gagné massivement ses sièges, engrangeant des quotients électoraux grâce à cette machine électorale, et à une visibilité, mais surtout les circonstances particulières du pays et la volonté de rupture réelle avec le passé qu’Ennahdha a réussi à bien représenter en apparaissant comme étant la seule alternative réelle. Cela aurait permis à n’importe qui de réussir sur ses listes, alors que la majorité des autres n’ont eu des sièges qu’à la faveur des plus grands restes.Ces derniers ont toutefois le mérite d’avoir cherché les voix une à une avec des moyens limités.

Malgré tout cela, j’ai aujourd’hui un sentiment mitigé sur ces élections. Je suis satisfait du bon fonctionnement et de la réussite du processus démocratique ainsi que du fait que, quoi qu’on en dise, les élections ont bel et bien eu lieu. Mais quand on voit 54% d’abstentionnistes et qu’un tiers des voix exprimées n’a pas été utile, on doit relativiser ces résultats. Mais en dépit des dépassements ou «pratiques» qui ont aussi aidé à avoir de tels résultats, on doit reconnaître que la seule surprise de ces élections c’est l’ampleur de la victoire d’Ennahdha d’abord, du CPR ensuite et les résultats de Arridha enfin. Mais il faut se plier à ces résultats et, en même temps, continuer à défendre les valeurs universelles de la démocratie, du progrès, de la modernité et de la civilité de ce pays qui doivent être bien mentionnées dans la prochaine Constitution au même titre que notre attachement à notre identité arabe et musulmane, ce qui va sans dire, mais aussi notre attachement à la liberté de conscience et de croyance et toutes les autres libertés civiles, politiques , économiques, sociales et culturelles en leur additionnant des droits et libertés de la troisième génération, particulièrement le droit à un environnement sain, équilibré et au développement durable. Il faut aussi être vigilant et veiller à ce que les engagements démocratiques pris par les majoritaires coalisés d’aujourd’hui autour d’un programme politique soient respectés.

Les Tunisiens n’accepteront plus que leurs libertés individuelles soient remises en cause. Ils se sont soulevés contre le despotisme avec des slogans civils le 14 janvier et ils le referont encore et chasseront toute nouvelle forme de despotisme au cas où...

Quel rôle comptez-vous jouer au sein de l’ANC ?

Nous sommes contraints d’être dans l’opposition, à cause de notre score, et vu que notre proposition d’une formule d’union nationale fondée sur un gouvernement de compétences, choisies en dehors de l’Assemblée, avec un programme complet pour 2012 n’a pas été, malheureusement, retenue.

Je rappelle que nous avons proposé de tirer profit de la coïncidence de l’année de l’ANC avec l’année budgétaire. Notre projet a été de faire en sorte que l’ANC se concentre sur l’élaboration de la Constitution, et de répondre aux attentes urgentes. A ce titre, nous avons projeté de faire de la loi de finances pour l’année 2012 le réceptacle des mesures économiques et sociales urgentes dont le pays a besoin à court terme, en réponse aux attentes populaires et aux objectifs de la révolution que nous avons baptisées: «Les mesures des 100 premiers jours». Ce programme sera approuvé et suivi par l’Assemblée par le biais d’une commission créée à cette fin en son sein. Notre proposition est cohérente et bien élaborée.

Pour nous, 2012 doit être en même temps l’année de l’élaboration de la Constitution, mais aussi l’année de l’amorce significative des actions en faveur de la relance de l’économie et de l’investissement, du rétablissement de la sécurité et de la paix sociale, de la mise en place d’une justice transitionnelle jusqu’à la réconciliation et de la prise des initiatives prioritaires en faveur des citoyens les plus défavorisés. A cet effet, nous avons lancé l’idée d’un projet d’un acte fondateur de la dignité pour les plus démunis, le «Dignity Act», qui sera la réponse que nous voulons apporter à l’appel à la dignité qu’a lancé la révolution. Tels sont notre vision et notre projet de gouvernement que nous avons décliné en mesures précises pour faire face au chômage et pour convaincre nos concitoyens que nous avons compris le message et que, au lieu de se fourvoyer dans les débats identitaire et religieux, alors que nous sommes tous attachés à notre identité arabe et musulmane, il convient de s’attaquer aux problèmes réels des citoyens et des acteurs économiques sans lesquels aucun développement ni croissance ne seront possibles.

Ce dont nous avons besoin, c’est que les Tunisiens retrouvent la confiance dans les gouvernants et les institutions et en eux-mêmes. Il en est de même pour les acteurs politiques, ils sont astreints à mieux se connaître, à coexister dans un climat démocratique et politique apaisé où seul l’intérêt supérieur du pays doit prévaloir. C’est notre vision d’une gouvernance d’union nationale opportune pour cette période transitionnelle où on ne peut qu’aller à l’essentiel et ne pas mettre en péril le processus démocratique engagé avec succès jusque-là et qui a encore un long chemin à parcourir avant de pouvoir dire que la mission est accomplie.

Procédant de cette même logique, et quand bien même le scénario retenu serait tout autre, à savoir un gouvernement très vraisemblablement formé par Ennahdha, le CPR et Ettakatol, notre opposition sera responsable, nous soutiendrons toutes les mesures qui correspondent aux principes et valeurs démocratiques, progressistes et modernistes que nous défendons et nous ne souscrirons pas aux autres, le cas échéant. Par contre, nous entendons nous engager dans l’oeuvre constitutionnelle avec le souci d’aboutir à une Constitution consensuelle.

Comment le PDM prévoit-il son redéploiement ?

Je vous livre la synthèse des échanges des facebookers sur le Pôle qui résume les propositions de redéploiement et j’en profite pour remercier Jalel Snoussi, auteur de cette synthèse.

La première tendance assez nette s’est dégagée en faveur de la transformation du Pôle en parti politique. Cependant, des obstacles restent à lever : identification des mécanismes de transformation, aptitude des neuf composantes actuelles du Pôle, notamment Ettajdid, à se fondre dans cette nouvelle entité, reconstruction de l’image du Pôle, développement d’une profondeur sociale et régionale. On ne peut se contenter de restructurer le Pôle sur sa base électorale actuelle, ce qui risque de faire de lui un parti qui fera toujours moins de 5%. Pour prétendre gouverner, il faut un grand parti moderniste et progressiste de «centre gauche» avec un discours modéré sur les valeurs et offensif sur le volet socioéconomique, avec une dynamique démocratique en interne et une solide union en externe.

La seconde tendance rejette ce projet de transformation invoquant le timing qui n’est pas approprié, la difficulté de la tâche de fusion (l’expérience l’enseigne), l’impératif de maintenir la structure conglomérat du Pôle qui fait sa force et sa dynamique, la prolifération des partis, la privation du Pôle de l’infrastructure et des capacités de pilotage des partis et mouvements le composant. Une tendance intermédiaire s’est aussi dégagée, appelant à procéder par étapes. D’abord, maintenir la structure de coalition, ensuite oeuvrer à son élargissement à d’autres partis, aux indépendants, associations, jusqu’à la consolidation d’un noyau dur et l’acquisition par le Pôle de sa propre identité devant primer sur les autres.

L’idée de l’élargissement du Pôle à d’autres partis démocratiques progressistes a recueilli également un très large assentiment, et ce, pour des raisons portant sur le rééquilibrage interne, la mutualisation des forces et des ressources. Outre les composantes du Pôle, les entités politiques ou indépendantes les plus fréquemment citées pour faire partie de ce nouveau front sont dans le désordre : le PDP, Ettakatol, Afek, Destourna, Watad. A défaut d’engagement de ces entités, en tant que telles, l’idée de convaincre ou séduire une partie de leurs bases a été suggérée. Le plus important, c’est de dégager le Pôle de cette image de coalition élitiste, bourgeoise, composée pour l’essentiel d’intellectuels, de cadres supérieurs et de hauts fonctionnaires et de s’adosser, en parallèle, à une base ouvrière, populaire et bien implantée dans les régions. Telles sont les questions qui seront débattues très prochainement en conférence nationale après que les composantes du PDM ont terminé leur propre évaluation.